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Le Roi d'Ys

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LE ROI D’YS

Les journées du 5 et du 7 mai dernier feront date artistique, non seulement dans l’année courante, mais dans l’évolution de la musique française contemporaine. Elles ont consacré, publiquement, la gloire d’un de ces maîtres que la foule ignore trop longtemps, non tant par sa faute que par celle des critiques de mauvaise foi et des envieuses coteries d’auteurs. Edouard Lalo est de ceux-là : hautement prisé des connaisseurs, il l’était, peu ou point du public. Et pourtant, que d’œuvres de valeur n’avait-il pas déjà signées ! Fiesque, Namouna — dont la chute fut glorieuse à l’égal d’un triomphe, car elle dénonça à tous les esprits honnêtes, par la situation faite à nos compositeurs, les merveilles de haine aveugle et les miracles de bêtise dont certaines gens sont capables — le Roi d’Ys, qu’on ne pouvait entendre au théâtre, la Rapsodie norvégienne, ce bijou de vie et de couleur pittoresque, et une nombreuse série de compositions admirables, musique de chambre, mélodies vocales, œuvres symphoniques, entre autres la superbe Symphonie en sol mineur applaudie l’an passé aux concerts Lamoureux.

Enfin, le Roi d’Ys a été joué ! Félicitons M. Paravey d’avoir rompu, au moins ce jour-là, avec les traditions de son étonnant prédécesseur. Le Roi d’Ys a été joué, écouté, applaudi, acclamé. À la répétition générale, devant une salle où les auditeurs musiciens étaient en plus grand nombre que le soir de la première, l’opéra de M. Lalo avait produit une impression profonde : on pouvait craindre que le succès ne fût moins vif le surlendemain. Mais c’est le contraire qui est arrivé. Le public a suffisamment compris pour applaudir… il a deviné, en tout cas, en présence de quel tempérament d’artiste il se trouvait. D’ailleurs, parmi les plus indifférents ou peut-être les moins impartiaux, qui aurait pu se refuser à saluer le maître, après le délicieux tableau de la noce, au troisième acte ? Bref, les derniers accords ont résonné au milieu d’une immense ovation.

Quelques mots sur le Roi d’Ys. Le sujet de ce drame lyrique a été tiré par M. Blau, l’intelligent librettiste de Sigurd, de la belle légende bretonne, la Submersion de la ville d’Ys. Dans le poème armoricain, I’Océan envahit la ville du roi Gradlon pour la châtier de ses crimes ; or, Dahut, la fille du roi, est coupable entre les plus coupables. Tandis que Gradlon fuit les vagues, au galop de son cheval, emportant Dahut en croupe ; une voix lui crie : « Gradlon, jette à la mer le démon que tu as en croupe derrière toi ! » Dahut épouvantée roule dans un tourbillon d’écume. La mer s’arrête aussitôt.

Il est regrettable que M. Blau ait profondément modifié la tragique simplicité de ce thème. Cependant, le scénario de son œuvre demeure intéressant et compréhensible, ce qui est rare. Margared, fille aînée du roi d’Ys, remplace ici la Dahut de la légende. Elle aime le jeune guerrier Mylio, parti depuis plusieurs années. Mais Mylio ne l’aime point, et chérit au contraire la douce Rozenn, la sœur de Margared, qui, de son côté, pense à lui nuit et jour. Margared s’est laissé fiancer au prince étranger Karnak ; soudain elle apprend que Mylio est de retour ; au moment d’entrer à la chapelle, elle se révolte, refuse d’épouser Karnak. Celui-ci, furieux, jette son gant aux pieds du roi d’Ys. Mylio apparaît tout à coup^, relève le gant : la guerre est déclarée. — Au deuxième acte, la jalousie de Margared s’exalte de plus en plus. Elle voit Rozenn promise à Mylio, et jure de se venger, après une scène admirable où sa sœur tente en vain d’apaiser les exposions de sa haine. Un changement de tableau laisse voir la plaine qui va vers la mer ; devant un autel grossier que surmonte la statue de Saint-Corentin, patron de la ville d’Ys, Mylio et ses compagnons vainqueurs déposent les enseignes conquises. Ils s’éloignent : Karnak, désespéré, arrive à son tour, appelant l’enfer à son aide… Margared surgit derrière lui, lui révèle le secret des écluses qui seules protègent la ville contre l’invasion de la mer, fait serment de l’y conduire, et défie Saint-Corentin de sauver ceux qu’elle voue à la mort. La statue s’anime et prophétise le châtiment aux maudits terrifiés ; des voix du ciel murmurent dans les hauteurs nocturnes : « Repentez-vous, repentez-vous ! » — Au troisième acte, après la ravissante noce bretonne, Margared hésite dans sa vengeance ; mais Karnak rallume férocement sa jalousie, et tous deux courent aux écluses. La mer se rue sur la ville, les habitants éperdus fuient aux crêtes des rochers, suivis par la tonnante montée du flot. Le roi Mylio, Rozenn et le peuple se jettent à genoux ; Margared a suivi son père, car le traître Karnak a déjà reçu son châtiment… Elle avoue son crime, et, pour apaiser le courroux du Très-Haut, se précipite dans la mer rugissante. L’Océan s’apaise, Saint-Corentin paraît dans le chaos des nuages, et le peuple sauvé jette un cri d’actions de grâce, où se mêle l’espérance du pardon pour celle qui vient de mourir.

M. Lalo a mis admirablement en lumière ce poème, en le colorant, en l’accentuant, en le transfigurant tout à fait. Certes, et lui le sait mieux que personne, ce n’est point encore là le drame lyrique absolument libre, tel qu’il sera fait peut-être un jour ; mais ce n’est plus l’opéra, et, même lorsque la coupe traditionnelle limite et fragmente nos impressions, la vérité de l’accent est si grande, l’effet poétique si puissant que nous nous sentons transporté dans les terres nouvelles, hors du pays de misère et de mensonge où nous vécûmes trop longtemps. L’orchestre est étincelant de variété, de richesse ; viril, énergique, militaire au possible, il abonde cependant en exquises tendresses, témoin le sublime cantabile du deuxième acte, dans la scène entre les deux femmes, ou les douces mélodies de la noce. Avec cela, la science impeccable d’un contrepointiste de premier ordre. J’avoue que lorsque l’Océan gronde au lointain, et roule, et monte, vers les hurlantes paniques de la foule, j’ai pensé à celui qui déchaîna les vagues de flamme autour du rocher mystérieux et qui emplit le ciel blême du cri des vierges guerrières, cramponnées du poing aux crins tous des chevaux.

Il faut se réjouir d’une victoire qui fera admirer l’art français chez nos voisins, et jusque chez nos ennemis. Notre patriotisme y doit trouver son compte : mais j’y vois encore autre chose, une réparation faite, et à la personne de Lalo, et à tous ceux qui partagent ses tendances, sa foi musicale, et que l’on a si odieusement insultés, précisément sur la question patriotique. Ils répondent par des œuvres comme le Roi d’Ys, qui, non seulement devient une gloire française, mais qui met vaillamment au théâtre un sujet tiré de nos vieux poèmes, de nos vieilles légendes celtiques, inestimable trésor, patrimoine national légué par les aïeux.

A. ERNST

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(1860 - 1898)

Compositeur

Édouard LALO

(1823 - 1892)

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date de publication : 04/11/23