Avant-premières. Opéra de Monte-Carlo. Roma
AVANT-PREMIÈRES
Opéra de Monte-Carlo : Roma, opéra tragique en cinq actes, poème de M. Henri Cain, musique de M. Massenet.
Une œuvre puissante, de pure beauté, et dont s’enorgueillira à juste titre la musique française, sera révélée demain. C’est Roma, de M. Massenet, qui déjà donna à Monte-Carlo la primeur du Jongleur de Notre-Dame, de Chérubin, de Thérèse, d’Espada et de Don Quichotte.
Il y a plusieurs années que Roma est achevée. L’illustre musicien, que tant de chefs-d’œuvre ont mis au premier rang des compositeurs dramatiques, et qui depuis Werther sut si souvent nous charmer si profondément par les adorables guirlandes de la fantaisie entourant les roses blanches et rouges de l’amour, nous offre cette fois un drame immense, dont les grandes lignes pures, encore qu’enjolivées délicieusement d’arabesques, sont du marbre le plus solide.
M. Massenet, en 1902, après avoir lu la tragédie d’Alexandre Parodi, Rome vaincue, fut tenté par la noblesse du sujet, la beauté du conflit et la grandeur des personnages. Il confia à son fidèle ami et précieux collaborateur Henri Cain, le soin d’en tirer un poème musical et, certes, nul mieux qu’Henri Cain qui a le « théâtre » dans le sang et qui possède à la fois le secret et l’expérience de la « pièce » dramatique et lyrique, n’y pouvait réussir avec autant d’adresse et de respect pour l’œuvre de Parodi. Sollicité, il y a deux ans, par S. A. S. le prince de Monaco, de donner une nouvelle œuvre à l’Opéra de Monte-Carlo, M. Massenet lui présenta Roma. M. Raoul Gunsbourg, fièrement heureux de faire vivre aux feux de la rampe la nouvelle œuvre du maître, en fixa immédiatement la distribution et commença d’en étudier la mise en scène. La réalisation qui va en être soumise au public sera d’autant plus parfaite qu’elle fut plus sérieusement étudiée et mûrie. Les directeurs de l’Académie nationale de musique ont, depuis lors, demandé Roma à M. Massenet, qui la leur promit volontiers, après que Monte-Carlo l’aurait créée. Et c’est ainsi que, de même que le Jongleur, Chérubin et Thérèse prirent leur essor à Monte-Carlo pour faire leur nid d’élection à l’Opéra-Comique, comme Don Quichotte, avant d’être au répertoire de la Gaîté, Roma va naître à Monte-Carlo, avant de vivre à l’Opéra.
Les créateurs de Roma sont Mmes Kousnezoff, Lucy Arbell, Julia Guiraudon, Eliane Peltier, Doussot et MM. Muratore, J.-F. Delmas, Noté et Clauzure.
Telles sont les notes, précises, sèches, purement documentaires, sur la genèse et la création de Roma.
*
Mais les admirateurs de M. Massenet, à la veille d un aussi grand événement d’art, attendent mieux que d’aussi sommaires renseignements.
Il m’a été permis d’assister à la première répétition – à l’italienne – où les artistes, les chœurs et l’orchestre prenaient contact, – et aux répétitions scéniques de Roma. Témoin de l’une et des autres, je vais essayer d’en dégager des impressions, et de noter aussi quelques mots… des uns et des autres qui y prenaient part.
On sait ce qu’est une répétition à l’italienne : les musiciens de l’orchestre sont à leurs places, dans la fosse sonore ; en scène, sur un premier rang de chaises, les artistes ; derrière eux s’échelonnent les chœurs ; personne dans la salle ; c’est la froideur du vide ; c’est presque du « concert », sans public ; ce n’est pas encore du théâtre ; ce n’est pas encore de la vie, ni de l’émotion ; ce n’est que du travail…
Eh ! bien, non ! cette fois, ce fut de l’enthousiasme !…
La coutume, on pourrait dire « la routine polie », est, partout, qu’à la fin seulement de cette audition dans le vide les artistes, les choristes et les instrumentistes applaudissent avec la déférence convenue. Quel joli coup de pied à la coutume fut donné là !…
Dès le premier acte, ce fut un tonnerre d’applaudissements, qui fit Massenet s’écrier :
— Ah ! comme ils sont gentils pour moi !…
Au second acte, après l’air de la vestale Junia, idéalement chanté par Mme Julia Guiraudon, la répétition est interrompue par des cris frénétiques… Massenet est ému et félicite son exquise interprète… Mlle Kousnezoff se précipite vers sa camarade et lui dit :
— Quel délice de vous entendre !…
À l’entr’acte, je rencontre, dans l’atrium, Gustave Charpentier à qui je dis mon émotion devant une telle œuvre. Son visage s’épanouit :
— J’aime tant mon maître ! me dit-il et je l’admire tant !… Au point que je ne sais pas si je ne l’admire pas encore plus que je ne le chéris !…
Et, apprenant le succès de Mme Guiraudon :
— Pourquoi a-t-elle quitté le théâtre ?… Une voix si délicieuse… Pourquoi en prive-t-elle la musique et les musiciens ?…
Mais l’entr’acte s’achève ; le travail reprend.
C’est maintenant Noté, l’esclave gaulois, que l’on acclame ; la répétition sans public devient une représentation triomphale. La souveraine beauté de l’œuvre, à mesure qu’elle se développe, s’impose.
Henri Cain dit à Massenet :
— J’ai l’impression, toute nouvelle pour moi, d’assister à l’audition d’un chef-d’œuvre consacré, que je n’aurais pas encore entendu !…
Au tour, à présent, du ténor Muratore : il chante un air d’amour éperdu, mélodie émouvante, avec un art des nuances, un emballement qui font s’emballer de nouveau tout le monde : la répétition devient, de plus en plus, un crescendo d’admiration. Puis, c’est Mme Kousnezoff, dans un splendide duo avec Muratore, de qui l’on acclame frénétiquement la voix superbe et l’expression véhémente.
En vérité, il n’y eut jamais semblable répétition, simplement assise, sans effets de théâtre, et dont la seule beauté musicale et la seule qualité d’interprétation vocale aient déchaîné un tel enthousiasme.
Aux deux derniers actes, le succès s’accroît encore : cette fois, c’est Delmas, héroïque Romain, d’auguste grandeur, que l’on acclame ; et c’est Mlle Lucy Arbell, l’aïeule aveugle, qui nous émeut et nous épouvante par sa magnifique ampleur tragique, et de qui les inflexions, les accents vrais d’artiste incomparable bouleversent le cœur.
*
Aux répétitions en décors, – cinq merveilleux tableaux du prestigieux décorateur Visconti – l’enthousiasme augmente : on travaille avec joie dans la gloire !…
Tous, du plus grand au plus petit, se passionnent, entraînés par M. Raoul Gunsbourg, qui les anime tous, les active, fait passer son âme d’artiste en eux, obtient d’eux par sa persuasion facile qu’ils soient supérieurs à eux-mêmes ; l’œuvre prend corps, se fait vivante, torrentielle : il devine les moindres arrière-pensées de M. Massenet, les réalise avec une précision étonnante ; debout sur le pont de service, il bat la mesure, bondit en scène, dicte une expression, fixe un geste, assouplit une attitude, si justement qu’auteurs et interprètes lui disent merci, et que les rares privilégiés spectateurs ne peuvent qu’admirer les mille trouvailles heureuses qui ne sont que la réalisation exacte et définitive de l’œuvre à laquelle il se dévoue ardemment.
M. Léon Jehin, de son côté, s’évertue, et ravit Massenet pour la souplesse, la vie, la perfection qu’il sait obtenir de ses excellents exécutants.
Le cinquième acte s’ouvre par un « Entr’acte vocal », un chœur admirable, qui fait dire à André Corneau :
— Cela se développe comme une belle tapisserie sonore !
Massenet l’entend, et riposte :
— Ça, c’est un mot à la Chateaubriand !
— À propos de Chateaubriand, répond Corneau à Massenet, pourquoi n’avez-vous jamais écrit René ?…
— J’y ai songé, dit Massenet. Mais, aujourd’hui, c’est trop tard : j’ai fini !…
N’en croyez rien : Massenet n’a pas dit son dernier mot : Roma, c’est son Œdipe roi ; il nous doit, il nous donnera son Œdipe à Colone !
Jules Méry
Persone correlate
Opere correlate
Roma
Jules MASSENET
/Henri CAIN
Permalink
data di pubblicazione : 24/09/23