Musique. Ariane
MUSIQUE
Académie nationale de musique. — Ariane, opéra en cinq actes, de M. Catulle Mendès, musique de M. Jules Massenet.
Le seul titre d’Ariane éveille en nous mille classiques souvenirs et, tout ensemble, ramène nos pensées vers les extraordinaires découvertes faites, récemment encore, au bord de la mer crétoise. Nous avons vu sortir de terre la primordiale Cnossos, aux ruines enfouies et oubliées depuis tant de siècles, avec leurs secrets d’histoire et leurs richesses d’art. Il a suffi de quelques mois pour faire apparaître, dans le mystère de la solitude, les murailles, les salles, les galeries, les escaliers du palais sacré de Minos, et ses peintures étranges et frappantes, et son immémorial symbolisme de la hache, et les textes chargés de révélations qu’aucun savant, jusqu’ici, n’est parvenu à comprendre.
C’est à Cnossos, parmi le vertige des décombres, que l’appel des âges retentit à nos oreilles avec le plus de force et met le plus de trouble en nous. Ariane et Phèdre ont foulé le sol. Le héros Thésée sur qui s’étaient fermées les lourdes portes d’airain du labyrinthe, y a délivré le monde du minotaure. On ne songe plus, sur place, à discuter ou à faire de l’exégèse ; on appartient, tout entier au mirage des jours sans nombre et à leur sombre poésie…
Mais, ce n’est point à l’archéologie, à vrai dire, que M. Catulle Mendès a demandé son inspiration. La haute antiquité ne lui a fourni qu’un prétexte à se dépenser selon sa fantaisie. En fait, son drame se réfère exactement à l’esthétique des opéras du dix-huitième siècle. Des âpres, des rudes et fécondes fictions wagnériennes, il semble qu’un courant nouveau nous veuille rejeter aux prestiges décoratifs du temps de Gluck. Je me réserve de dire un mot, plus loin, de cette orientation un peu factice. Pour le moment, il ne doit s’agir que des cinq actes de M. Mendés, dont les tableaux s’offrent à nous, dans leur éclat romanesque et féerique, comme une suite de tapisseries de haute lice somptueusement déployées.
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Les marins de Thésée ont accompagné le héros athénien jusqu’au vallon de l’île de Crète coupé de roches vertes, où s’étend le labyrinthe, à l’abri d’un formidable mur. Avec les sept jeunes guerriers et les sept vierges d’Athènes, tribut annuel exigé par le monstre crétois, il a passé le seuil terrible. Heureusement, la tendre Ariane, pénétrée d’amour pour la magnifique jeunesse du prince étranger, lui a remis le fil conducteur qui l’empêchera de se perdre aux replis du souterrain. Nous entendons, au loin, sur la mer, les voix tentatrices des sirènes. Tout d’un coup survient la chasseresse Phèdre, sauvage et hardie, tandis que commencent à résonner les mugissements du minotaure en fureur. Du haut d’une roche, elle parvient à voir le combat ; elle clame la victoire de Thésée et, comme sa sœur Ariane, elle-même est frappée d’amour.
Les portes du labyrinthe se rouvrent avec fracas. Les sept jeunes garçons, les sept vierges d’Athènes s’abandonnent à l’ivresse de leur délivrance. On acclame le héros vengeur au glaive sanglant. Thésée tombe aux pieds d’Ariane, sans laquelle il eût succombé. Qu’elle soit sa compagne et son épouse ! Mais Phèdre le suivra aussi dans sa royale cité.
La longue nef, à présent, glisse sur les flots bleus que les rameurs battent en cadence. Un vent frais enfle, au mât, la voile de pourpre. Autour d’Ariane, alanguie de tendresse, rien n’est que joie. En Phèdre, âme violente vouée à la passion fatale, tout n’est que pressentiment de deuil. Sous un pavillon aux rouges tentures, les amoureux se redisent leur bonheur sans mélange. Mais, bientôt la mer s’agite ; l’air frémit. Un grand cri de Phèdre, debout à l’arrière du navire, éclate, d’un farouche accent : « C’est la tempête… » Et c’est la tempête, en effet, qui se déchaîne, soulève les vagues, rugit dans les rafales, resplendit d’affreux éclairs. La nef, cependant, ne sera ni emportée, ni brisée. De nouveau descend du ciel la pure lumière vermeille. Une anse de l’île de Naxos accueille les Grecs sur son rivage en fleurs.
Cet acte, il faut en convenir, ne nous a rien appris d’essentiel. Le poète l’a conçu comme un beau divertissement pittoresque, d’un pittoresque musical. Le musicien a été séduit par son caractère poétique et ses contrastes. À son tour, le metteur en scène s’est ravi à l’idée d’un original décor. On voit d’ici la galère isolée au milieu de l’immense théâtre, émergeant des eaux, se détachant sur les nues. Peut-être eût-il été prudent de craindre l’insuffisance d’action dramatique si manifeste qu’on pourrait supprimer le tableau tout entier sans nuire à l’intérêt de la fable, et aussi la difficulté d’imposer aux spectateurs une illusion du mouvement avec une masse mise en évidence et nécessairement immobile. Mais il est entendu que c’est, ici, une belle tapisserie lyrique. D’ailleurs, le spectacle est fort curieux.
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Au troisième acte, vont se précipiter les catastrophes, Thésée, héros brutal, aussi incapable que la nature elle-même de s’attacher à un seul objet, est déjà las d’Ariane. Le seul sentiment qu’il nourrisse encore pour elle, c’est la reconnaissance, — une reconnaissance étrangère à l’amour. Il aime Phèdre, et Phèdre l’aime, ayant grande honte de son faible cœur. Sa sœur la prie de parler à Thésée, de le ramener vers elle. Au premier mot de la chasseresse, le héros lui avoue sa passion et la fatalité veut qu’elle y cède, après un déchirant combat intérieur. Ariane les surprend dans les bras l’un de l’autre, saisie d’horreur, foudroyée de douleur… Elle gît à terre inanimée. Thésée s’enfuit. Phèdre se jette au devant de la mort. — Nous apprenons brusquement qu’elle a cesse de vivre…
Mais Ariane, sur ces entrefaites, a repris ses sens. Créée pour la bonté et pour la pitié, la pitié et la bonté s’émeuvent en elle. Elle invoque Aphrodite, qui la protège toujours. Elle la supplie de l’aider à ravir sa sœur à la tombe. La déesse lui apparaît. Ariane descendra aux Enfers, guidée par les trois Grâces.
Je ne sais s’il m’a été possible, en un résumé aussi bref de péripéties aussi complexes, d’être parfaitement clair. Tout au moins dois-je dire que le développement de cet acte est conduit d’une main très sûre, sans aucune obscurité et avec une réelle entente de l’effet. L’idée finale de l’intervention des Grâces est, incontestablement, d’un poète. Seulement, qu’en va-t-il sortir ?
Nous sommes, quand le rideau se relève, au fond de l’Hadis (sic), dans une caverne sombre, ouverte sur un livide paysage. Perséphone, sur son trône noir, un lis noir à la main, chante sa mélancolie éternelle et son regret de la terre. À l’entrée des Grâces, qui précèdent Ariane, une lueur d’amour éclaire le séjour infernal. Mais l’intervention des blanches chorites se résout en un ballet. Elles luttent avec les rouges furies et les domptent. Or, après les révolutions dramatiques qui se sont accomplies, après le triomphe des principes lyriques auquel M. Catulle Mendès a, pour son compte, valeureusement travaillé, rien au monde ne saurait plus nous faire accepter, dans un ouvrage dramatique sérieux, un tableau infernal agrémenté d’un ballet en règle. Qu’on n’allègue pas la bacchanale du Tannhaeuser : les deux cas sont dissemblables sur tous les points.
Nous regrettons d’autant plus la licence prise au nom d’une tradition condamnée que ce tableau, franchement épisodique, offre de très poétique inspirations. J’en atteste la joie de Perséphone à reconnaître en Ariane une femme vivante, et le sentiment qui a mis aux mains d’Ariane une gerbe de roses à présenter à la souveraine de l’Hadis. Ces roses sont le rachat de Phèdre, rendue à la vie. Certes, toutes ces inventions n’ont rien d’antique et rien, même, de très dramatique ; mais elles sont charmantes.
Enfin, c’est devant nous encore, l’île de Naxos, ensoleillée, épanouie. Thésée revoit les deux sœurs, remontées de la vallée livide. Hélas ! le dévouement de l’épouse n’aura point reconquis l’époux à son amour. C’est Phèdre qu’il aime toujours, et d’une ardeur redoublée. Donc l’inconsolée consommera le suprême sacrifice. Les Grecs appareillent pour le départ. Que Phèdre s’éloigne avec Thésée ! La voix d’un marin a crié à la pauvre femme que l’amour n’est pas le but souverain des destinées. Elle ne vivra point davantage. Quand la nef a disparu à l’horizon, le chant des sirènes l’appelle aux profondeurs de la mer. Elle descend sur la grève. Elle s’évanouit dans les flots d’azur…
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Tel est le poème que M. Massenet a revêtu de sa musique. J’ai pu l’appeler un opéra de haute lice, on a vu que les qualités qu’il atteste s’élèvent de beaucoup au-dessus des défauts qu’on y reconnaît. Reste la question de savoir s’il est meilleur de revenir, fût-ce avec des couleurs nouvelles, vers l’esthétique du dix-huitième siècle ou de s’attarder au pastiche des drames de Wagner. Je réponds sans hésiter : il ne faut ni pasticher le Titan de Bayreuth, ni faire une volte-face vers les sujets de Gluck. Point de germanisme voulu ; mais point de retour vers une classicité purement décorative et qui ne serait que frivole. Des sujets simples, humains, très clairs et très franchement traités. Défions-nous plus que jamais des concessions et des moyens termes et ne sacrifions pas les principes laborieusement acquis à des formules qu’aucune forme neuve ne sauvera d’être périmées.
Il m’est agréable de constater que la partition de M. Massenet tiendra l’un des premiers rangs parmi ses grands ouvrages joués à l’Opéra. Sans doute, la musique a épousé complètement les formes du poème ; mais elle a le mérite peu commun d’être personnelle ; elle est dramatique là où l’action est forte ; elle est gracieuse et colorée partout où domine la grâce ou la couleur, et elle enveloppe l’ensemble de la fiction d’une atmosphère sonore, où flotte le rêve du poète. Nous connaissons les tendances de l’auteur, le sensualisme de sa mélodie, son goût pour le cantabile, le caractère trop libre de sa déclamation, une certaine propension à se substituer lui-même à tous ses personnages et à chanter en eux plutôt que les faire chanter en lui.
Bien qu’il possède merveilleusement toutes les ressources de la technique, il chante plus volontiers l’ampleur dans la sonorité que dans le développement formel des pensées. Souvent ses grandes pages sont faites d’éléments morcelés. Nous ne sommes pas surpris de l’influence qu’il exerce à cette heure sur l’école italienne : il lui a fourni les modèles de ce qu’elle poursuit un peu à tâtons. Au surplus, quel que soit son idéal que l’instinct de sa personnalité gouverne, nous ne pouvons nous empêcher d’être sensibles, dans Ariane, à maintes parties plus fermes de lignes, plus nettes d’accent que les parties correspondantes des œuvres antérieures du célèbre compositeur. Le troisième acte est déduit, en particulier, d’un art très précis et qui va droit à son but.
Les deux rôles d’Ariane et de Phèdre se marquent de nuances caractéristiques. Je ne dis rien de ceux de Thésée et de son écuyer Pirithoüs, qui ne sont et ne peuvent être que des rôles de bravoure.
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En résumé, le public de la première représentation a fait un brillant accueil au poème de M. Mendès et à la musique de M. Massenet. Il convient d’ajouter que le personnage d’Ariane a trouvé une très noble et très touchante interprète en Mlle Bréval et celui de Phèdre, en Mlle Grandjean, une interprète ardente, pleine de force et dont la voix sonne comme de l’or pur. Dans le rôle de Thésée, le ténor Muratore nous a révélé un organe d’une richesse et d’une ampleur que nous ne lui soupçonnions pas. Pirithoüs, le sage guerrier grec, conseiller du héros, s’incarne en M. Delmas, dont nous savons la valeur. Nommons encore, selon la justice, Mlle Lucy Arbel, mélancolique et mystérieuse Perséphone. Le spectacle, réglé par M. Gailhard, est très riche et conforme aux traditions de l’Académie de musique, et le directeur de l’Opéra a fait aujourd’hui un très bel effort. Et, pour conclure, M. Paul Vidal, à la tête de l’orchestre, dirige, suivant les indications et les vœux de M. Massenet, la représentation.
Fourcaud
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data di pubblicazione : 31/10/23