Ariane. Les impressions de Massenet, Mendès et de leurs interprètes
« ARIANE »
Les impressions de MM. Massenet et Catulle Mendès et de leurs interprètes
Il y aura une salle à l’Opéra, ce soir, et quelle salle ! Rarement solennité musicale aura été attendue avec plus de curiosité et plus d’impatience que la répétition générale d’Ariane dont tout le monde parle, depuis quelques jours. Sur un livret de M. Catulle Mendès, Massenet a écrit une partition qui, suivant ce qu’en disent les renseignés, aura un succès égal au succès légendaire de Manon et de Werther.
À la veille d’un tel événement produit par la collaboration de deux grands artistes, il fallait quelque audace pour solliciter non pas des interviews, mais une lettre mais leurs propres impressions, au compositeur, au librettiste et à leurs interprètes : Mme Lucienne Bréval, la grande cantatrice en tête ; Mlle Louise Grandjean, Mlle Arbell, Mlle Demougeot ; MM. Muratore et Delmas !
J’ai eu cette audace et j’en ai été récompensé. II me paraît amusant en effet, intéressant à coup sûr, de publier telles quelles ces notes hâtives écrites dans la fièvre à la veille d’une bataille, — et d’une victoire.
M. Massenet
Paris, 27 octobre 1906,
Cher monsieur et ami,
Je vous envoie, à la hâte, ces quelques notes sur Ariane qui — depuis des jours, des mois et des années — a été ma vie !
En Catulle-Mendès, j’ai trouvé une hauteur d’inspiration qui m’a fièrement soutenu pendant les heures laborieuses passées dans ma solitude des étés !...
En notre directeur, nous avons rencontré le plus dévoué des collaborateurs ; en nos interprètes, l’expression admirablement exacte et émue de nos sentiments.
J’allais oublier un détail intime, familial, qui vous amusera peut-être ?
C’était – il y a trois ans, – à la campagne, un soir de juin ; notre petite-fille était avec nous, en vacances.
Je l’entends encore me dire :
— Eh bien ! grand-père, où en es-tu maintenant ?
— Maintenant ?... Maintenant, j’en suis lorsque les trois Grâces emmènent Ariane dans l’Enfer.
— L’Enfer !... on verra l’Enfer !...
— Oui !… mais pas l’Enfer méchant ! Ce sera l’Enfer triste, désolant... l’Enfer des âmes en peine... l’Enfer des âmes qui n’en peuvent plus... l’Enfer de la douce et plaintive Perséphone, à laquelle des roses rendront la vision de la terre lointaine !
…………………
En cette minute, tout en parlant à l’enfant, j’avais trouvé toute la musique de ce quatrième acte.
À vous, très à vous, bien confidentiellement et bien amicalement.
M. Massenet.
M. Catulle Mendès
Au Théâtre-Sarah-Bernhardt, tout en réglant avec la grande Sarah les lumières du quatrième tableau de la Vierge d’Avila, son œuvre nouvelle, le librettiste d’Ariane, que je torture effroyablement, me dicte sa lettre :
J’ai pensé à faire Ariane, après avoir fait Médée, à cause de la similitude qui existe au commencement des deux légendes. Toutes les deux, Médée et Ariane, pour l’amour d’un bel étranger, trahissent leur patrie et leur race, toutes les deux sont abandonnées par l’homme qu’elles ont passionnément aimé ; mais tandis que Médée se venge affreusement de l’ingrat, Ariane ne cesse pas d’aimer l’infidèle et meurt solitaire, sans plaintes, en l’aimant toujours ; de sorte qu’Ariane est le légendaire exemple du dévouement, de l’amour et de la résignation.
Pour ce qui est de la forme que j’ai donnée à mon œuvre, j’ai essayé, sans renoncer, cela va sans dire, aux ressources du lyrisme et du vers modernes, de renouer la tradition du roman musical français dont Quinault nous a laissé de si délicieux exemples.
J’ai eu la parfaite joie de trouver en Massenet, sans qu’il renonçât, lui non plus, cela va sans dire, à sa personnalité et à la technique moderne, un merveilleux Lulli, un parfait Rameau et un très parfait Gluck.
Quant à l’interprétation d’Ariane, je suis vraiment heureux de pouvoir dire à quel point j’ai été touché par le noble effort, par le zèle ardent de M. Gailhard, qui a été pour nous un véritable collaborateur.
Je pense qu’il vous suffit de lire la distribution des rôles de notre pièce pour être certain que jamais une plus magnifique interprétation n’a été offerte à un musicien et à un poète...
Catulle Mendès.
Mme Lucienne Bréval
ARIANE
Samedi soir.
Que vous dire, mon cher ami ? Je n’ai aucune anecdote à vous raconter sur les répétitions.
Je ne sais qu’une chose, c’est que j’ai le trac, l’horrible trac, comme toujours à la veille d’une première.
Croyez à mes sentiments les meilleurs.
Lucienne Bréval.
Mlle Louise Grandjean
PHÈDRE
Samedi.
Cher monsieur et ami,
Mon rôle ? Jamais je n’ai eu à en remplir de plus passionné ! Car quoi de plus empoignant que de se trouver aux prises avec l’amour que l’on ne doit pas, que l’on ne veut pas ressentir pour l’époux d’une sœur, chérie ? Voilà Phèdre...
Il m’a semblé autrement facile, je vous l’avoue, de chanter Yseult que de personnifier la sœur d’Ariane. Mon rôle, tout de composition, demande un changement de physionomie et de situation à chaque instant ; aussi ne serez-vous pas étonné d’apprendre que les répétitions m’ont beaucoup fatiguée, mais l’orgueil d’incarner Phèdre me remplit de courage pour la répétition de ce soir. Ma joie est grande de chanter cette musique idéale de notre maître Massenet sur les admirables vers de Catulle Mendès. Curieux, vous voulez une anecdote ? La voici. Plusieurs fois Massenet me rencontrait dans les couloirs, me disait sur un ton navré :
— Ma pauvre Grandjean, je suis obligé de vous faire de la peine ; il faut absolument couper telle phrase dans votre rôle !
— Mais, mon cher maître, répliquai-je, c’est la plus délicieuse !
— Il le faut cependant !
Alors, tout à fait atterrée, je dis :
— Eh bien ! alors, il ne me reste plus qu’à rendre mon rôle !
Massenet attendait cela, et m’embrassant :
— Allons, je vous ai fait marcher !... Non, vous ne rendrez pas le rôle !
C’est vrai, j’avais marché... C’était une de ses blagues favorites... Voilà !
Meilleurs sentiments.
Louise Grandjean.
Mlle Lucy Arbell
PERSEPHONE.
Samedi.
Monsieur,
Chanter ce rôle de Perséphone dans le quatrième acte de cette œuvre admirable est une joie émouvante pour moi.
Dire dans ce même acte les vers si beaux, si puissants, de notre grand poète Catulle Mendès est une fierté.
En parfaits sentiments.
Lucy Arbell.
Mlle Demougeot
LA DÉESSE CYPRIS
Cher Monsieur,
Le grand Maître français a écrit avec un cœur de vingt ans une partition virile, passionnée, amoureuse et charmante.
Ariane est un pur chef-d’œuvre, merveilleusement écrit pour les voix, scénique à souhait, orchestré magistralement ; en un mot, signé Massenet.
Cypris est heureuse d’adresser cet humble hommage d’admiration à celui qui a idéalisé la femme. Je ne regrette qu’une chose : c’est que mon rôle ne soit pas plus long !
M. Demougeot, de l’Opéra.
Le ténor Muratore
THÉSÉE
Samedi.
Cher monsieur,
Vous me demandez mes impressions sur Ariane et sur mon rôle. C’est très sincèrement que je déclare Ariane une œuvre complète, admirablement charpentée, avec des personnages exprimant des accents si humains et gardant pourtant les belles lignes antiques des déesses et des demi-dieux !
Le jour où le rôle de « Thésée » m’a été confié, j’ai senti combien je l’aimerais et quelles joies artistiques il me réserverait. Il fallait le jouer comme un rôle de tragédie et aussi le chanter comme tel, car si le troisième et le cinquième actes sont très violents, les premier et quatrième sont tout imprégnés de grandeur et de charme.
Vous dirai-je qu’à la veille, pour la première fois, de faire une création à l’Opéra, dans un rôle écrit par deux grands maîtres comme Massenet et Mendès, j’ai tout de même quelque appréhension ! Mais, guidé comme je l’ai été par les conseils de mon directeur, M. Gailhard, dans la composition scénique de mon rôle, j’ai bon courage pour affronter le Minotaure !
J’espère que ces quelques impressions, jetées au courant de la plume, vous renseigneront et vous suffiront. Croyez, cher monsieur, à l’assurance de mes meilleurs sentiments.
L. Muratore.
M. Delmas
PIRITHOUS
Samedi.
Mon cher ami,
Il m’est un peu délicat de répondre à votre question, non que je sois embarrassé pour le faire, mais parce que, interprète, et interprète très dévoué, très heureux, d’Ariane, on pourrait m’objecter comme au personnage de Molière : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! » Je me risque. Aussi bien fut-ce une joie constante pour moi de découvrir — je puis dire note à note, mot à mot — la rare beauté de la nouvelle partition de Massenet, du nouveau poème de Catulle Mendès.
Il est très fréquent d’interpréter une admirable musique ou un admirable livret. Mais combien est rare cette harmonie : une musique et un poème vraiment dignes l’un de l’autre ! C’est aussi rare que la collaboration d’un aussi grand musicien et d’un aussi grand poète que Massenet et Catulle Mendès. Ce qui m’avait toujours surpris, c’est que deux grands talents si grandement près l’un de l’autre ne se fussent pas encore harmonisés dans une œuvre lyrique. C’est fait, je serai heureux si je puis compter, au moins par ma bonne volonté, pour un tout petit peu dans la gloire qui va saluer cette collaboration entre toutes éminente, cet opéra magnifique entre tous.
Une cordiale poignée de mains de votre toujours dévoué
J.-F. Delmas, de l’Opéra.
Comme je demandais hier soir à M. Gailhard :
— Et alors, Massenet est content ?
— Il vient de venir à l’instant.
— Pour vous féliciter ?
— Pour me faire ses adieux.
— Comment ! ses adieux ?
— Mais oui, mon cher, vous savez bien que Massenet n’assiste jamais à ses premières. Il est venu simplement me dire : « Mon cher directeur, je vous confie Ariane, et je m’en vais... »
— Où ?...
— Vous seriez, bien malin si vous pouviez me le dire à moi-même ! Il a pris le train et il va se cacher dans un coin où, pendant cinq ou six jours, personne ne le rencontrera, personne ne pourra lui parler de la soirée de dimanche et de la première de mercredi.
— Alors, vous ne pouvez pas lui télégraphier le résultat ?
— Impossible !
Ainsi, quand le maëstro Paul Vidal et les artistes de son orchestre seront salués par les applaudissements du public d’élite de l’Opéra, quand les auteurs et leurs interprètes seront acclamés, le grand musicien rêvera peut-être, seul en quelque village lointain que dorent les dernières feuilles d’automne, à quelque nouveau chef-d’œuvre !
MARCEL HUTIN.
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/Catulle MENDÈS
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data di pubblicazione : 02/11/23