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Premières représentations. Proserpine

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PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
Opéra-Comique. – Proserpine, d’après Auguste Vacquerie, drame lyrique en quatre actes, paroles de M. Louis Gallet, musique de M. Camille Saint-Saëns.

Si quelqu’un doit être étonné de voir le nom d’Auguste Vacquerie en tête d’une composition musicale, c’est lui-même. Victor Hugo, dont on connaît les sentiments de dédaigneuse indulgence envers la Musique, « cette lune de l’art », passerait aisément pour un farouche mélomane, si on le comparait à l’auteur des Demi-Teintes. Écoutez le compliment décoché par Auguste Vacquerie « à une forte pianiste », ou plutôt à ses admirateurs :

Et c’est plaisir de voir comme après vous se pâme
Le peuple entier de ceux dont l’harmonie est l’âme,
Dont l’appétit se plaît
À déjeuner d’un trille et dîner d’un andante,
Et qui donnent Shakspeare, Eschyle, Homère et Dante
Pour un air de ballet.
Ils suivent dans l’azur votre course éperdue.
Oh ! si, lorsque emportés à travers l’étendue,
Enivrés de monter,
Profondément mêlés au concert planétaire,
Ils seront le plus loin possible de la terre,
Ils pouvaient y rester !

Il n’y a pas dix ans que ces vers parurent dans le volume d’Auguste Vacquerie intitulé Mes premières années de Paris, qui renferme également Proserpine. Ceux-là ne signifiaient-ils pas la défense implicite de toucher à ceux-ci ? Librettiste, grand Dieu ! complice d’un musicien ! L’exemple de Victor Hugo, qui prit la peine d’écrire lui-même le poème d’Esmeralda pour l’opéra de mademoiselle Bertin, paraissait impuissant à convertir Auguste Vacquerie, le plus doux des entêtés comme il est le plus aimable des hommes et le plus fidèle des amis. Il n’y avait pas à raisonner contre une pareille antipathie ; c’était de naissance.

Elle s’épanche déjà dans un précédent volume, aujourd’hui rarissime, les Demi-Teintes, qui n’était lui-même que la refonte de son premier livre, l’Enfer de l’Esprit, publié en 1840. Les Demi-Teintes révélèrent au public de 1815 des trésors de poésie juvénile et d’exquise sensibilité, comme aussi de truculentes bizarreries dont se pourléchait notre jeunesse littéraire. J’y cueille encore ces trois vers d’une apostrophe en manière de reproche à Théophile Gautier, qui de poète s’était fait lundiste : 

Êtes-vous comme moi ? Je plains les serinettes,
Les autres instruments, basses ou castagnettes,
Accompagnant le chœur où leur voix compte aussi.

Ce programme d’instrumentation, nul compositeur ne s’est avisé de l’exécuter jusqu’à présent, non plus que celui de Victor Hugo :

Les cors aux guitares mêlés
Animaient les joyeux quadrilles.

M. Camille Saint-Saëns m’a paru moins disposé que tout autre à partager les idées orchestrales de son éminent collaborateur. Je dis collaborateur quoique M. Vacquerie n’ait pas mis directement la main au libretto de Proserpine. Il ne soupçonnait pas que cette esquisse de jeunesse, colorée de tous les feux romantiques, affrontât jamais la lumière de la rampe, et encore moins qu’un audacieux se proposât de la mettre en musique ; aussi ne fût-ce pas sans peine qu’il se laissa entraîner à l’enthousiasme de M. Louis Gallet, partagé par M. Saint-Saëns. La Proserpineoriginale se composait de sept scènes détachées écrites en vers alexandrins, d’une large et libre facture, et qui se passent chacune dans un lieu différent ; c’est la pure forme shakespearienne. L’héroïne est une courtisane italienne du seizième siècle, dont le surnom renferme un symbole lyriquement expliqué par le poète :

Déesse inférieure à qui mon nom me mêle,
Ma sombre royauté de la tienne est jumelle ;
Toi loin du jour, moi loin de l’amour, deuil pareil,
Nous sommes, ô ma sœur, deux reines sans soleil.

[Résumé de l’intrigue]

Sur ce poème, à la fois féroce et sentimental, qui rappelle les Contes d’Espagne et d’Italie, et qui donne l’idée d’une saynète de Musset transcrite par Saltabadil ou Tragaldabas, M. Camille Saint-Saëns a écrit une partition singulière, qui, j’en suis sûr, a déjà produit ce résultat de réconcilier Auguste Vacquerie avec la Muse de l’harmonie. Il a plu à l’auteur de Samson et Dalila et d’Henry VIIId'apporter an genre bizarre, que l’on qualifie de « drame lyrique », l’appui de son autorité musicale et de son immense talent. Il y a réussi, parce que c’était lui, autant qu’on le puisse espérer, et cependant cette tentative intéressante et curieuse se retourne, par son succès même, contre la cause qu’elle prétendait servir. Je m’explique. Les deux premiers actes de Proserpine renferment un certain nombre, un petit nombre de « morceaux » nettement dessinés, développés avec la science et le charme qui caractérisent la personnalité artistique de M. Saint-Saëns, et ils ont été applaudis à tout rompre. Les deux derniers, au contraire, traités en pur récitatif, sans l’ombre d’une idée précise, à l’exception d’une chanson bachique d’une originalité cherchée, ont laissé le public absolument froid, malgré l’énergie des situations dramatiques et le jeu puissant de leur principale interprète. Ils ont confirmé cette vérité, démontrée par des expériences déjà nombreuses, que le récitatif le plus laborieusement calculé et travaillé est mille fois moins expressif que la plus chétive mélodie. Pourquoi ? Je trouve la réponse supérieurement formulée par feu Régnier, de la Comédie-Française, dans ses excellents et substantiels Souvenirs et Études de théâtre, récemment publiés. « La musique », écrivait-il à propos du chant tragique faussement attribué à la Champmeslé, « la musique de la parole ne se note point. Jamais l’on n’a pu et l’on ne pourra enseigner la déclamation par la notation musicale. » Toute la théorie du drame lyrique est jugée par ces paroles d’un si simple et si ferme bon sens. Cela dit, revenons aux deux premiers actes de Proserpine. Nous y trouvons d’abord la sicilienne en à 6/8 chantée par Orlando, l’un des admirateurs de la belle courtisane, mélodieusement accompagnée par les violons, les flûtes et les harpes ; une élégante pavane en fa ; puis le motif en si bémol du premier finale, où passe comme un souffle du Verdi de Rigoletto et d’il Ballo, suivi d’un brindisi plein de flamme, le seul morceau de chant que contienne le rôle entier de Proserpine. Le second acte a littéralement charmé le public de scène en scène et de note en note. Citons rapidement l’Ave Maria du début ; le joli chœur en si bémol des pensionnaires et des novices du, couvent, très bien chanté par mesdemoiselles Esposito, Balanqué, Mary, Nardi et Barria ; l’arioso où Sabatino dépeint sa flamme à Angiola, mais surtout le finale ou les jeunes filles distribuent les aumônes aux mendiants. Il repose sur une mélodie délicieuse exposée par Angiola :

Bonnes gens, prenez ce que Dieu vous donne.

Chaque fois que cette adorable phrase revenait, modulée et colorée par un timbre nouveau, un frisson de plaisir parcourait la salle entière. On a redemandé le finale à grands cris, et les artistes ont dû le recommencer pour céder aux instances du public.

Que dire de l’orchestration de M. Saint-Saëns, sinon qu’elle est merveilleuse de coloris, d’ingéniosité, d’élégance et de grâce ? La partition de Proserpine semble l’improvisation d’un musicien de premier ordre, dont le caprice délicat suffit, au besoin, à procurer l’illusion d’une idée. II semble que des papillons et des libellules aux ailes diaprées traversent à chaque instant l’atmosphère lumineuse de cet orchestre féerique ; on voudrait les saisir, ils ont fui. Et malheureusement, après le second acte, tout est bien fini, l’illumination est éteinte. M. Saint-Saëns a trouvé dans M. Danbé et sa phalange d’instrumentistes de vaillants auxiliaires ; ils se sont supérieurement acquittés d’une tâche qui, sans être au-dessus de leurs forces, en exigeait impérieusement le développement intégral.

Le fardeau le plus lourd sans contredit était dévolu à madame Salla, chargée du rôle capital de Proserpine ; obligée d’oublier pour ainsi dire qu’elle était une chanteuse de grand style pour se montrer surtout tragédienne lyrique, madame Salla a complètement triomphé de tous les écueils. Elle a superbement représenté l’odieux et terrible personnage de la courtisane amoureuse jusqu’à l’assassinat ; mais tel est le prestige du talent qu’il a voilé, chez madame Salla, l’ingratitude d’un tel rôle, tout en récits et en cris à pleine poitrine, sans nulle compensation mélodique. Madame Salla a reçu du public les applaudissements qu’elle avait si largement mérités.

Le rôle infiniment plus sympathique et plus aisé d’Angiola est tenu avec grâce et simplicité par mademoiselle Simonnet, dont la voix fraîche donne beaucoup de suavité au ravissant finale du second acte.

M. Lubert est très bien placé dans le rôle de Sabatino, et M. Cobalet dans celui de Renzo, le frère aîné.

Une mention particulière est due à M. Taskin, qui dessine d’une verve très pittoresque le rôle du bandit Squarocca.

Le nom des auteurs et surtout celui du compositeur ont été acclamés.

Auguste Vitu.

Personnes en lien

Compositeur, Organiste, Pianiste, Journaliste

Camille SAINT-SAËNS

(1835 - 1921)

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date de publication : 24/09/23