Lancelot de Joncières
Ce n’est pas sans quelque appréhension que les Tout-Parisiens familiers avec l’histoire de nos théâtres lyriques se rendaient hier soir à l’Opéra. Notre excellent confrère et doyen M. Victorin Joncières fut, en effet, pendant un laps de temps appréciable, un redoutable porte-guigne au point de vue de la sécurité des théâtres qui montaient ses œuvres nouvelles. Dimitri, sa maîtresse partition, allait paraître sur la scène du Lyrique, lorsque la Commune fit flamber le monument municipal de la place du Châtelet. M. Joncières porta son manuscrit à l’Opéra de la rue Le Peletier. Nouvel incendie. La pièce mise au point dans la salle Garnier, Mme Darain s’évanouissait en scène, au cours de la première audition, et le lendemain M. Gailhard prenait son congé. Le 25 mai 1887, l’affiche de la salle Favart annonçait la reprise du Chevalier Jean ; le soir même l’Opéra-Comique brûlait.
La première de Lancelot s’est passée sans retour de catastrophe ; la soirée a même été remarquablement calme ; on a écouté en toute tranquillité l’histoire tour à tour pittoresque et sobrement émouvante des amours de la reine Guinèvre et du beau chevalier Lancelot. On sait que nous possédons deux arrangements de la légende de Lancelot et de la dame du lac. L’un est la traduction allemande par Ulrich de Zazichoven du roman provençal du trouvère Armand Daniel ; l’autre est l’adaptation faite au douzième siècle par le chevalier Gautier Mapp, ou, pour mieux dire, la version en langue romane d’un texte latin disparu comme le manuscrit en langue d’oc.
L’éducation de Lancelot par une fée qui l’enlève de son berceau et le cache dans son palais magique du lac enchanté jusqu’à ce qu’il ait l’âge d’homme, sert de début aux deux poèmes : mais Gautier Mapp a mal raconté, entre autres épisodes de son adaptation (qui est un véritable roman à tiroirs), les amours de Lancelot et de la reine Guinèvre, compagne du roi Arthus, la colère du roi, la condamnation de la reine au bûcher, son enlèvement par Lancelot, le siège du château de Joyeuse-Garde où se sont réfugiés les amants, etc, etc. De cette donnée, qui avait séduit Tennyson, le regretté Louis Gallet et Edouard Blau n’ont gardé que les grandes lignes, je veux dire le ménage à trois, longtemps ignoré du bon roi Arthus.
[argument de la pièce]
Au demeurant, et avec les divers emprunts au répertoire que je viens de signaler, un simili-Lohengrin, un Lohengrinet. Ce poème n’est pas extraordinaire, mais offre un intérêt suffisant, et l’avant-dernier tableau – les adieux d’Arthus à Guinèvre – ne manque pas d’une certaine grandeur tragique. Il a inspiré à M. Victorin Joncières une partition qui date, entendu par là une œuvre sans ambition ni prétention moderniste. Ce n’est pas le nouveau jeu musical. Au contraire ! On dirait même, en écoutant ces quatre actes d’uniforme tenue, que l’auteur de Lancelot a eu le parti-pris de demeurer obstinément le compositeur de Dimitri, voire du Chevalier Jean et de la Reine Berthe. La formule qu’il employait il y a vingt ans (et c’était souvent celle dont ses aînés faisaient usage deux douzaines d’années plus tôt), M. Joncières la réédite sans variante. Pour rendre en toute sincérité une impression qui donne la caractéristique de cette soirée vaguement rétrospective, il me semblait à certains moments, au fond de mon fauteuil d’orchestre, être mon propre grand-père, assister à une « première » musicale des années de début de la monarchie citoyenne ; et j’avais besoin, pour me ressaisir, de reconnaître, sous le ruissellement des lampes électriques, l’ornementation Babylonico-Péruvienne de la salle Garnier.
Cette fidélité aux anciens rites, cette simplicité de procédés, cette limpide transparence de l’orchestration causent un étonnement qui va parfois jusqu’à la stupeur, au lendemain des orgies polyphoniques de Louise !Mais si M. Joncières ne veut connaître qu’une formule, du moins la connait-il bien. Cette écriture qui nous paraît archaïque, est large et soutenue ; plusieurs pages se détachent en vigueur. Je citerai la marche royale, la tendre mélodie d’Arthus « Je ne me sens plus roi quand tu ne souris plus », le chœur « Ah ! sonnez, fanfares éclatantes », d’un beau caractère romantique, l’ensemble : « Oui, nous irons encore, pleins d’extases sans nombre… », la scène des aveux d’Elaine à Lancelot, enfin tout le premier tableau du quatrième acte que M. Joncières a traité en véritable compositeur dramatique et qui aurait pu changer en franc succès l’accueil courtois fait à Lancelot, si Mme Delna jouait Guinèvre avec plus de fièvre et d’accent.
La jeune tragédienne lyrique a malheureusement tiré un assez médiocre parti du rôle de la complice de Lancelot ; elle l’a concentré et sombré au lieu de le mettre en lumière. Mme Bosman donne une physionomie intéressante au personnage d’Elaine. Au premier plan de l’interprétation masculine, M. Vaguet bien en voix et qui a fait un sort aux nombreuses romances de son emploi d’amoureux, et M. Renaud, un Arthus tout à fait remarquable dans la scène du pardon où il ne lui a manqué qu’une partenaire bien disposée ; au second, M. Fournets, un correct Alain de Dinan, M. Bartet, un vibrant Markhoël, et M. Laffitte qui détaille avec sûreté le petit rôle du ménestrel Kadio.
Il faut louer sans réserve le luxe avec lequel la direction de l’Opéra a monté un ouvrage apparemment destiné à lui faire plus d’honneur que de profit. À l’éclat des costumes, répond l’originalité des décors : celui du troisième acte et du dernier tableau, signé Amable, le lac des fées et le château de Dinan, donne l’impression d’une gigantesque imagerie de Gustave Foré. M. Hansen a fort habilement réglé le ballet du troisième acte, la danse des fées, les évolutions chorégraphiques de l’éducation de Lancelot, initié par Galanterie et Courtoisie à la science du Gay-Sçavoir. Mlle Robin mime avec bien de la grâce le rôle de Lancelot adolescent, et Mme Sandrini est une Dame du lac très en forme.
Camille Le Senne
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/Édouard BLAU Louis GALLET
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data di pubblicazione : 18/09/23