Théâtre impérial de l'Opéra. Herculanum
THÉÂTRE IMPÉRIAL DE L'OPÉRA
HERCULANUM
Opéra en quatre actes, paroles de M. Méry et Hadot, musique de M. Félicien David
(Première représentation le 4 mars 1859.)
Depuis le jour où Félicien David parvint à faire exécuter son Désert au Conservatoire, et il y a de cela plus de quatorze ans, on peut dire qu'il était attendu sur notre grande scène lyrique. Il s'y produisit deux fois, il est vrai, la première avec Moïse, la seconde avec l’Eden, deux oratorios qui étaient bien loin de valoir ses odes-symphonies, le Désert et Christophe Colomb. Qui donc a pu l'arrêter si longtemps dans sa marche, surtout après le brillant succès de la Perle du Brésil au Théâtre- Lyrique ? Il y aurait trop souvent des volumes à écrire sur la conception, l'enfantement, les pérégrinations et les aventures d'un ouvrage de théâtre. Herculanum est, à ce qu'il paraît, dans ce cas. Dans l'origine, c'était un drame, disent les chroniqueurs, et un drame intitulé la Fin du monde, dont le dialogue vif et animé devait emprunter de temps en temps le secours de la musique, comme quelques drames français et allemands. Puis l'idée vint à quelqu'un que la Fin du monde pouvait fournir un excellent texte d'opéra, et les auteurs, déjà au nombre de trois ou quatre, s'adjoignirent un poëte, qui, se pénétrant du sujet, commença par écrire la fin de l'ouvrage, le dernier duo du Dernier amour, alors destiné au Théâtre- Lyrique, sous la direction de M. Émile Perrin. Puis M. Emile Perrin s'étant éloigné, le Dernier amour suivit son exemple, et s'envola vers la rue Le Peletier, où, par les conseils de M. Alphonse Royer, il subit une nouvelle métamorphose, et se changea en Herculanum.
Décidément nous voici installés dans l'une des trois cités qui, sous le règne de Titus, en l'an 79 de notre ère, s'enveloppèrent d'un linceul de lave et de cendres pour dormir, profondément cachées à tous les yeux, pendant quinze ou seize siècles. Le libretto de MM. Méry et Hadot affirme que ces trois villes maudites, Herculanum, Pompeï et Stabie, avaient mérité leur destin, comme jadis Sodome et Gomorrhe : il nous fournit même des preuves à l'appui de cet arrêt de mort, exécuté par le Vésuve. Herculanum a péri pour avoir trop aimé, trop banqueté, trop répété : Io Bacchus ! (ou plutôt Bacche), Io Venus ! Il faut avouer que Pline le jeune est moins explicite et aussi moins instructif dans ses deux admirables lettres à Tacite. Il nous décrit le terrible phénomène dont il fut le témoin oculaire et dont il faillit être victime ; il nous raconte comment son oncle, Pline l'ancien, mourut avec le courage héroïque d'un savant, d'un naturaliste ; mais il s'en tient au fait, et ne nous en révèle pas les causes aussi doctement que s'il eût entendu réciter l'Apocalypse en plein théâtre, comme on le fait dans l’opéra nouveau, ce qui nous induit à penser que dans Herculanum il est toujours resté quelque chose de la Fin du monde.
Point d'ouverture : une simple et courte introduction livrée aux archets caressants des violoncelles précède les splendeurs et les magnificences qui nous éblouissent dès le lever du rideau. Herculanum se dresse devant nous, et nous lisons ce qui suit dans une note du libretto : « Piranèse a reconstruit cette ville avec son puissant crayon, comme il l'a fait à Rome pour la voie tumulaire, depuis la pyramide de Sextius jusqu'à la rotonde de Cécilia Métella. Le génie de Thierry et Cambon a donné des proportions réelles et l'éclat de la vie à l'esquisse du dessinateur italien. » Dans une autre note, à propos du vallon d'Ottayano, où se passe le second acte, nous lisons encore : « Ce vaste paysage est l'œuvre de M. Desplechin, un de nos grands poètes du décor. » Vous voyez que le libretto est galant pour tout le monde ! Nous ne l'avions jamais vu se mettre ainsi en frais de politesses. Ah ! si les poètes du décor se mêlaient d'écrire, comme ils rendraient compliments pour compliments aux poètes de la poésie ! Voulez-vous savoir pourquoi cette foule en habits somptueux, pourquoi ces chants, ces danses et cet appareil de festins ? Une reine d'Orient, Olympia, destinée à la domination de l'Euphrate, comme la Mathilde de Guillaume Tell est destinée au gouvernement de la Suisse, vient recevoir solennellement l'investiture de sa dignité, de son pouvoir, et c'est son frère Nicanor, devenu proconsul, qui doit la lui conférer. Vous ne sauriez imaginer en quels termes flatteurs Nicanor salue l'arrivée de la reine : il se montre encore plus galant pour sa sœur que les poëtes de la poésie pour les poètes du décor.
Olympia, ma sœur, Parthenope est eu fête,
Et l'Italie entière applaudit ta beauté.
De myrte et de laurier ceins ton auguste tête,
Toi, reine par la grâce et par la majesté.
Ce n'est là que le début d'un madrigal qui se prolonge en deux couplets ; mais après tout, c'est un frère qui parle, et nous l'excuserions volontiers si le madrigal ne se continuait bientôt par la bouche même d'Olympia, qui trouve moyen de renchérir encore sur les louanges fraternelles, en disant à celui qu'elle veut séduire :
Tout est soumis à ma puissance,
L'univers est à mes genoux.
…
Un pouvoir rempli de mystère
Rend partout mes charmes vainqueurs.
Je suis l'idole de la terre,
Et la reine de tous les cœurs.
…
C'est ce pouvoir qui me fit belle
Pour tout séduire et tout charmer...
Assez, assez, belle reine ! on ne se dit de ces choses là qu'en Orient. L'Euphrate excuse tout, mais nous sommes à Herculanum, tout près du Vésuve, ne l'oubliez pas. Pour le lui remettre en mémoire, on amène à point deux époux chrétiens, Hélios et Lilia, que Nicanor veut sur-le-champ livrer aux bourreaux. Olympia, plus savante dans l'art des conversions, demande à causer en tête à tête avec l'époux, tandis que le proconsul se chargera de dialoguer avec l'épouse, et ensuite qui vivra, verra !
Ainsi dit, ainsi fait. Du moment qu'Hélios a, du ton le plus tendre, congédié sa chère Lilia, la reine n'y va pas par quatre chemins, et entame brusquement l'affaire :
Noble Hélios, en ton absence,
En vain j'ai cherché dans ma cour
Un roi digne de ma puissance,
Un roi digue de mon amour.
J'ai trouvé des tendresses feintes :
La vérité n'a plus d'autels :
Les nobles flammes sont éteintes
Dans le cœur de tous les mortels.
La personne à qui l'on parle étant toujours exceptée, il s'ensuit qu'Hélios est précisément le roi que cherchait la reine, et nous regrettons d'avoir à le dire, Hélios n'a pas l'air assez révolté ni des prémisses ni de la conclusion. Il hésite, il balance, il chancelle même peut-être ; mais il va chanceler bien plus encore lorsque la reine lui aura versé le philtre enivrant :
Bois ce vin, que l'amour donne
En automne.
Chaque goutte, au teint vermeil,
Est un feu qui nous embrase,
Une extase,
Un doux sourire du soleil.
Ni la raison, ni la foi, ni l'amour de l'époux chrétien pour l'épouse fidèle, ne résistent à ces prestiges : le pauvre Hélios est vaincu, subjugué ; il se réjouit de l'être !
À toi, reine ou déesse,
Je cède à mon ivresse !
Adieu, folle sagesse !
Adieu, mensonges vains !
Ma raison m'est ravie,
Et tout ce que j'envie
Est de passer ma vie
À tes genoux divins.
Rien ne troublerait cette scène d'orgie et de délices, dont le compositeur a tiré un admirable parti, si Magnus, une espèce de prophète, ne s'introduisait parmi les amoureux et les buveurs, pour leur annoncer d'un ton sépulcral la fin du monde… non pas, l'éruption du Vésuve, qui fait mugir la terre et trembler les monts :
Le Vésuve se change en un ardent cratère,
Prêt à tout engloutir sous le feu des démons.
Naturellement la joyeuse troupe se rit du prophète et de la prophétie :
Dans nos jours de folie,
Ce bouffon d'Italie
Manquait à nos repas.
Ce bouffon d'Italie est un peu prématuré pour Herculanum ; c'est plutôt un débris de la fin du monde. Quoi qu'il en soit, l'orgie reprend de plus belle, et conclut le premier acte, qui, sauf le duo du quatrième, nous semble de beaucoup supérieur par l'inspiration mélodique et par la facture à tout le reste de la partition.
Le second acte débute par un chœur de chrétiens dans la solitude et dans la nuit. Les voix d'hommes répondent fort bien à chaque phrase dite par les voix de femmes, dans ce passage :
Roi du ciel, maître de la terre,
Tout chrétien t'adore à genoux.
Immédiatement après ce chœur survient la contre-partie de l'acte précédent, où la reine séduit Hélios ; maintenant c'est Nicanor qui essaye de séduire Lilia. Moins heureux, moins habile que sa sœur, il échoue dans son entreprise. Pourquoi n'a-t-il pas aussi quelque breuvage à son service ? Mais Lilia refuserait d'y goûter. Elle repousse Nicanor, à peu près comme Alice repousse Bertram :
Du traître qui me tente,
Je tromperai l'attente,
Et veux rester constante
À mes amours pieux.
Nicanor a beau lui protester qu'il s'est fait chrétien. Vaine ruse ! Enfin, las de mentir, le séducteur veut en venir à la violence, et ne réussit pas davantage. Va, tu seras à moi, dit-il à Lilia ; et celle-ci réplique : Je ne serai qu'à Dieu. – Ton Dieu ne t’entend pas, s'écrie Nicanor. Là-dessus grondement de tonnerre, tremblement de terre. Nicanor s'obstine. Ton Dieu n'existe pas, crie-t-il encore ; et à ces mots il tombe foudroyé ! Mais qui nous expliquera comment le tonnerre, faisant d'une pierre deux coups, met en liberté Satan, captif depuis un siècle, du même trait qui frappe le proconsul ? Qui nous dira pourquoi Satan, après avoir montré à Lilia son infidèle époux en flagrant délit auprès de la reine, se décide à ramasser le manteau de Nicanor pour se déguiser en proconsul, sans qu'il en résulte aucune surprise, aucun événement, aucune péripétie ?
Dans le troisième acte, il n'y a de vraiment remarquable que les couplets chantés par Olympia pendant la fête,
Viens, ô blonde déesse,
Sourire à notre ivresse !
et le refrain du chœur :
Aimons ! Vénus ravit les cœurs.
Aimons ! point de vaines rigueurs.
Citons encore le premier air de danse et le chœur des bacchantes. Lilia paraît et prononce un Credo dont les paroles rappellent celui de Polyeucte dans les Martyrs, de Donizetti,
Je crois au Dieu que tout le ciel révère,
Au Dieu qui tient l'infini dans sa main,
mais dont la mélodie se distingue par un caractère plus noble et plus religieux. Le finale est plus long que fort. La voix seule de Lilia, que son époux renie pour la sauver de la mort, le relève de temps à autre par des accents pathétiques.
Au quatrième acte, la catastrophe vengeresse a déjà commencé. De la terrasse du palais d'Olympia, le regard s'étend sur des ruines amoncelées. Satan triomphe et s'enorgueillit :
Oui, Satan est vainqueur ! les volontés divines
M'abandonnent ce peuple : il périt sans secours.
Pour hâter l'œuvre de destruction, l'ennemi de Dieu et des hommes convoque le ban et l'arrière-ban des esclaves, enfants de Spartacus, qui entonnent avec un crescendo saisissant l'hymne de mort de la cité agonisante. Hélios et Lilia se rencontrent dans cet instant funèbre ; Hélios cède au repentir, et Lilia, touchée par ses prières, par ses larmes, par son retour à la foi qu'il avait abjurée, à son amour qu'il avait brisé, ne peut faire autre chose que lui accorder sa grâce. Tel est le sujet du plus beau morceau de tout l'ouvrage, d'un duo passionné, mouvementé, gradué avec une émotion vraie et communicative. La musique du compositeur y est au niveau des vers du poëte, et c'est l'éloge le plus significatif qu'il soit possible de lui décerner. La dernière scène de l'œuvre est plutôt faite pour les yeux que pour l'oreille. Herculanum succombe avec fracas et à la lueur des flammes. La superbe Olympia s'engloutit en bravant la colère divine ; Hélios et Lilia montent au ciel en glorifiant Dieu.
M. Félicien David n'a rien perdu pour attendre ; le succès l'a récompensé de sa patience et de ses labeurs Dès le premier jour, une approbation unanime a salué l'œuvre, dont il est à coup sûr le principal ouvrier. Nous ne lui dirons pas que sa partition égale les grandes créations dont se compose le répertoire ancien et moderne de notre Opéra ; mais nous croyons qu'à côté de ces pages immenses, une place honorable est réservée à la sienne, de proportions plus modestes. Rien ne nous serait plus facile que d'en signaler les défauts, d'en découvrir les taches, si nous ne voulions aujourd'hui que la critique cédât la place à l'éloge : la critique viendra toujours assez tôt. Laissons à l'observation le temps de s'exercer, à la réflexion celui de mûrir, et plus tard nous pourrons, sans crainte d'erreur, assigner à Herculanum le rang définitif qui lui appartiendra dans l'ordre musical.
Roger, Obin, Goulon, Marié, Mmes Borghi-Mamo et Gueymard-Lauters sont chargés des principaux rôles de l'opéra nouveau. Que pourrions apprendre à nos lecteurs sur la manière dont ils ont rempli leur tâche ? Qui ne connaît leur talent ? Qui ne sait que Roger excelle à imprimer au personnage qu'il représente, la physionomie qui lui est propre, et qu'il possède ce don si rare an théâtre, celui de créer, dans l'acception admise, sinon rigoureusement exacte, de ce mot ? Qui n'a entendu la voix admirable de Mme Borghi-Mamo et qui ne sait avec quel art elle la conduit ? Dans le rôle de Lilia, Mme Gueymard-Lauters a plus que jamais déployé la puissance sympathique dont la nature l'a douée : elle chante avec le cœur et pour le cœur. Obin n'a rien omis de ce qui devait donner un certain relief au double rôle de Nicanor et de Satan, qu'il remplit tour à tour : ce n'est pas sa faute si ce rôle ambigu ne prête pas à un résultat meilleur. Goulon et Marié ne font que paraître et disparaître, l'un en sa qualité de Satan premier, qu'il abandonne tout de suite à Nicanor, Satan second ; l'autre sous le costume et les traits de Magnus, le prophète. C'est Mlle Emma Livry qui fait avec Mérante presque tous les honneurs et les frais du ballet. Autour de nous quelques amateurs exprimaient tant d'enthousiasme pour l'aérienne et diaphane légèreté de la danseuse, qu'ils pourraient bien, si on les laissait faire, la soumettre au régime des jockeys d'Epsom, de crainte d'un embonpoint très-peu redoutable. Nous ne portons pas si loin le fanatisme, et tout en admirant les pointes supernaturelles de Mlle Emma Livry, nous nous permettrons de remarquer qu'elle est de taille assez haute, et qu'il y a tout au moins du luxe dans ce supplément.
Tous les décors d'Herculanum sont si beaux, si magnifiques que la plume aurait tort de se risquer à les décrire. Il faut en dire autant des costumes et de la mise en scène. Allez, voyez et admirez !
Paul SMITH.
Persone correlate
Opere correlate
Herculanum
Félicien DAVID
/Joseph MÉRY Terence HADOT
Permalink
data di pubblicazione : 02/11/23