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Revue musicale. Carmen

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REVUE MUSICALE

Il y a du nouveau à l’Opéra-Comique, il y a Carmen, quatre actes d’après la Nouvelle de Mérimée.

Carmen est une zingara à la beauté étrange et au cœur diabolique ; moitié bohémienne, moitié ouvrière, elle est affiliée à une bande de contrebandiers qu’elle voit en secret, et fait ostensiblement partie d’un atelier de cigarières, à Séville.

C’est sur une place voisine de cet atelier, et devant la façade d’un corps de garde, que nous transportent tout d’abord les auteurs du poème de Carmen. Ils nous font assister à différentes scènes amusantes, un défilé de promeneurs et de promeneuses échangeant des billets doux et des sourires derrière l’éventail, une arrivée de dragons escortés d’un chœur de gamins, enfin une joyeuse et pittoresque procession de cigarières sortant de la manufacture, le cigarillo aux lèvres. C’est alors que paraît Carmen.

Carmen a remarqué sur la place même, et devant le corps de garde, certain brigadier à l’air honnête et indifférent. Indifférent ! il n’en faut pas plus pour que Carmen lui veuille plaire à tout prix :

Si tu ne m’aimes pas, je t’aime,
Et si je t’aime, garde à toi !

dit une de ses chansons. Elle agace donc le pauvre don José, et voilà déjà le brave garçon amoureux de la zingara. En vain une jeune fille de son pays, sorte d’Alice au regard de fiancée, vient lui apporter des nouvelles de sa mère et lui rappeler les amours du village natal (j’ai cru qu’elle allait chanter : Va, dit-elle, comme dans Robert).

Don José est comme dominé par l’image de Carmen, et il ne tarde pas à en donner une dangereuse preuve.

Carmen s’est prise de querelle avec une compagne d’atelier ; elle s’est jetée sur elle et lui a labouré le visage de la pointe de son couteau. Arrêtée, elle va être conduite à la prison de la ville. C’est don José qui la garrotte, et c’est lui qui doit la remettre aux geôliers.

Restée seule avec son trop faible gardien, la bohémienne le fascine, l’ensorcelle tout à fait. Elle lui fait dénouer ses liens ; elle lui pose des conditions : « S’il veut être le complice de l’évasion de Carmen, Carmen sera à lui. » Le marché est conclu, quand arrive un flot de peuple et de soldats. La diabolique créature donne un coup de poing à don José, qui feint d’en être renversé : la prisonnière se sauve ; tumulte, éclats de rire, fin du premier acte.

Le second acte nous introduit dans la posada, quelque peu suspecte, d’un marchand de friture, Lillas Pastia : c’est là que toréadors et militaires pendant le jour, et Dieu sait qui, pendant la nuit, font des ripailles ou montent de bons coups.

Don José, qui sort à peine de la prison où l’a conduit sa complicité dans l’évasion de Carmen, don José vient chez Lillas Pastia retrouver sa bohémienne ; celle-ci lui fait fête, danse pour lui et croit peut-être l’aimer pendant une heure. Tout à coup la retraite sonne : don José veut rentrer à la caserne.

— Non, ne me quitte plus, lui dit son mauvais génie, déserte !

Don José se débat et résiste de la belle façon ; le devoir va l’emporter sur la passion, lorsque quelqu’un frappe à la porte et finit par entrer de force. C’est le lieu tenant de don José qui s’est invité lui-même à rendre visite à Carmen après le couvre-feu. Scène de jalousie. Commencement de duel entre le lieutenant et le brigadier... Mais une foule de bohémiens ont envahi la posada, lieu de leurs rendez-vous. Ils désarment les combattants, font garder le lieutenant à vue et emmènent en expédition don José, que Carmen entraîne et qu’elle improvise contrebandier.

Au troisième acte, nous sommes chez ces vagabonds, en plein campement, au milieu d’un site sauvage. Don José est là avec ses nouveaux compagnons, tourmenté de repentirs et de jalousie. Carmen ne l’aime plus ! Comme pour accroître sa douleur, son amie d’enfance, Micaëla, cette autre Alice apparue au premier acte, vient encore lui parler de sa mère qui va mourir. Hélas ! don José pense à Carmen, – à Carmen et au toréador Escamillo, son rival heureux maintenant. Cet Escamillo, on ne sait trop pourquoi, vient se jeter au beau milieu de ce troisième acte, en plein désert, au grand désespoir de don José, qui provoque le nouveau favori de Carmen : duel au couteau, interrompu à temps, comme celui de l’acte deuxième... Enfin, Micaëla parvient à entraîner don José auprès de sa mère mourante, mais don José se promet une vengeance terrible...

Cette vengeance, c’est un coup de navaja qu’à l’acte suivant il donne à Carmen en pleine plazza de Toros, tandis que Carmen, endurcie en son amour pour le toréador, Aère d’un dernier défi à celui qu’elle n’aime plus, va s’élancer dans le cirque pour applaudir son nouvel amant. En cet instant, la foule sort du spectacle, entourant et acclamant Escamillo. Don José, hagard, montre le cadavre de son ancienne maîtresse :

Vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tuée !
C’est sur ce cri que finit le drame.

Je dis : le drame, et c’est un drame en effet. Se peut-il que des auteurs de grand esprit et de grand talent comme MM. Meilhac et Halévy aient voulu ajouter une noirceur de plus au noir répertoire que M. Du Locle va créer à la longue ? Ne sentent-ils pas qu’il y a là une méprise ?

Je ne veux point les chicaner sur certaines invraisemblances de détail dont leur respect quelquefois servile du texte de la nouvelle ne les a pas préservés. Je ne leur demanderai pas s’ils n’ont point de torts littéraires vis-à-vis de Mérimée. Je leur passerai même ce personnage de Micaëla, si peu original et si peu nécessaire à l’action. Mais je crains que l’attitude du public ne leur fasse suffisamment comprendre combien ils ont fait fausse route en voulant conduire l’Opéra-Comique sur les brisées du drame avec une intrigue farouche, violente, que le charme du style de Mérimée et le cadre de la nouvelle pouvaient seuls faire valoir…

Il y a donc, je le répète, une méprise dans le fait des auteurs du poëme ; il y en a peut-être une autre dans le fait du compositeur.

On sait à quelle école appartient M. Bizet. Cette école compte de nombreux talents, et ses tendances ne me sont point antipathiques : seulement c’est une erreur d’appliquer ces tendances à tous les sujets. Étant donné un cadre espagnol, à couleurs voyantes, avec du soleil, des filles, des bohémiens, des soldats, des toréadors, des coups de feu et des coups de couteau, ne fallait-il pas proscrire les demi-teintes, accepter résolument la nécessité des lignes claires, caractérisées, un peu violentes, au besoin un peu communes (je ne dis pas banales) ? M. Bizet est un talent trop fin pour ce sujet de Carmen. Sa musique est charmante, très fouillée, très expressive quand elle n’a que des sentiments tempérés à exprimer ; mais ici, elle n’est pas scénique. Je suis désolé de faire chorus avec beaucoup de profanes, mais je suis de ceux qui, préférant à toute musique la musique des concerts, ne veulent pourtant l’entendre qu’aux concerts, et qui, suspectant un peu la musique dite scénique, conviennent cependant qu’elle seule peut cadrer avec les décors, les costumes, le lustre et ses chevaliers, et tant de choses encore incompatibles avec les hautes jouissances du grand art. Si l’on accepte de composer pour le théâtre, il faut accepter l’esthétique théâtrale. Que M. Bizet veuille bien y réfléchir.

J’ai remarqué au premier acte une marchetta, où deux fifres font les parties principales, et qui a assez de couleur ; un chœur de gamins applaudi, bien que quelques notes (la dernière notamment) aient été d’une fausseté éclatante ; un autre chœur : La cloche a sonné, doux et agréable.

Le premier air de Carmen, avec ses effets d’intervalles chromatiques, m’a laissé une faible impression en somme, malgré le refrain chanté en ensemble et d’un caractère assez franc. La Séguidille est un air de danse qui en vaut beaucoup d’autres.

L’introduction du second acte a de jolies sonorités, surtout grâce aux instruments à vent et de bois. Cet acte a pour morceau capital, ou réputé tel, les couplets du Toréador qui ont au moins le mérite d’être de facture populaire, c’est-à-dire en situation. – Quintette bouffe, vif et spirituel. – Dans le duo de Carmen et de José, je remarque une romance, fragment qui a de l’ampleur et du pathétique. Le finale est écourté, mais chaud et coloré.

Au troisième acte, j’aime beaucoup le chœur nocturne des bohémiens, auquel on n’a pas assez vendu justice. Harmonie très distinguée, tonalité indécise, qui semble flotter du majeur au mineur correspondant, ce qui donne au morceau une couleur entre chien et loup plein d’effet. Amusant, le trio des cartes. Dans un ensemble féminin, je note un peu plus tard un délicieux chant de violon en pianissimo. Mais c’est, je crois, la romance de Micaëla qui est la perle de cet acte : c’est expressif, c’est triste et doux, et plein d’accent : l’accompagnement en est très intéressant aussi.

L’acte dernier ramène des motifs déjà connus, entre autres l’air du toréador. Le souvenir le plus net qui me soit resté de cet acte-là, c’est un souvenir de fatigue et d’ennui.

Mme Galli-Marié n’a pas, dans Carmen, le physique de son emploi ; elle lutte en outre contre un rôle peu sympathique ; néanmoins ; on peut louer volontiers et son intelligence et sa voix. M. Boühy est un brillant toréador ; il a dit avec chaleur son air populaire : Toréador, prends garde ! M. Lhérie est faible dans le rôle de don José ; il faut dire aussi que ce rôle est terrible, écrasant. Mlle Chapuy a donné quelque relief au personnage tout épisodique de Micaëla surtout dans la belle romance du troisième acte. Décors et costumes sont remarquables, mais ils n’ont malheureusement pas suffi à assurer un succès. […]

Gabriel Liquier

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(1838 - 1875)

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date de publication : 23/09/23