La Princesse jaune de Saint-Saëns

[…] La critique s’est montrée bien sévère pour la musique de M. Saint-Saëns. La partition de la Princesse jaune contient de ravissants détails. Elle est étonnante de couleur locale, et nous sommes tentés de croire qu’avant de l’écrire, M. Saint-Saëns, qui est Belge comme l’étudiant Cornelius, s’est administré un philtre qui l’a transporté au Japon. 

Nous parlons du Japon d’autrefois. Aujourd’hui les Japonais font des révolutions constitutionnelles et les Japonaises portent des robes de madame Savard. Le pittoresque abandonne ses derniers retranchements, et dans quelques années tous les peuples de l’univers porteront des chapeaux noirs, liront le Figaro et discuteront M. Gambetta…

En attendant ce résultat de la civilisation bourgeoise, remercions M. Saint-Saëns de nous avoir révélé le pays de la porcelaine.

La critique semble avoir entrepris une véritable croisade contre l’école qui a prétention de faire de la couleur locale avec des combinaisons harmoniques.

Le Passant, de M. Paladilhe, la Djamileh, de M. Bizet ont été envisagés à ce point de vue et traités avec rigueur.

Nous ne défendrons ni le Passant ni Djamileh ; mais nous croyons à la musique pittoresque, et il nous semble que, sans être de la force de Félicien David, qui, dans son admirable Désert, a donné le vrai modèle du genre, on peut aspirer à peindre avec des sons. 

Seulement, il ne faut pas oublier, comme MM. Paladhile [sic], Bizet et quelques-uns de leurs confrères, que la musique doit quelquefois être chantée.

M. Saint-Saëns n’a pas perdu de vue cette grande vérité. L’air de Lena et le duo final ne sont pas des chefs-d’œuvre, mais on peut les considérer comme des morceaux mélodiques très convenables.

Quant à l’ouverture, à l’air de Cornelis, à la barcarolle, aux divers morceaux harmoniques, amenés par la scène de l’hallucination, nous les trouvons très-complets en leur genre.

Le côté fantastique est traité avec un talent digne d’éloges. Il y a de l’opium dans la musique de M. Saint-Saëns, – ceci est dit dans aucune intention ironique. Beaucoup de compositeurs ont tenté de faire de la musique de pagode ; mais si dans leurs œuvres, on trouve quelque chose de plus japonais que la partition de M. Saint-Saëns, nous nous engageons par devant maître Ducloux, à l’aller dire au Mikado.

La mise en scène de la Princesse Jaune est aussi jolie que possible, et l’interprétation est convenable. Nous nous permettrons cependant de faire une légère observation à M. Léhire.

Cette observation n’a pas trait à son talent de chanteur ; nous sommes intimement convaincu qu’il chanterait très bien s’il avait de la voix ; mais il est un côté de son rôle qui nous paraît lui avoir échappé complètement.

Pourquoi cette moustache de hussard, cette perruque d’abbé, ce costume de berger Louis XV ?

Ce n’est pas ainsi que le grand Hoffmann nous dépeint son Peregrinus, le plus réussi des Cornélis.

Le petit monsieur correct que nous voyons à l’Opéra-Comique est capable de prendre une glace à la vanille chez Imoda, mais il n’ira jamais chercher le délire dans une position opiacée.

Mlle Ducasse est fort bien en Flamande et exquise en Japonaise… elle joue avec finesse et chante avec talent…

En somme la Princesse jaune n’est pas un succès – nous le regrettons pour M. Saint-Saëns et un peu aussi pour le public, qui nous semble injuste en cette occurrence.

La morale de tout cela c’est qu’une œuvre trop intime ne convient pas à une salle de théâtre. Nous sommes persuadé que l’œuvre de M. Saint-Saëns, jouée en petit comité devant un public capable de ressentir certaines émotions toutes spéciales, obtiendrait le succès le plus flatteur.

Que l’éminent organiste se le dise pour se consoler de son échec.

Simon Boubée.