Théâtre-Lyrique. Faust
THÉÂTRE-LYRIQUE.
FAUST,
Opéra en cinq actes, paroles de MM. Michel Carré et Jules Barbier, musique de M. Gounod.
(Première représentation le 19 mars 1859)
Ce fantastique sujet a déjà tenté chez nous bien des poètes, bien des musiciens, bien des directeurs de théâtre. Théaulon le mit jadis aux Nouveautés ; il l'avait arrangé à sa manière et substitué en vingt endroits ses propres inventions à celles de Goethe. On l'a vu aux Italiens de Paris, orné de la musique de Mlle Berlin ; on l'a vu à la Porte Saint-Martin à peu près vers la même époque ; Frédérick-Lemaître y jouait le rôle de Méphistophélès, et tout Paris alla le voir valser avec la voisine Marthe : ce fut un succès chorégraphique. Faust dut, cette fois, cent représentations de suite à la valse infernale de Frederick. Faust a reparu tout récemment au même théâtre ; nous ne l'avons point vu, mais, si nous en croyons les on dit, ce n'était pas le vrai Faust.
Celui de M. Berlioz nous paraît bien mieux conçu que tous les autres. Malgré le grand mérite de quelques scènes, le succès du poëme de Goethe — c'est en effet un poëme dialogué plutôt qu'une pièce de théâtre — tient surtout, si l'on en croit les Allemands eux-mêmes, à l'habileté de la versification, à l'éclat de la poésie, à la vigueur, à la hardiesse des pensées, à l'étrangeté de certaines conceptions que l'esprit peut imaginer, mais qui ne sauraient revêtir une forme matérielle. M. Berlioz a tiré de ce bizarre ouvrage une symphonie et non un opéra ; au lieu d'une traduction littérale, il a fait une traduction par équivalents. Aux abstractions poétiques de Goethe il a substitué — si l'on peut parler ainsi — des abstractions sonores ; il a peint, quelquefois avec une étonnante énergie de pinceau, des choses que l'imagination se représente et que l'œil humain ne saurait voir. Nous n'en citerons qu'un exemple.
Après avoir aperçu au sommet de Brocken le fantôme de Marguerite pâle comme un cadavre, avec une ligne sanglante autour du cou, Faust exige que Méphistophélès le transporte immédiatement auprès de sa maîtresse, et tous deux montent sur deux coursiers enchantés, sur deux cavales noires qui franchissent l'espace avec la rapidité de la foudre. Goethe leur fait traverser la scène en galopant, et met un dialogue dans la bouche de ses deux personnages.
FAUST. Que vois-je remuer autour de ce gibet ?
MEPHISTOPHELES. J'ignore ce qu'ils font.
FAUST. Ils vont et viennent, ils se baissent et se relèvent.
MEPHISTOPHELES. C'est une assemblée de sorciers.
FAUST. Ils sèment et consacrent.
MEPHISTOPHELES. En avant ! en avant !
Mettrez -vous les cavales sur le théâtre ? Les ferez-vous galoper ? Ferez-vous parler vos acteurs sur des chevaux au galop ? Tout cela est impraticable, et Goethe, assurément, n'y a jamais pensé. Mais M. Berlioz a mis les deux héros à cheval sur les violons de l'orchestre. Il donne à cette course effrénée un champ plus vaste que n'a fait le poëte lui-même. Il vous entraîne, vous aussi, derrière les cavales noires. Vous les suivez tout haletant, quoi que vous en ayez. Vous dévorez l'espace après elles. Vous entendez leurs bonds furieux dont la terre retentit, et leurs hennissements, et les cris de Méphistophélès qui presse leur course, et les lugubres vociférations des sorciers, et mille autres choses encore, si vous le voulez. Votre imagination n'a qu'à demander pour être aussitôt satisfaite. Car la musique, qui ne dit rien avec précision, a, par cela même, l'avantage de dire tout.
Chacun sait par cœur la scène de l'église, où Marguerite est obsédée par le mauvais esprit, pendant qu'on chante le Dies irae. Ce mauvais esprit est en elle. C'est sa conscience torturée qui doute de la bonté de Dieu. Mettrez-vous cela en scène ? Il vous faut un démon de chair et d'os, un démon portant souliers et culottes, et drapé d'un grand manteau rouge. La scène, de sublime qu'elle était, deviendra ridicule. Et il vous restera à expliquer comment ce démon corporel a pu entrer dans le saint lieu et franchir la première travée sans se noyer dans le bénitier.
Plusieurs de nos confrères ont raconté, scène par scène, et dans tous ses détails, l'histoire de Faust, de Marguerite et de Méphistophélès, absolument comme si elle venait d'être inventée et que personne ne la connût. Nous sommes trop ménager du temps de nos lecteurs et du nôtre pour les imiter en cela. Sauf quelques modifications qui n'ont pas grande importance, MM. Michel Carré et Jules Barbier ont suivi Goethe pas à pas, se contentant d'élaguer les tirades philosophiques. Dans leur pièce comme dans la pièce allemande, Faust est fatigué de l'étude, dégoûté de la science. M. Gounod a peint son ennui, dans une introduction instrumentale qui précède le lever du rideau, avec une vérité parfaite... trop parfaite peut-être. Il est dangereux de pousser la conscience si loin. Mais bientôt, heureusement, ce danger cesse, grâce à un petit air de hautbois, leste, frais, coquet, piquant et d'une élégance suprême, qui vient ranimer tout à coup l'orchestre appesanti. Les auteurs ont substitué cette musette au chant de Pâques : Christ est ressuscité, etc., qui, dans l'ouvrage original, empêche Faust de s'empoisonner.
Résigné à vivre, Faust appelle Satan, qui répond : Me voici, et se présente avec la démarche et les altitudes d'un maître de danse. MM. Barbier et Carré ont judicieusement supprimé le caniche noir, prisonnier du docteur, et délivré par un rat. — Que veux-tu de moi ? La richesse, les honneurs, les dignités, le pouvoir ? — Non, je n'ai que faire de tout cela : je veux la jeunesse. — L'affaire s'arrange aux conditions et avec les cérémonies d'usage. Et comme il faut que cette jeunesse de Faust lui serve à quelque chose, Méphistophélès lui montre aussitôt, dans un transparent magique, Marguerite assise devant son rouet, qui chante en filant. L'orchestre complète le tableau. Un trait de violon imite le bruit du rouet. Les harpes accompagnent ce trait d'une mystérieuse harmonie sur laquelle la sonorité douce et voilée des cors répand des teintes vaporeuses. Cela est touché avec une extrême finesse et tout à fait digne du rare talent de symphoniste dont M. Gounod a déjà donné tant de preuves. Malheureusement, le duo qui termine ce premier acte n'est que bruyant. On y applaudit la voix étendue et vigoureuse de M. Barbot ; mais on y cherche en vain les mélodies passionnées ou ironiques qui devraient exprimer l'amour naissant de Faust et la froide méchanceté de Méphistophélès.
Le second acte commence par une sorte de fête publique. Des buveurs, soldats et bourgeois, sont attablés à la porte d'un cabaret. Un chœur de femmes se joint à eux et bientôt un chœur de vieillards. Ceux-ci viennent chanter un des morceaux les plus remarquables de l'ouvrage. Rien de plus original, rien de mieux tourné, rien de plus spirituel et de plus fin que cette petite mélodie vieillotte que Grétry eût été fier d'avoir trouvée. Elle a été bissée, et méritait bien cet honneur que l'on prodigue beaucoup trop aujourd'hui. Faust et Méphistophélès paraissent bientôt et prennent part à la fête. C'est la scène des étudiants de la pièce allemande, ainsi transformée dans l'intérêt du décorateur et du musicien. Celui-ci n'a été, ce nous semble, que médiocrement inspiré par la chanson du rat, que chante Méphistophélès, à moins qu'il ne chante quelque autre chose, car nos souvenirs sont un peu incertains sur ce point. Mais le compositeur prend sa revanche quand Méphistophélès donne aux soldats du feu pour du vin, quand ceux-ci tirent l'épée, que le démon se défend par des sortilèges, et que les guerriers désappointés, voyant enfin à qui ils ont affaire, l'entourent en lui présentant la poignée de leurs rapières qui figure une croix. Le choral qu'ils lui font vibrer aux oreilles à cette occasion est plein de grandeur et d'énergie. Le diable en demeure étourdi, paralysé, et il y a bien de quoi. Seulement on ne comprend pas que les guerriers, plus pieux qu'avisés, ne poussent pas leur victoire plus loin, et ne profitent pas de cet état d'impuissance où ils ont réduit maître Satan pour s'emparer de lui, le garotter, le plonger dans une cuve d'eau bénite. Il y serait resté jusqu'à la consommation des siècles, comme un serpent dans l'esprit de vin. Que de malheurs ils épargneraient à la pauvre humanité ! Mais on ne pense jamais à tout.
Satan en est quitte pour la peur. On le laisse aller, et l'on ne pense plus qu'à la joie. On danse, on valse surtout. La valse que joue l'orchestre et que les voix accompagnent est gracieuse et originale. Marguerite paraît bientôt, et Faust l'aborde absolument et littéralement comme dans la pièce allemande. Voilà le drame engagé.
Le troisième acte est rempli par la séduction de Marguerite, l'écrin que Méphistophélès place dans sa chambre et dont elle essaie le contenu, la promenade à quatre dans le jardin, etc. Les auteurs n'y ont ajouté qu'une visite mystérieuse du jeune Siebel, amoureux timide et discret de Marguerite. Siebel, dans la pièce allemande, est un vieil étudiant de vingt-cinquième année. Ils en ont fait un adolescent assez semblable au Chérubin des Noces de Figaro, lequel se présente sous les traits de Mlle Faivre. Cela est assurément beaucoup plus gracieux. Siebel chante un petit air assez agréable. Faust paraît à son tour pour exécuter un morceau plus important : Salut, demeure chaste et pure, etc. C'est une mélodie gracieuse et tendre, dont l'effet est augmenté par les répliques d'un violon solo. Ce charmant dialogue de la voix avec l'orchestre finit trop tôt au gré des auditeurs. La vieille chanson du Roi de Thulé a le style antique que demandait la circonstance, avec une expression mélancolique et rêveuse où l'on sent les secrètes préoccupations de Marguerite. La vue des bijoux inspire bientôt à la pauvre jeune fille des mélodies plus vives et plus légères, où Mme Carvalho déploie tout son merveilleux talent d'exécution.
Le quatuor de la promenade est coupé d'une manière très-originale, ainsi que la situation l'exigeait. Il s'y trouve des phrases très-distinguées, et un ensemble vocal très-court, mais très-habilement dessiné.
Il est suivi d'un morceau de symphonie vivement coloré, où les violons, les harpes et les instruments à vent marient leurs sonorités diverses de la façon la plus pittoresque et la plus charmante. Puis vient le duo d'amour entre Marguerite et Faust : Laisse-moi contempler ton visage ! Et un peu plus loin : 0 nuit d'amour, ciel radieux ! etc. Il y a là d'admirables cantilènes, tendres, pleines de cette terrible ivresse de l'imagination et des sens qui fait taire la raison et enchaîne la volonté. Ce beau morceau ne laisserait rien à désirer, si les rythmes en étaient plus variés, si l'andante n'y tenait pas une aussi grande place.
Alors il produirait plus d'effet encore ; mais, tel qu'il est, il en produit beaucoup.
Ce troisième acte a un très-grand mérite. Il est bien regrettable que l'auteur ne se soit point tenu, dans les deux derniers, à ce niveau.
Cependant on trouve encore, au commencement du quatrième, un beau chœur de soldats, où nous devons tout louer, la mélodie, le rythme, les harmonies, la disposition des voix et celles des instruments. Il y a seulement, vers la fin, un épouvantable vacarme. Mais on peut pardonner le bruit à des soldats, et le bruit, par le temps qui court, est un moyen de succès si facile et si infaillible, qu'un compositeur y est naturellement entraîné. Après ce chœur, la sérénade de Méphistophélès, sa chanson morale, comme il l'appelle, nous a paru assez médiocre. Le trio qui suit ne vaut guère mieux. Le morceau d'ensemble où Valentin expire après avoir si longuement maudit sa sœur, est physiquement invraisemblable. On ne parle pas tant et l'on ne crie pas si fort quand on a le corps traversé d'un coup d'épée dont on va mourir. Valentin ne devrait-il pas se lasser avant de lasser les auditeurs ? Quand il est mort et emporté, l'église qui sert de fond au tableau s'ouvre d'elle-même, par un artifice aussi curieux que surprenant de la mécanique théâtrale, et l'œil découvre l'intérieur de l'édifice où Marguerite vient prier, où Méphistophélès vient la pousser au désespoir. Comment peut-il y entrer, et y prendre à ce point ses aises, et y pousser de telles clameurs ? Tout ce qu'il dit nous a paru — musicalement parlant — commun et déclamatoire, et le plain-chant du Dies irae ne fait point d'effet.
On nous permettra de ne signaler, dans le sabbat du Brocken, que la chanson à boire de Faust. Tout le reste serait manqué, à notre avis, quand même on pourrait effacer entièrement ses souvenirs, quand même le second acte du Freischütz n'aurait jamais été écrit. Il y a un moment où de petits monstres hideux viennent gambader à quatre pattes sur la scène, en poussant des hurlements qui ne répondent à aucune intonation. Ce n'est plus de la musique. Quant au trio final, où Marguerite reste dans sa prison et refuse de suivre Faust, nous l'avons écouté, mais nous ne l'avons pas entendu. C'est ce qui arrive souvent, au bout de ces opéras en cinq actes si cruellement bourrés de musique. Lorsqu'un vase est plein, on n'y peut plus rien faire entrer.
La mise en scène est très-belle dans cet ouvrage , les décors nombreux et magnifiques. La foule ne se lassera pas d'admirer les prodiges infernaux du Brocken et les merveilles célestes de l'apothéose finale. Nous recommandons spécialement aux connaisseurs le décor du quatrième acte, l'église, qui nous a paru un chef-d'œuvre de style gothique, — et aux dilettanti, la musique du troisième acte, où l'on reconnaît, presque partout, la main d'un maître.
M. Barbot chante le rôle de Faust avec ampleur, avec éclat : il y a obtenu un très -grand succès, et nous joignons de grand cœur nos applaudissements à ceux du public. Le rôle de Marguerite nous semble moins favorable au talent de Mme Carvalho, que ceux de la Fanchonnette et de la Reine Topaze. Il est triste, il a toujours la même couleur, et demande quelquefois des efforts dramatiques qui semblent fatiguer un peu cette charmante cantatrice. Elle y produit de très beaux effets pourtant, et en tire tout le parti qu'on en pouvait tirer. Elle y est rêveuse, tendre, pathétique ; elle y trouve parfois des accents qui déchirent l'âme, et son talent s'y manifeste sous un aspect tout nouveau.
Léon DUROCHER.
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/Jules BARBIER Michel CARRÉ
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data di pubblicazione : 02/11/23