Théâtre de Monte-Carlo. Une grande première. Roma
Théâtre de Monte-Carlo. Une grande première.
Représentations lyriques sous le Haut patronage de S.A.S. le Prince de Monaco
« ROMA »
Opéra tragique de M. H. Cain (d’après la tragédie Rome Vaincue, d’Alexandre Parodi)
musique de M. Massenet
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
M. L. de Fourcaud
Monte-Carlo, 20 février.
J’ai beaucoup connu et cordialement estimé Alexandre Parodi. De famille génoise, le destin l’avait fait naître en Crète et une mystérieuse vocation le classa parmi les poètes dramatiques français. Il débuta, vers 1874, aux légendaires Matinées Ballande, avec un sombre drame, d’un style un peu rocailleux, mais d’une puissance d’invention singulière, intitulé Ulm le Parricide. L’impression fut si forte que les portes de la Comédie-Française s’ouvrirent devant lui comme d’elles-mêmes, lorsqu’il apporta au comité sa tragédie de Rome vaincue. Au mois de septembre 1876, l’œuvre parut sur les planches. Le souvenir de cette représentation est demeuré en tous les amateurs de théâtre particulièrement vif. Nous étions encore sous le coup de nos désastres et l’auteur, profondément ému du malheur de notre nation, avait voulu montrer, par un spectacle haussé à la signification d’un symbole, comment un grand peuple, un moment abattu, reprend conscience de ses énergies et se relève en s’appuyant sur ses traditions. Dans son affabulation, inspirée d’une légende antique qui avait fourni, jadis, à la scène lyrique, un chef-d’œuvre inoublié : La Vestale, de Spontini, il avait versé un afflux de pensées nouvelles, émouvantes, humaines. Autour du thème classique, ces pensées décrivaient de longs cercles et provoquaient des réflexions. Personne ne discuta les détails de la donnée. Tout le monde s’abandonna franchement à l’émotion et se pénétra du sens des leçons offertes. S’il y avait, çà et là, dans la forme poétique, des traces de gaucherie, on ne s’y arrêta point. La généreuse fierté des intentions, la hauteur des sentiments, la dignité simple du langage, le ferme enchaînement des idées, entraînaient les esprits vers les conclusions nécessaires.
Le lendemain de cette soirée mémorable, d’où naissaient pour lui tant d’espérances, Alexandre Parodi se remettait au travail, avec cette bonne foi et cette gravité d’intelligence qui lui étaient propres, comme, aussi, avec cette indépendance de conception et ce constant souci des conditions au milieu desquelles se débat notre humanité, dont son riche « tempérament » de dramaturge ne pouvait se départir. Je me rappelle une tragédie en deux actes extrêmement curieuse qu’il composa sur une légende en marge de la Genèse. Le titre en était Séphora, si je ne me trompe, et le développement frappait par une réelle originalité. L’ouvrage ne trouva point de théâtre. Le poète a donné, plus tard, un François Ier, une Jeanne la Folle, remarquables à maints égards. Mais on ne sait quelle douloureuse malchance pesait sur sa carrière, sans peser, d’ailleurs, en rien, sur son talent. Combien il faut plaindre les hommes aux dons supérieurs à qui la rude existence n’a pas permis de prendre le rang auquel ils avaient droit ! Parodi, mort prématurément et à la peine, n’a pas moins mérité d’avoir sur sa tombe une branche verte. Un éditeur devrait réunir son œuvre en volumes. En commençant cet article par un hommage à sa mémoire, il m’a semblé remplir un devoir.
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Ce qui a manifestement incité M. Massenet à faire vivre en sa musique l’action de Rome vaincue est cela même qui s’était imposé au poète : le désir d’exalter, au sein du deuil de la patrie, la foi patriotique léguée par les ancêtres fondateurs de la race et de la cité, surnourrie d’un idéal permanent et sans cesse accru dans les gloires et les douleurs communes, poussant, aux instants décisifs, les âmes au sacrifice pour le salut de tous. Je n’ignore pas qu’il faut faire, historiquement, la part des préjugés mais à quoi bon entrer en débat avec les croyances d’une civilisation lointaine ? Ce débat nous coûterait trop cher en nous privant de comprendre les données d’une humanité spéciale et les beaux exemples qui, selon ses principes, jaillirent des occurrences de sa vie. J’irai plus loin : le culte de Vesta nous devient auguste dès là que le feu du trépied sacré symbolise l’existence nationale de Rome. Nous ne l’avons pas plutôt compris ainsi que nous acceptons la loi terrible qui frappe la Vestale coupable d’avoir laissé la sainte flamme s’éteindre et oublié son serment pour s’abandonner à l’appel funeste de sa passion. Que si, pourtant, nous sommes conduits à nous placer au point de vue de ses proches, quel naturel déchirement ne vous viendra pas de ce qui les déchire ! Une mère, une aïeule ne se peuvent détacher de leur fille bien-aimée, même en la condamnant dans leur cœur. Quel drame s’émeut au fond de l’âme d’un Fabius, partagé entre le sentiment de l’honneur de sa famille, de la grandeur romaine, de la paternelle affection qui le lie à la prêtresse indigne, et contraint, par sa conscience, à livrer aux bourreaux une enfant si chère ! En celui qui a troublé de son amour la vierge gardienne du trépied, la colère s’allume, la révolte monte et, peu à peu, l’impérieuse force du devoir envers la Patrie fait naître, à travers je ne sais quelle horreur mortelle, l’énergie du remords. Il n’est pas jusqu’à la Vestale qui ne porte fièrement son sort et ne se résigne à son supplice pour le relèvement de son pays. Telle est la nature de cette tragédie et telles sont les évolutions morales qu’elle détermine. Est-il rien de plus grand en sa sorte et de plus saisissant ?
Cette forte fiction est une fiction simple. Elle est, aussi, éminemment lyrique puisqu’elle a tous ses aboutissements dans l’idéal. J’ajoute que Parodi l’avait construite à peu près uniquement en faits essentiels, sans autres péripéties que celles qui font éclater les moments caractéristiques du drame. Par ces dispositions et grâce à son dégagement des contingences, elle convenait exceptionnellement à la musique, si bien que, contre l’habitude, M. Cain en a pu tirer un poème d’opéra sans la déformer.
D’ailleurs, en sa partition, il est visible que M. Massenet a poursuivi des desseins très définis et dont la particularité lui fait honneur. Il a voulu, en premier lieu, sans renoncer à aucun des éléments de variété pittoresque que lui apportaient les événements, produire une impression majestueuse et concentrée. Il a eu, en second lieu, la volonté expresse d’écrire une musique en parfait équilibre avec le verbe formel du poète, soutenu, souligné, magnifié, jamais débordé. C’est en vertu de ce programme, rigoureusement et vigoureusement appliqué, qu’il a donné à son ouvrage le titre d’opéra tragique. Par là même, Roma, où les originales qualités du maître sont si noblement affirmées, se trouve affiliée, en même temps, à l’esthétique de Gluck.
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Nous sommes, au premier acte, devant les degrés et le portique de la curie de Tullus Hostilius, l’an 216 avant le Christ. D’effroyables nouvelles circulent. Annibal est vainqueur ; le héros Paul-Emile est mort. C’est fait de la ville de la Louve. Le peuple est en proie au désespoir. Lentulus, le tribun militaire, survient, tout couvert de sang, et raconte la mort de Paul-Emile. À ce moment, paraît le grand prêtre Lucius. L’oracle capitolin a parlé. Une Vestale a laissé s’éteindre le feu de l’autel. Rien ne peut rétablir la gloire de Rome que l’expiation de ce crime par la découverte et le sacrifice de la coupable, qu’on enterrera vivante, suivant le rite immémorial. Fabius et le pontife sauront la découvrir. Par surcroît, au cours de cette exposition concise et pleine de mouvement, passe une matrone aveugle, la vénérable Posthumia, parente des Fabius et des Scaurus, conduite par une esclave. Sa petite-fille, la nièce de Fabius, Fausta, est l’une des neuf prêtresses du feu. L’aïeule se rend au temple de Vesta pour y invoquer la déesse.
Au second acte, les Vestales sont interrogées. Nulle ne répond. Soudain, toute rougissante, la plus jeune – Junia, la sœur de Lentulus, – s’accuse d’avoir eu, en rêve, une vision d’amour. On rassure son innocence. Mais voici que, sur la fausse nouvelle que Lentulus est mort, une des prêtresses s’évanouit. C’est Fausta, la nièce de Fabius, la petite-fille de Posthumia. La malheureuse vient d’avouer son crime. « Que dois-je faire ? demande le grand-prêtre à Fabius tremblant. » Le grand Romain ne lui répond que ce mot : « Votre devoir. »
Maintenant, le soir tombe sur le bois sacré, voisin du Temple. C’est l’enchantement du crépuscule. Les Vestales se livrent, aux dernières lueurs du jour, à des évolutions sacrées. À peine se sont-elles éloignées que Lentulus se présente. Grâce à la connivence du vieux captif gaulois Vestœpor, qui ne veut point laisser Fausta mourir afin que, plus sûrement, Rome succombe, le tribun voit sa bien aimée. Ils fuiront ensemble par un souterrain. Mais, déjà, Fausta sent en elle la nécessité de sa mort expiatoire. Elle ne se décide à fuir que lorsque Vestœpor l’a glacée de l’effroi de son sort. Et c’est l’humble esclave, farouche ennemi des Romains, qui paie de sa vie le crime d’avoir dérobé la criminelle à ses juges.
En la Curia Hostilia, le Sénat tient séance. Fabius refuse de croire Fausta coupable. Elle va paraître, on en peut être sûr, et, devant tous, se justifier. Elle entre, en effet, brusquement, mais pour s’accuser, non pour se défendre. Le pontife, déférent envers le grand Fabius, lui délègue la tâche de juger la Vestale et, quoi qu’il décide, son arrêt sera respecté. Fausta n’a qu’une pensée. Il n’est en elle de sauver la ville qu’en mourant : elle mourra. Pris entre sa conscience et son cœur, Fabius n’hésite point. En pleurant, il remet la jeune fille au Pontife. Mais, ici, se place une scène imprévue, d’un pathétique presque irrésistible. Posthumia, l’aveugle, s’est fait conduire dans la salle. Elle est là, seule, les mains tendues, cherchant son enfant, suppliant les pères conscrits qu’elle ne voit pas d’épargner la jeunesse de la Vestale, la vieillesse de l’aïeule, et offrant sa propre vie. Vain effort ! Ce qui doit arriver arrive. La sentence de mort est rendue.
À la fin de ce tableau, Fabius, désespéré, s’est rapproché de Posthumia et il lui a glissé dans les mains un poignard. Si Fausta doit descendre au tombeau, qu’elle n’y descende que morte. Et voilà le dénouement qui s’apprête au Campus sceleratus. La tombe est ouverte. Fausta, voilée de noir, les mains liées, a subi les cérémonies funéraires, fait ses adieux à Lentulus et s’achemine vers le caveau. C’est alors que l’aïeule réussit à la joindre et, avec un dernier baiser, elle lui apporte la délivrance de la mort. Ce ne sera plus qu’un cadavre que recevra la terre.
Mais Vesta, satisfaite, a étendu ses mains sur son peuple. Des fanfares sonnent au loin. Les légions reviennent victorieuses. C’est la réponse de la déesse à ceux qui n’ont point douté des saintes traditions. Ce dénouement, simplement indiqué dans la tragédie primitive, a été mis en plus grande évidence dans l’opéra. Après tout, il est la conclusion logique de tout ce qu’on a vu. Et, s’il fallait chercher des précédents dramatiques à un tel épilogue, Shakespeare lui-même se chargerait de nous en offrir au terme d’Hamlet et, mieux encore peut-être, au baisser de rideau de Jules César.
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Le caractère « d’opéra tragique » voulu par M. Massenet et qui rapproche intimement le drame musical du drame littéraire, était, non le seul dont pût s’accommoder un poème conçu et déduit comme on vient de le dire, mais, à coup sûr, celui qui s’y adaptait le mieux. Selon que les scènes sont plus ou moins enveloppées et poétiques, d’une seule venue ou coupées de péripéties, la musique se plie librement à toutes les indications du dialogue et de la mise en scène, se développe ou se resserre, s’enrichit de commentaires, s’illustre d’interludes, s’encadre d’ensembles vocaux. La déclamation est, partout, d’une importance capitale. On peut dire que tout se règle sur elle. Au demeurant, la tenue de l’œuvre est grave et religieuse, d’une franchise et d’une élévation jamais démenties. L’inspiration est, avant tout, mélodique, pleine d’élan et toujours marquée du sceau de l’auteur, mais, pas un instant, quelle que soit sa diversité, l’impression d’unité n’est rompue. Le compositeur sait où il va et court magistralement à son but.
Des mélodies représentatives circulent à travers l’action. Elles s’imposent dès l’ouverture, qui est une page instrumentale d’un éclat magnifique et comme un raccourci des émotions de la tragédie. Elles sont rappelées ou développées dès que leur rôle est nécessaire avec un rare sens de l’expression pittoresque. L’intensité des colorations sonores n’est point exclusive de la sobriété du style et de la simplicité des moyens. M. Massenet, qui tire de si étonnants partis de tous les timbres, obtient du quatuor à cordes, employé à tous ses registres, des effets forts, pleins et délicieux.
Trop de place nous serait indispensable pour entrer dans l’économie d’une œuvre aussi considérable et attestant de toutes parts des vues aussi préméditées. Les thèmes qui nous frappent le plus ont rapport au culte de Vesta, à la gloire et au malheur de Rome, à l’honneur des Fabius, à l’amour, la prière. Ils sont largement dessinés et plastiquement mis en saillie. Le drame est, en quelque sorte, horizonné et jalonné par eux,
Jamais le compositeur n’avait fait en aucune pièce de son répertoire, un rôle aussi étendu aux chœurs. Leur intervention multiforme affecte le double caractère de chant d’une foule humaine et d’évocation d’un milieu ou d’un paysage. Cet emploi des ressources chorales, si judicieux, si ingénieux et si dramatique, contribue puissamment à renforcer et à unifier l’effet tragique et l’effet purement musical ou décoratif. Les personnages n’apparaissent que plus vivants en ce fourmillement de vie. Tout ce qui peut surgir du drame littéraire éveille son écho dans cette partition digne d’être considérée comme une des plus belles et des plus harmonieusement réalisées de la carrière du célèbre compositeur.
Conformément au verbe de la tragédie, chaque personnage chante et l’action se dessine suivant le plan du poète exalté par le musicien. De belles pages se succèdent : les lamentations du peuple, le récit de la mort de Paul-Émile par Lentulus, les honneurs rendus au cadavre du héros mort à l’ennemi, l’entrée de Posthumia, au premier acte. Au second, dans l’interrogatoire des Vestales, le chant exquis du rêve de Junia puis, au troisième, la vespérale poésie de l’intermède du Bois sacré où la flûte, la harpe et le quatuor à cordes accompagnent les évolutions rituelles des prêtresses au dernier feu du soleil, et l’émouvante rêverie de Lentulus, qui précède les grandes scènes. Le quatrième acte nous montre l’héroïsme de Fabius et le désespoir sans nom de l’aveugle. Avant le lever du rideau sur le lieu d’expiation, un grand chœur, d’une ample et superbe sonorité, chante mystiquement, dans l’invisible, la grandeur de Vesta, et l’idée est infiniment heureuse de ce solennel entr’acte vocal. Toute la fin se soutient dans l’ordre théâtral le plus poignant, M. Massenet ne s’est nulle part écarté de son programme. Il a l’honneur d’avoir fait intégralement, avec tout son talent et toute sa personnalité exactement ce qu’il voulait faire, dans l’esprit, la forme et la nuance qu’il avait rêvés.
Son œuvre vient de remporter, à Monte-Carlo, le plus enviable succès : un succès d’émotion et d’art. Nous aurons le loisir d’en reparler bientôt, puisque la représentation à l’Opéra doit avoir lieu dans cinq ou six semaines. Nous ne doutons pas de l’accueil qui l’attend au bord de la Seine. C’est le même qu’elle trouvera partout. Un charme s’en exhale, fait du sentiment de la tendresse humaine, de l’impression de la beauté des choses, de la résignation aux fatalités et de l’aspiration à l’idéal, sur lequel notre sensibilité s’excite et notre pensée se berce. On en est tout pénétré.
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Le théâtre de Monte-Carlo a ménagé à Roma une interprétation d’une valeur exceptionnelle. Mme Kousnezoff déploie, dans le rôle de Fausta, les trésors de sa voix dramatique, d’une pureté surprenante, et de son intelligence de la scène. Sous la robe de deuil et les cheveux blancs de Posthumia, Mme Lucy Arbell a la sincérité profonde qui émeut et le caractère de grandeur qui s’impose. Dans le récit du rêve innocent de Junia, Mme Guiraudon a montré non seulement un ravissant organe, mais, mieux encore, un art du chant accompli, exemplaire. Le ténor Muratore (Lentulus) fait, de création en création, des progrès incroyables. Beau chanteur, sachant tirer parti de toute sa voix, comédien de noble stature au masque typique, il a représenté la force et l’héroïsme sans violenter ses moyens. M. J.-F. Delmas nous donne l’illusion d’être le grand Romain Fabius en personne. Et quel incomparable organe possède cet artiste toujours prêt à se donner ! Nous devons dire aussi l’énergie de M. Noté dans le personnage de l’esclave gaulois Vestœpor et l’espérance que fait concevoir, en celui du grand prêtre, un débutant richement doué, M. Clauzure. Je crois seulement que ce jeune homme aurait tort de se confiner au répertoire des basses chantantes. Il est bien plus baryton que basse et c’est en baryton qu’il fera sagement de chercher à se développer.
Il va de soi que l’orchestre, sous l’excellente direction de M. Jehin, a rendu l’œuvre à perfection. Les chœurs sont, comme toujours, à Monte-Carlo, d’une beauté de son et d’une fermeté dignes de tout éloge. L’action se déroule en de beaux décors de M. Visconti. On sent très bien, au surplus, le soin de M. Gunzbourg [sic] dans l’ensemble et dans le détail de cette brillante interprétation. Ce diable d’homme est l’âme même de son théâtre. C’est le reflet même de sa vie qu’on y voit reluire de toutes parts.
Fourcaud.
[Article repris dans Le Gaulois, 22 avril 1912]
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data di pubblicazione : 31/10/23