L'histoire du Roi d'Ys
L’Histoire du Roi d’Ys
Notre interviewer ordinaire devait une visite à l’auteur du « Roi d’Ys ». Ce chef-d’œuvre si longtemps enseveli dans l’obscurité par le mauvais vouloir des directeurs a comme toutes les œuvres longuement conçues et lentement travaillées aux heures d’inspiration privilégiée, puis livrées au grand public après une lutte acharnée contre le mauvais vouloir, les rivalités sourdes des confrères, la parcimonie des directeurs patentés ayant boutique sur rue, ce chef-d’œuvre, dis-je, a une histoire douloureuse.
— Il n’y a guère que quatre ans que l’ouvrage a pris sa forme définitive après les remaniements successifs a dit le célèbre compositeur à notre collaborateur : M. Vaucorbeil, qui savait à quoi s’en tenir sur la valeur réelle de mon travail et qui, avant d’être directeur de l’Opéra avait fait un rapport fort élogieux au sujet du « Roi d’Ys » refusa formellement de jouer la pièce quand il eut en main le pouvoir discrétionnaire à l’Académie nationale. Nous ne pouvons pas faire d’essai à l’Opéra, me dit-il. Seulement, pour être agréable à Jules Ferry qui me voulait du bien il lui promit de me commander un ballet.
Un ballet ! cela n’entrait pas du tout dans mon genre, mais il fallait avoir l’entrée de la maison.
Je proposai donc deux ou trois sujets de ballet à M. Vaucorbeil. Il les trouva détestables et m’en proposa, ou plutôt m’en imposa un que je trouvai fort mauvais. J’eus la franchise de le lui dire. Il me dit : c’est à prendre ou à laisser, je ne voulais pas laisser je pris.
— Seulement, reprit-il, il y a une condition expresse c’est que l’ouvrage sera prêt pour novembre. Or, nous étions en juillet ! C’était habilement calculé pour me mettre dans l’impossibilité d’arriver à temps. Je voulus protester.
— C’est à prendre ou à laisser, répéta l’autocrate de l’Académie.
Je cédai encore et me mis à l’œuvre. Pendant trois mois, j’ai travaillé dix-huit heures par jour, prenant dix minutes pour déjeuner, vingt minutes pour dîner et cinq heures pour dormir. Après trois mois de ce travail surhumain, j’avais entièrement terminé au piano la composition de mon ballet. Il ne me restait plus que l’orchestration à faire, lorsqu’une nuit je fus subitement frappé d’une attaque de paralysie. Impossible de continuer.
M Vaucorbeil vint alors chez moi, il exigeait la livraison immédiate de l’œuvre, menaçant de faire passer « Françoise de Rimini » d’Ambroise Thomas avant Namouna, le ballet demeuré en détresse. Il m’était impossible de travailler. J’étais dans une impasse terrible. Antonin Proust, alors ministre, eut connaissance des procédés du directeur de l’Opéra, il l’appela au Ministère et se mit dans une colère violente le menaçant d’une mise à pied s’il ne me rendait pas justice. Vaucorbeil réussit à obtenir que le ministre fixât un délai pour la terminaison de l’œuvre.
Il savait que j’étais assez gravement atteint pour ne pouvoir travailler de longtemps. Le ministre céda et fixa un délai d’un mois. La situation demeurait la même pour moi.
Sur ces entrefaites, un fait unique dans l’histoire de l’art et tout à l’honneur de l’un des maîtres de l’Opéra moderne se produisit.
Charles Gounod que je connaissais peu personnellement, et qui terminait à ce moment même, un ouvrage pressé vint me voir et s’offrir simplement et grandement, je dois le dire, à orchestrer mon ballet sur mes indications. J’acceptai avec empressement. L’auteur de Faust, se mit à l’œuvre, travailla quatorze heures par jour et fut prêt à l’heure, c’est ainsi que Namouna a pu voir le jour de la rampe à l’Opéra.
— C’est très beau pour Gounod et très beau pour vous aussi, cher maître, l’auteur de Faust n’eût pas fait cela pour tout le monde.
— Je lui en garde une profonde reconnaissance. Nous nous voyons peu lui et moi mais chaque fois que je puis raconter ou faire raconter ce fait de simplicité héroïque je suis heureux de le faire.
— Et, malgré la porte ouverte par Namoura, le Roi d’Ys n’a pu entrer à l’Opéra !
— Namouna n’est pas plus mauvais qu’un autre-ballet mais cet essai n’a pas été heureux. Il a fallu qu’un directeur intelligent prit après l’incendie la suite des affaires à l’Opéra-Comique pour que le Roi d’Ys fût joué.
— Vous connaissez beaucoup la Bretagne, vous comprenez intimement la mer dont vous avez merveilleusement et avec un sentiment objectif profond exprimé et traduit en musique les puissantes symphonies.
— Je ne connais pas le pays où, dit-on, se passe l’action, je connais la baie de Saint-Malo et de Saint-Lunaire où l’on place le lieu de scène d’une légende à peu près identique à celle du « Roi d’Ys ».
— Avez-vous quelque nouveau chef-d’œuvre en préparation ?
— Je ne fais rien pour le théâtre, je n’ai pas de sujet qui me plaise et puis j’ai besoin de reprendre haleine. Ce surmenage excessif m’a fatigué.
— Enfin, vous tenez le succès, mais je me demande comment peuvent arriver les jeunes, ceux qui n’ont ni relations, ni fortune, ceux qui ne peuvent pas attendre sans mourir, lorsque vous qui aviez une situation, un passé musical, de puissantes sympathies dans les régions officielles, n’êtes arrivé à la scène qu’après une lutte qui a failli vous être mortelle.
Ici le maître eut un sourire un peu amer et un éclair de fierté dans le regard.
— C’est que je n’ai peut être pas l’échine assez souple, reprit-il, ceux qui veulent arriver à tout prix ont une habileté, un savoir-faire que n’ont pas toujours les artistes qui se respectent.
— Ne permettez-vous de raconter l’histoire de votre ballet et de votre pièce.
— Certainement, en prenant des ménagements, parlez de Gounod, dites ce qu’il a fait pour moi, cela me fera plaisir.
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date de publication : 04/11/23