Une première à l'Opéra-Comique. Le Roi d'Ys
Une Première à l’Opéra-Comique
LE ROI D’YS
AUTOUR DE LA PIÈCE
Événement artistique. — M. Lalo. — Une légende bretonne. — Les fortunes diverses du livret. — M. Edouard Blau. — Le langage musical. — Vive l’École française — Supériorité des interprètes. — Insuffisance de décors et de costumes. — Succès certain.
L’Opéra-Comique donne ce soir la première représentation du Roi d’Ys, drame lyrique en trois actes et cinq tableaux, paroles, d’après une légende bretonne, de M. Edouard Blau, musique de M. Edouard Lalo.
C’est là un événement artistique de la plus haute importance et nul doute que, quel que soit le résultat de la soirée d’aujourd’hui, cet ouvrage ne laisse dans l’histoire de cette année musicale des traces manifestes de son apparition devant le public. Il est d’abord le premier acte personnel de l’administration de M. Paravey, et il est en même temps un acte de réparation éclatante, quoique tardive, envers un compositeur dont le nom, pour être ignoré de la foule, mériterait d’être populaire comme son talent, si la popularité, cette vile courtisane, ne s’attachait pas plus souvent à celui qui la paie de ses faiblesses qu’à celui qui la justifie par son mérite.
Certes, l’opinion publique saura gré au nouveau directeur de l’Opéra-Comique de lui avoir donné des gages artistiques de cette nature en favorisant, après de longues années d’attente, l’avènement d’un artiste injustement tenu à l’écart et l’éclosion d’une œuvre que tout le monde désirait connaître, par ce qu’en disaient, avec une ardente conviction, quelques privilégiés qui s’étaient fait les apôtres de M. Lalo. Quelques fragments entendus dans les concerts tenaient en effet depuis quelque temps déjà le public en haleine sur cet ouvrage.
La curiosité était d’autant plus éveillée, que le compositeur passait pour ne vouloir rien sacrifier de ses aspirations, de ses idées, de ses convictions aux goûts du jour, à la mode et aux routines du théâtre contemporain. Cette attitude plaisait. On voyait en M. Lalo un homme tout d’une pièce que ne séduisait point une vaine renommée et qui préférait adorer son Dieu dans la solitude que de profaner son culte par de coupables complaisances.
Il n’en est pas moins vrai que cette situation que créait à M. Lalo la fermeté de son caractère eut pu se prolonger longtemps encore, si M. Paravey n’avait tenu du premier coup à dépouiller le directeur de province pour se poser devant le public parisien par un acte qui devait à l’avance lui conquérir les sympathies générales et attirer sur lui et sur son administration l’attention de tous ceux qui, parmi nous, s’intéressent aux choses du théâtre.
Il était écrit qu’avec lui, le jour allait enfin se lever pour M. Lalo, de la première représentation d’un ouvrage qui, après avoir été, pendant plus de dix ans, l’objet des sollicitudes constantes de son auteur, la cause de bien des soucis, d’amertumes immenses, de désespoirs profonds, allait être pour lui la source des joies infinies que cause à l’artiste créateur le sentiment de voir son œuvre écoutée, comprise, et enfin admirée et applaudie par le public.
La première audition d’un opéra est souvent, pour ne pas dire toujours, l’idée sensible pour les spectateurs, il en a été ainsi de tout temps. Cela tient à ce qu’un ouvrage lyrique sollicite le public en trop peu de temps et par trop de côtés à la fois pour ne pas arriver à fatiguer celui qui l’écoute, et même à le décourager avant qu’il ait saisi le moment psychologique où l’intérêt pour lui va naître, et avec l’intérêt tout le plaisir qu’on éprouve à comprendre une œuvre d’art. Il en résulte de ces émotions rigides et complexes des premières représentations, des impressions hâtives, des jugements erronés, d’où quelques ouvrages, il est vrai, sont parvenus à se relever, mais qui ont nuit irrémédiablement à des œuvres dignes d’un meilleur sort.
Cela est si vrai qu’il faut plusieurs auditions d’une œuvre lyrique pour parvenir à se la familiariser et cela ne serait pas si le spectateur, arrivant au théâtre avec une idée générale de la pièce, pouvait concentrer son attention sur un point au lieu de se trouver dans la nécessité de l’égarer sur plusieurs à la fois. C’est pour répondre à ce besoin et dans la conviction que nous serons utile à nos lecteurs, que nous avons entrepris d’établir en quelque sorte un vade-mecum de la partition et du livret du Roi d’Ys.
La Légende
Le livret du Roi d’Ys ayant été emprunté par M. Blau à un antique légende bretonne, c’est de cette légende que nous nous occuperons d’abord.
Plusieurs écrivains se sont occupés d’une ville d’Is, qui existait au sixième ou au septième siècle, peut-être avant, peut-être après (nul n’est bien précis sur ce point), sur un point non moins indéterminé des côtes de Bretagne que les uns placent au fond de la baie de Saint-Malo, les autres plus à l’ouest, dans un des renfoncements de ce vaste bassin maritime qui forme aujourd’hui la baie de Douarnenez. Mais ce point géographique importe peu. Et qu’a, du reste, à faire la légende avec la géographie ! Dans cette terre bretonne, si féconde en récits de cette nature, il est probable que l’imagination des écrivains a dû plus d’une fois s’égarer à la suite de ces problèmes historiques dont la solution importe peu, du reste. Toujours est-il que cette cité réputée pour son commerce, embellie par les arts, avait été bâtie dans de singulières conditions. Protégée seulement contre l’Océan par une digue dont les écluses ne s’ouvraient qu’avec l’autorisation du souverain qui seul en avait la clef, elle était destinée à disparaître sous les flots le jour où une imprudence quelconque, une négligence, un cataclysme même, livreraient passage aux eaux prisonnières. C’est probablement ce qui arriva.
Mais la légende, ensoleillée de poésie, ne saurait se contenter d’une explication aussi naturelle. L’imagination populaire s’est emparée de cet événement et, à travers les âges, a attaché à la disparition de cette ville et à son engloutissement sous les eaux de mer des récits que quelques-uns de nos romanciers, Emile Souvestre entre autres, ont repris ensuite pour leur propre compte et qui dépassent de beaucoup la simple raison que nous venons de hasarder, laquelle eut seulement mis en défaut l’administration des ponts et chaussées de l’époque, dans laquelle M. Sadi Carnot devait certainement avoir quelque ancêtre. En effet, s’il faut en croire quelques-uns, ce phénomène n’aurait été ni plus ni moins qu’une œuvre de justice divine et le ciel n’aurait pas craint de noyer toute une population innocente pour laver les crimes de la fille du roi Giradlon, la trop séduisante Dahut, auprès de qui Marguerite de Bourgogne, toujours suivant la légende, pourrait être proclamée un ange de vertu.
De cette explication ou de toute autre que nous pourrions retrouver dans l’analyse de ces récits légendaires, nous ne tiendrons que ce fait, présumé historique, de l’engloutissement de la ville d’Ys. C’est en effet de ce fait matériel seul que M. Edouard Blau s’est inspiré pour écrire le très intéressant livret dramatique que M. Lalo accepta à son tour de paraphraser dans la langue musicale.
Histoire de la pièce
II y a quelques années, M. Blau, dont un poème, la Coupe du roi de Thulé, en collaboration avec M. Louis Gallet, venait, d’être couronné au concours ouvert par le gouvernement, en vue de l’Opéra, se trouvant en villégiature chez un de ses parents, dans la délicieuse vallée de Chambon, aux environs de Blois. À la campagne, même en été, les soirées seraient longues si elles n’étaient remplies par ces douces conversations que seule quelquefois vient interrompre, entre gens heureux de se trouver réunis, l’apparition de l’aurore. C’est dans une de ces conversations que M. de la Morandière, au retour d’une excursion en Bretagne, raconta à M. Blau la légende de la ville d’Is. Celui-ci s’éprit du sujet, et, le soir même, il avait composé tout un scénario que quelques jours après il venait soumettre à M. Lalo, avec lequel certaines circonstances l’avaient mis en relation d’amitié. M. Lalo s’enthousiasma à son tour de la légende cueillie par le voyageur sur les falaises bretonnes et les voilà ne se quittant plus et échafaudant sur cette idée, l’un le livret, l’autre la partition d’un grand opéra.
M. Lalo, à cette époque, était déjà tenu en haute estime par le monde des musiciens. Il n’avait passé ni par le Conservatoire, ni par la villa Médicis, il n’en avait eu que plus de mérite à forcer, chez ses confrères, une sympathie qu’ils ne dispensent d’ordinaire volontiers qu’aux lauréats officiels. Un compositeur, qui était alors commissaire du gouvernement, prisait si fort la musique de M. Lalo, qu’au nom de l’État, dans un rapport demeuré célèbre et qui ne fut pas le seul de ce genre, il entreprit le siège de la citadelle de l’Opéra, commandé par M. Halanzier, pour y introduire le Roi d’Ys, qui, en passant par le cerveau de M. Blau, avait jeté par-dessus bord le simple et vulgaire i pour s’orner du cabalistique y.
Le temps n’était pas venu pour la partition de M. Lalo de voir le jour et la campagne de M. Vaucorbeil, car c’était lui, demeura infructueuse.
Sur ces entrefaites, M. Vaucorbeil parvint à s’emparer pour son propre compte de la citadelle artistique, et, comme Mme Vaucorbeil avait donné des leçons de chant à Mme Jules Ferry, ce fut pour lui un titre suffisant d’être nommé directeur de l’Opéra. Tout le monde crut qu’il allait mon ter le Roi d’Ys, et révéler au public le musicien de talent qu’il n’avait pu encore qu’indiquer au gouvernement. M. Lalo jubilait déjà. Sa joie fut de courte durée. Non seulement le nouveau directeur ne joua pas le Roi d’Ys, mais il commanda un ballet à M. Lalo, et en revanche il avait monté Aïda, qu’étant commissaire du gouvernement, il avait fait défense à M. Halanzier de monter, sous le fallacieux prétexte que l’Académie de musique devait être réservée aux seuls musiciens français.
Nous n’avons pas à revenir sur les déboires dont ce ballet de Namouna fut la cause pour le pauvre M. Lalo. Il y a là aussi une légende auprès de laquelle celle de la ville d’Ys n’est que de la Saint-Jean. Et si M. Lalo ne fut pas englouti dans la chute de son ballet, cet ouvrage faillit lui coûter la vie, car les vexations par lesquelles il dut passer à ce sujet déterminèrent chez lui une paralysie dont il fut longtemps à se remettre.
Depuis, la partition du Roi d’Ys, à laquelle le compositeur ne cessait de travailler, la polissant sans cesse et la repolissant, fut convoitée par bien des directeurs, en même temps que l’ouverture, exécutée souvent aux concerts Lamoureux, était chaque fois l’objet de véritables ovations, qui ne consolaient que médiocrement l’auteur de ne pas voir enfin son ouvrage représenté. Vizentini, alors qu’il était directeur de la Gaîté, l’entendit et fut sur le point de le monter ; la mise en scène du dernier tableau l’effraya et il préféra renoncer à l’ouvrage. M. Escudier, qui entreprit vainement de ressusciter le Théâtre Lyrique à la salle Ventadour, s’était pris d’une belle passion pour le Roi d’Ys. Il l’eût monté certainement, si les événements ne l’avaient forcé d’abandonner une direction dans laquelle il devait voir toute sa fortune engloutie comme l’avait été précédemment la ville d’Is. M. Carvalho enfin, qui appréciait le mérite du compositeur, n’eût pas demandé mieux que de lui donner cette satisfaction. Mais, avec quelque raison, il ne trouvait pas le cadre de la salle Favart assez grand pour le développement qu’il rêvait de donner au tableau final.
Il est donc à présumer que le Roi d’Ys dormirait encore au sein des flots si M. Paravey, qui arrive précisément de Bretagne, où il dirigeait depuis deux ans déjà, avec habileté et succès, le Grand-Théâtre de Nantes, n’avait entrepris, par reconnaissance pour le pays qui avait été le berceau de sa carrière d’impresario, de réaliser enfin le rêve du compositeur.
Les auteurs
Parlons un peu des auteurs.
M. Lalo, le compositeur, n’est pas précisément un jeune homme. Au physique, avec sa barbe blanche et ses cheveux rejetés en arrière, il se plaît à ressembler à M. Boscher. C’est du reste le seul point de contact qu’il puisse revendiquer avec ce fidèle compagnon de la famille d’Orléans. Très sympathique à tous, il a réussi à se conquérir de solides et fidèles amitiés. Il semble autour de lui qu’on ait toujours voulu le dédommager des injustices que son art lui réservait.
Pourvu que le bonheur qui lui arrive n’aille pas maintenant éloigner ses amis ! Ce serait le contraire du fameux distique d’Ovide. Très bienveillant pour tous, les déboires par lesquels il a passé ne l’ont point aigri. Son courage a été à la hauteur de toutes les situations, et il a toujours travaillé avec ténacité, produisant sans cesse, écrivant de délicieuses mélodies, composant des symphonies, livrant à son éditeur des morceaux sans nombre, sans jamais perdre de vue pour cela le théâtre où il ambitionnait de réussir, en dépit des difficultés qu’il rencontrait sur sa route. Il donnait modestement des leçons, à tant le cachet, lorsqu’une jeune fille, une de ses élèves, mit sa main dans la sienne et en lui apportant une très belle dot, le mit pour un moment dans une très belle situation.
Des revers de fortune survinrent qui changèrent la position mais n’amoindrirent ni son énergie ni son courage. À travers toutes ces épreuves, Mme Lalo, qui était elle aussi une véritable artiste, devait contribuer pour beaucoup à propager, à faire connaître et apprécier les œuvres de son mari.
Elle ne sera pas la moins heureuse, ce soir, ni la moins justement fière de l’artiste dans lequel elle a eu foi.
Vous connaissez tous Edouard Blau. Vous l’avez rencontré maintes fois sur les boulevards, son lorgnon campé entre les deux yeux, ses mains derrière le dos, agitant une canne dont involontairement il frappe ceux qui le suivent, se dandinant sans voir personne, mais se récitant à lui-même des tirades entières de ses auteurs préférés. Edouard Blau a collaboré avec Louis Gallet au livret du Cid et à celui du Chevalier Jean. C’est un lettré avant tout et aussi un poète. Lisez le livret du Roi d’Ys et vous verrez que je ne veux pas induire en erreur. Charmant garçon du reste, avec de l’esprit, de la bonne humeur, que tout le monde aime et à qui tout le monde souhaite sincèrement un véritable succès ainsi qu’à son collaborateur.
Le livret
Arrivons au livret.
Le Roi d’Ys a trois actes dont les deux derniers sont chacun divisés en deux tableaux, en tout cinq tableaux.
La toile se lève au premier acte sur un décor représentant la terrasse du Roi d’Ys. À droite, la porte du palais, à laquelle on accède par un escalier de granit. Le côté gauche se confond dans un éclatant massif de verdures. Au loin, on aperçoit la mer éclairée par un soleil de fête.
C’est en effet jour de fête dans la ville d’Ys. On y célèbre à la fois le bonheur de la paix qui vient d’être signée entre le roi d’Ys et le prince Karnac, victorieux, et les fiançailles de la fille aînée de ce dernier, la belle Margared, qui n’a consenti à être la rançon de la guerre que parce qu’elle croit Mylio, celui qu’elle aime, disparu à tout jamais. C’est en vain que sa jeune sœur, la douce Rosen, trouve pour la consoler de touchantes paroles :
Va, ta douce parole est vaine.
En silence, je veux souffrir.
À quoi bon conter une peine
Que tu ne saurais pas guérir.
C’est là toute la réponse de Margared, que ses suivantes viennent chercher pour la conduire dans les bras de son fiancé. Rosen, demeurée seule, s’abandonne à l’espoir de revoir Mylio. Car elle aussi elle aime le brillant capitaine et elle ne peut croire qu’il soit mort :
Ô mer profonde et sereine.
Pourrais-tu sourire encor,
Si tu n’étais pas certaine
De me rendre mon trésor !
Et la voix de Mylio lui répond :
Si le ciel est plein de flamme,
Ô, Rosen, c’est qu’il sait bien
Qu’à l’heure où tu me réclame
Mon cœur tremble près du tien.
Et les deux amants, où la passion est plus dans les vers que dans la musique, échangent des serments éternels, lorsque paraît le prince Karnac, entouré de ses guerriers. Le roi, entre ses deux filles, paraît au haut de l’escalier. Mais Margared a appris de la bouche de sa sœur le retour de Mylio. Elle ne veut plus se laisser traîner à l’autel. La colère de Karnac éclate. Il jette aux pieds du roi son gantelet de fer. Je le relève, s’écrie Mylio, dans un superbe cri de défi !
Toi qui parles ainsi.
As-tu donc pour la mort une ardeur si jalouse ?
Par elle méprisé tu la cherches toujours.
Et Mylio de répondre fièrement :
Va, c’est toi qu’elle attend, toi qui veux une épouse.
Et ton lit nuptial est aux pieds de ces tours.
Au second acte, le tableau a bien changé. La guerre est rallumée entre ce roi d’Ys et le prince Karnac, et Margared, accoudée à la fenêtre d’une salle d’architecture romane, cherche à nous expliquer le trouble qui l’agite
Ô Mylio, si la lutte est prochaine,
De plus rudes combats en moi sont déchaînés !
s’écrie-t-elle et son amour en même temps que sa jalousie et sa haine éclatent dans un chant plein de feu. Entrent le roi suivi de Rosen et de Mylio. Ce dernier a eu la nuit précédente une sorte de vision. Saint-Corentin, le protecteur de la terre bretonne, lui est apparu et lui a promis la victoire. Il entonne une sorte de marseillaise, d’un rythme hardi, d’une allure martiale, renforcée encore par un vigoureux accompagnement de cuivres et de cordes et qui vient se fondre dans une sorte de quatuor admirablement traité.
Qui sait prier sait combattre,
Et les croyants sont les forts.
La scène suivante nous montre Margared qui ne peut contenir sa rage devant sa sœur et lui reproche son amour pour Mylio. Celle-ci, dans une délicieuse mélodie, qui peint admirablement la sincérité de son âme, cherche vainement à la ramener à de meilleurs sentiments.
J’aime encore mieux lui voir, en ma jalouse ivresse
Un glaive dans le flanc qu’un autre amour au cœur !
s’écrie Margaret avec un accent de colère et de rage. Tel est le sujet du premier tableau de ce second acte.
Le deuxième tableau nous conduit dans une vaste plaine, avec la ville d’Ys en perspective. Mylio, vainqueur, à la tête de ses compagnons d’armes, est venu déposer, dans la chapelle de Saint-Corentin, dont on aperçoit l’image sculptée, les trophées conquis sur l’ennemi. Et le chœur reprend l’hymne guerrier du tableau précédent :
Qui sait prier sait combattre,
Et les croyants sont les forts.
Et toute la troupe défile devant la porte de la chapelle. Les échos de ce chant de victoire ne se sont pas plutôt perdus dans le lointain, que Karnac apparaît, farouche et désespéré, les vêtements en désordre, la main crispée sur une épée rompue. Il est vaincu ! Il se tourne vers l’image du saint avec un geste de défi et appelle l’enfer à son secours. L’enfer lui apparaît sous les traits de Margared, pendant que l’orchestre souligne la situation par un croisement de gammes chromatiques ascendantes et descendantes d’un très joli effet harmonique. Elle veut se venger et révèle à Karnac que la ville peut être engloutie, s’il réussit à ouvrir les écluses qui protègent la cité contre l’envahissement de la mer.
C’est ici que se place la situation capitale de l’ouvrage, la page musicale, dans la conception et le développement de laquelle l’inspiration du compositeur s’est littéralement surpassée. L’image du saint s’anime, des voix d’en haut se font entendre, et rien n’est beau comme l’anathème tombant de cette bouche de pierre sur Margared, qui implore son pardon, et sur Karnac, dont la fureur ne connaît plus de bornes. Tous ces contrastes sont admirablement produits, et l’orchestre les peint en traits merveilleux. Nous demanderons seulement à M. Lalo pourquoi il a employé l’orgue dans une situation qui, à notre avis, ne comportait pas cet instrument. N’importe, cette page sublime est l’œuvre d’un maître. À elle seule, elle vaut le succès de l’ouvrage.
Le rideau se lève sur le premier tableau du troisième acte, représentant une galerie du palais du roi d’Ys. On va célébrer les noces de Rosen et de Mylio et, suivant une coutume locale, les compagnons de ce dernier viennent réclamer la fiancée dont ses compagnes défendent la porte. C’est là le prétexte d’un très joli chœur, qu’accompagne une pantomime non moins expressive. Le fiancé apparaît et réclame à son tour sa bien-aimée. On lui résiste, lorsque la voix de Rosen se fait entendre :
Pourquoi lutter de la sorte ?
Croyez-vous que je saurai
Laisser l’amant à la porte
Lorsque l’amour est entré.
Cette scène est ravissante et d’une expression musicale tout à fait exquise. Signalons dans le chœur qui suit un très heureux effet d’orchestre qui succède à l’orgue sans que l’oreille puisse se rendre compte si l’orgue a cessé de jouer. C’est là une véritable trouvaille symphonique.
La scène suivante nous remet en présence de Margared que Karnac somme de lui livrer le moyen d’ouvrir les écluses. Margared se défend mal d’abord. Elle ne se défend plus du tout même quand elle entend dans la chapelle les chants religieux qui accompagnent la bénédiction nuptiale. Ce duo n’est pas précisément d’une très bonne venue. Nous lui préférons le duo qui suit entre Mylio et Rosen, bien qu’il nous conduise par un chemin détourné au dénouement de la pièce.
On entend des murmures au-dehors. C’est le peuple qui fuit devant l’envahissement des flots. Mylio reparaît pour annoncer qu’il a fait justice du coupable et le décor change à vue pour nous montrer le peuple d’Ys et toute la cour réfugiés sur les quelques rochers que la mer n’a pas encore recouverts ; et dans le lointain la ville que le flot gagne et qui finit par s’abîmer dans la mer. Les cris de terreur se succèdent lors que des voix d’en haut dénoncent Margared et celle-ci, pour échapper aux fureurs populaires, se précipite dans la mer, du haut du dernier rocher que l’Océan menaçait de bientôt recouvrir.
Le crime est expié, l’orage cesse, le ciel s’illumine et dans un rayonnement apparaît l’image de Saint-Corentin qui annonce que la colère divine a reçu satisfaction. Cette dernière page est grandiose. Encore une fois le compositeur n’est pas demeuré au-dessous de la tâche qu’il avait assumée.
Telle est cette pièce d’un intérêt soutenu et dont le caractère héroïque a quelque chose d’attachant et de grand. Les situations musicales y sont bien définies et surtout bien développées. À lire ce livret, on pourra se rendre compte qu’il n’a pas été écrit par un simple versificateur, mais par un véritable poète.
La partition.
La partition du Roi d’Ys est l’œuvre d’un maître. Nous connaissions, M. Lalo comme symphoniste, nous l’apprécions maintenant comme compositeur dramatique. Sa phrase mélodique est claire, facile. Son style est bien celui de l’école française. Nous lui reprocherons seulement de ne pas toujours rencontrer le sens musical exact du mot. Dans tel passage, par exemple, quand Mylio exprime à Rosen le bonheur qu’il éprouve à revenir vainqueur auprès d’elle, nous ne lui trouvons pas assez d’enthousiasme ; son langage musical manque d’élan. Plus tard nous ferions ce même reproche à Margared, qui dit :
C’est Rosen, je le sens, qu’il aime, absolument
comme si cette découverte ne lui était pas désagréable. Mais où M. Lalo excelle, c’est dans les ensembles. Il manie les voix avec une habileté remarquable et déploie dans son orchestre des trésors de science et d’ingéniosité. Peut-être même quelquefois son savoir et son ingéniosité le conduisent à créer des difficultés qui sont de véritables problèmes pour ses instrumentistes, par exemple dans l’accompagnement des chœurs du premier acte.
Nous voulons ici leur promettre, où les instruments à vent ont à exécuter un dessin dont la grande quantité de notes était jusqu’ici certainement inconnue. Il y a trente notes dans chaque mesure. Puis, plus loin, ce sont les cordes qui ont trente-six notes par mesure. M. Lalo n’avait pas, cette fois, à compter avec les respirations, et il s’en est donné à cœur joie de ces difficultés qu’il aime et qu’il recherche volontiers.
Dans l’analyse que nous avons faite du livret, nous avons cité les morceaux saillants au fur et à mesure que les situations les présentaient à notre mémoire.
Nous ferons volontiers un rappel pour la belle ouverture du Roi d’Ys qui est, en quelque sorte, un portique triomphal à l’ouvrage. Cette ouverture est moins développée que celle que les concerts ont popularisée. Le compositeur l’a ramenée à de moins vastes proportions. Mais toujours avec son solo de clarinette, sa phrase délicieuse dite par les violoncelles et son brillant allegro final, elle produit un effet foudroyant.
Les interprètes
Les deux principaux rôles de l’ouvrage sont sans contredit deux rôles de femme. Ils sont admirablement tenus par Mlle Deschamps, dont la belle voix de contralto met puissamment en relief toutes les parties du rôle long et difficile de Margared ; par Mlle Simonnet qui donne au personnage de Rosen une tendre et poétique physionomie.
M. Talazac chante avec beaucoup d’expression et de charme le rôle de Mylio. Il est surtout remarquable dans les passages de tendresse. M. Bouvet donne au personnage ingrat du prince Karnac la physionomie farouche et sombre qui lui convient. C’est là une création qui lui fera honneur. M. Cobalet a de l’autorité sous la couronne du roi et sa jolie voix de basse chantante fait merveille dans ce très joli récitatif du premier acte, quand il s’adresse au prince Karnac. M. Fournets psalmodie avec toute la gravité de sa belle voix de basse les phrases mises par le compositeur sur les lèvres de Saint-Corentin.
Il faut, à propos de l’interprétation, louer sans réserve M. Jules Danbé et son admirable phalange symphonique. L’éminent chef d’orchestre s’est adonné aux études de cette partition avec une conviction ardente, s’inspirant du compositeur et rendant avec une fidélité scrupuleusement artistique la pensée du maître. De même, les chœurs font vaillamment leurs parties et contribuent pour une bonne part à l’excellent ensemble d’une parfaite exécution.
La mise en scène
L’œuvre de M. Lalo a été mise en scène par M. Paravey avec un goût parfait. Les décors, brossés par MM. Lavastre et Carpezat, ont bien le caractère imposant du temps, et l’effet de l’envahissement de la mer au dernier tableau produit une impression saisissante. Ce côté du spectacle est vraiment curieux et intéressant. C’est comme une résurrection de l’antique ville d’Ys et de la catastrophe au milieu de laquelle elle disparut pour toujours. Une simple observation à propos d’un même arbre qui abrite au premier tableau le palais du roi d’Ys et au troisième le tombeau de Saint-Corentin. Voilà une transplantation qu’on eût pu éviter, ce nous semble.
Les costumes, dessinés par M. Biancliini, représentent un ensemble très artistique et très décoratif. Ceux que porte Mlle Simonnet, entre autres, sont tout à fait réussis. Rien de joli comme sa toilette de mariée au quatrième tableau, une robe blanche tachetée de rouge. Mlle Simonnet a tout à fait bon air sous le diadème qui complète cette toilette tout à fait archéologique. Les costumes de Mlle Deschamps ont bien le caractère grave et sombre qui convient à son personnage. M. Cobalet la couronne en tête, ressemble à un portrait de Charlemagne descendu de son cadre ; de même M. Bouvet, qu’on prendrait volontiers pour Vercingétorix, le défenseur des Gaules. Je préfère M. Talazac enveloppé de la cote de maille de guerrier que sous le manteau de marié du quatrième tableau. Le costume est pourtant d’une richesse éblouissante ; mais l’artiste n’y semble pas à l’aise. Enfin, chœurs et figurants sont habillés de neuf et les costumes du ballet au quatrième tableau produisent un très heureux effet. Tout ce monde s’agite, va et vient en scène avec un ordre parfait.
L’éditeur
On sait quel rôle important joue aujourd’hui l’éditeur dans la mise en œuvre d’une pièce musicale. M. Hartmann, qui depuis longtemps s’était pris d’enthousiasme pour le Roi d’Ys, en a publié la partition, qui est tout simplement une merveille. La couverture rouge marbrée de noir lui donne une enveloppe très artistique et le sous-titre donne l’idée d’un vitrail d’église du moyen âge. M. Hartmann a fait lui aussi œuvre de goût. La gravure de la musique de M. Lalo est nette et franche, et la lecture en est rendue d’autant plus agréable qu’elle est plus facile et plus fraîche et que l’œil n’éprouve aucune difficulté à retrouver les notes à travers les portées.
Conclusion
En résumé, la partition du Roi d’Ys est une œuvre belle, grande et forte. Le livret est d’un intérêt puissamment soutenu, la mise en scène ne laisse rien à désirer, l’interprétation est tout à fait supérieure. Il y a là un spectacle artistique qui sera très certainement du goût du public. À la répétition générale de samedi, la salle était comble, au point que ce n’était pas une répétition, mais une véritable représentation de gala. Ce public a fait à l’ouvrage de M. Lalo et à ses admirables interprètes de véritables ovations. Il a fêté, applaudi, rappelé les artistes, acclamé l’orchestre. Il en sera de même ce soir, nous n’en doutons pas. Tant d’efforts réunis méritent vraiment d’être récompensés.
X…
Persone correlate
Opere correlate
Le Roi d’Ys
Édouard LALO
/Édouard BLAU
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data di pubblicazione : 01/11/23