Roma
ROMA DE MASSENET À L’OPÉRA
Nous avons souvent frémi d’horreur en lisant des récits de voyage où les explorateurs nous révèlent que certains nègres ont l’habitude de tuer et de dévorer leurs parents lorsque ceux-ci ont le manque de tact de dépasser un certain âge. C’est le moyen le plus pratique et le plus expéditif qu’ils aient pu découvrir pour remédier à la crise de la vie chère et à l’encombrement des carrières libérales. La fréquentation assidue des musiciens m’a peu à peu démontré qu’il n’y a pas une très grande différence, spécifique entre l’âme d’un nègre et celle d’un compositeur : à la répétition générale de Roma, en particulier, j’ai eu la sensation très nette que tous deux ont exactement la même conception de l’amour filial.
M. Jules Massenet, patriarche prolifique, commence à gêner terriblement sa descendance. On trouve inquiétante la verdeur persistante de cet ancêtre qui, tous les ans, engrosse sa Muse, l’envoie faire ses couches à Monte-Carlo ou à Paris et n’est jamais aussi joyeux que lorsqu’elle lui donne des jumeaux. Ce prodigieux grouillement d’héritiers, ces baptêmes annuels célébrés avec pompe, irritent la tribu qui se trouve déjà trop étroitement logée dans nos palais nationaux et gémit sur l’exiguïté des « nursery » de l’État.
Cette année, une particularité inattendue a mis le comble à l’exaspération des pères de famille. M. Massenet – à son âge, c’est presque une indécence ! – ne s’est-il pas avisé de changer sa manière ! Jusqu’ici il n’avait jamais eu que des filles, invariablement blondes et souriantes, or son dernier enfant est un garçon noiraud à la mine sévère ! Inquiétant présage ; n’est-ce pas là le commencement d’une nouvelle dynastie ?
Que deviendra l’art lyrique, pensent les montreurs d’ours, si la délimitation des genres n’est plus respectée ! Comment se reconnaître dans la mêlée théâtrale, déjà si confuse, si les rôles des combattants sont intervertis ? Qui nous dit que Saint-Saëns ne va pas demain remettre Manon en musique puisque Massenet vient de récrire les Barbares ?
Ce fut un bel affolement dans les couloirs et, il faut bien l’avouer, un léger effarement dans le public. La malveillance et la tendresse s’accordèrent à déplorer ce choix d’un austère sujet de la part d’un doux vieillard voué depuis son enfance au culte de Vénus « invisible et présente ». Le « cas Massenet » est classé dans l’histoire de l’art ; quel ennui d’avoir tout à remettre en question à propos de ce malencontreux essai ! L’auteur de Werther était entré vivant dans l’immortalité. On lui avait rendu pleine justice, on avait mis en lumière son heureuse influence sur l’essor d’une génération audacieuse, les historiographes du modernisme le plus aigu le saluaient au passage, Debussy, lui-même, ne rougissait pas de lui dédier la filiale accolade de l’Enfant Prodigue, on lui avait reconnu, une fois pour toutes, le droit à la romance et à la grande effusion sur la quarte et sixte en manière de pension de retraite, on continuait à fêter courtoisement les aimables redites de ses derniers ouvrages, et l’on recueillait avec respect les irradiations de son génie passé semblables à ces rayons qui cheminent encore dans les espaces intersolaires plusieurs années après l’extinction de l’astre qui les émit ! Quel sort pouvait être plus enviable ?
Un geste maladroit de l’Immortel vient de signaler aux passants que le Panthéon recelait un vivant ! Tout est remis en discussion et nous nous retrouvons sans indulgence, en présence d’un banal livret d’Henri Cain et d’une partition desséchée et sans grâce ! Heureusement que Noé a des fils, dans le journalisme !
Au fond, cette mésaventure nous eut été épargnée sans l’exemple déplorable de ce diabolique Verdi et de son senile miracle : le « coup de Falstaff » empêchera toujours nos immortels... de mourir !
Émile Vuillermoz
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data di pubblicazione : 01/11/23