À propos du Roi d'Ys
À propos du Roi d’Ys
Avec une délicatesse de sentiment et un bon sens artistique très fin, M. Paravey a voulu choisir une œuvre de M. Edouard Lalo pour ses débuts devant le public parisien. Le Roi d’Ys que va bientôt donner l’Opéra-Comique est en effet la première nouveauté qui aura été montée par l’ancien directeur de Nantes.
Cette justice, un peu tardive, était bien due au compositeur qui est une des gloires musicales les plus pures de notre école contemporaine, qui n’a jamais fait le moindre sacrifice pour conquérir cette grosse popularité, si fort à la mode de nos jours.
M. Lalo, qui n’est cependant plus jeune, est presque inconnu de la foule. Acclamé dans les concerts de Colonne et de Lamoureux, son nom est passé à peu près inaperçu à l’Opéra lorsqu’on y joua, en 1882, le ballet de Namouna.
Oh ! ce ballet ! il faut entendre l’auteur raconter d’une voix douce, égale, railleuse plutôt qu’amère, le martyre qu’il eut à souffrir à son sujet.
Il est vrai que l’artiste n’est ni grand prix de Rome, ni élève du Conservatoire, et que ce manque d’embrigadement ne lui a pas précisément facilité la carrière.
Lorsque M. Vaucorbeil n’était qu’inspecteur des Beaux-Arts, la partition du Roi d’Ys lui tomba sous les yeux, et il en fit, dans un rapport au ministre, un éloge pompeux qu’il terminait en déclarant que la France « se déshonorerait en ne jouant pas une pareille musique ».
Nommé directeur de l’Opéra, M. Vaucorbeil appela M. Lalo et lui demanda une partition. Le Roi d’Ys était là tout prêt et n’avait qu’à être monté. On le refusa et on exigea un ballet. Le musicien fit remarquer qu’un ballet n’était nullement dans ses goûts ni dans son tempérament ; on ne tint aucun compte de ses réclamations. Un ballet ou rien.
Le calvaire commençait.
M. Lalo se résigna et apporta un livret fait par un poète de haute valeur et dont le sujet lui permettait au moins de suivre sa voie et ses tendances dramatiques. Le livret fut rejeté sans raisons, et M. Vaucorbeil à son tour proposa un sujet qui ne fut pas accepté par le compositeur. Le directeur de l’Opéra tint bon et confia son scénario à deux librettistes que je ne veux pas nommer. Ces messieurs se mirent à l’œuvre et, la pièce faite, la lecture eut lieu dans le cabinet directorial. L’effet fut foudroyant : à l’unanimité – y compris les auteurs – on reconnut que la pièce était impossible et qu’elle méritait d’aller rejoindre le sonnet d’Oronte.
M. Vaucorbeil seul ne fut pas de cet avis et imposa son choix. Ce livret-là ou rien.
Le pauvre artiste se mit donc à l’œuvre et commença Namouna.
Quelques jours plus tard, M. Lalo recevait un petit poulet de celui qui présidait aux destinées de notre Académie nationale de musique. On était au 30 juillet et il fallait que la partition fût remise le 31 octobre, dernier délai. Trois mois pour composer et créer de toutes pièces une œuvre de longue haleine ! Pour un homme qui a le respect de son art et de soi-même comme l’auteur du Roi d’Ys, c’était exiger que la colonne Vendôme apprît à marcher le chapiteau en bas et la base en l’air.
Prières, supplications, rien n’y fit. M. Vaucorbeil fut inflexible. En bon prince, il laissa cependant le choix au musicien abasourdi d’une exigence aussi inqualifiable : où Namouna serait livrée le 31 octobre, ou le ballet ne serait pas joué.
M. Lalo rentra chez lui comme fou et s’attela en désespéré à cette besogne colossale. Il travailla dix-huit heures par jour, sans reposa sans trêve, presque sans sommeil.
— En acceptant ces conditions-là, me disait-il, je savais que je choisissais le suicide.
Ce ne fut pas la mort qui vint, mais la paralysie.
Une nuit, le malheureux compositeur fut réveillé comme par un coup de foudre qui lui traversait le crâne ; la machine, surchauffée sans pitié, éclatait ; la langue et le côté droit étaient paralysés.
Lorsqu’on connut, à Paris, le terrible accident qui frappait au port le musicien, il y eut une véritable explosion de sympathie et de commisération en sa faveur. Je ne me rappelle pas, dans la presse ou dans les conversations, une seule note discordante à ce sujet.
De l’Opéra on envoya prendre des nouvelles boulevard Malesherbes. On fit dire au malade de ne pas s’inquiéter : ne pouvant prendre possession de la partition à la date convenue, l’administration allait immédiatement s’occuper de Françoise de Rimini, et reprenait sa parole.
L’envoyé fut reçu par Mme Lalo qui se montra admirable d’énergie et de sang-froid. Elle remercia, avant tout, la Direction de la sollicitude touchante pour son mari qui était en effet désespéré et à peu près mort, mais elle prévint que la paralysie était arrivée quelques jours trop tard, car Namouna était terminée. Une partie du dernier acte restait seule à orchestrer, mais tout serait prêt pour le 31 octobre.
Le moindre travail était naturellement interdit au malade. M. Gounod, avec beaucoup de cœur, s’offrit pour terminer l’œuvre. La musique fut distribuée aux copistes et, au jour dit, Namouna entra en répétition.
Vous croyez peut-être que j’ai fini ? Erreur, vous venez seulement de lire le prologue de ce petit drame intime.
À force de soins et aussi, je crois, un peu par miracle, la paralysie avait été guérie et le malade ne conservait que de légères traces d’un mal qui a, aujourd’hui, complètement disparu. Le patient étant assez solide pour être remis sur le chevalet, la petite fête recommença. Cette fois, ce fut le chef de ballet qui opéra.
Là où le compositeur avait mis un andante, on voulut un allegro ; là où il y avait un presto, l’art chorégraphique exigea impérieusement un maestoso, et ainsi de suite. Car, ce n’est ni le musicien, ni même le librettiste qui est le maître dans un ballet, c’est le metteur en scène, et rien que lui, sans appel et sans partage. Ici, il fallait remplacer un rythme à 6/8 par un mouvement à 2/4 ; plus loin un motif de vingt mesures était trop long et ne pouvait en contenir que seize – pas une de plus, pas une de moins – tel passage devait au contraire être doublé, etc., etc.
De sorte que l’œuvre qui avait failli coûter la vie à son auteur, l’œuvre qui avait une unité et un ensemble, l’œuvre dont chaque acte, chaque scène, chaque partie, chaque phrase formaient un tout homogène et rationnel, l’œuvre qui avait été conçue avec un enchaînement logique de sentiment et d’impressions musicales, se désagrégeait et se disloquait sous la volonté tyrannique d’un Monsieur qui n’avait de talent que dans les jarrets et de valeur que dans la plante des pieds.
M. Lalo parvint cependant à reformer sa Namouna, tant bien que mal, et il se crut enfin sorti de cet enfer lorsque les répétitions commencèrent sur la scène.
On n’est pas plus naïf !
Certains instruments pour lesquels il avait écrit n’existaient pas à l’orchestre de l’Opéra ; les passages qui parurent trop difficiles aux instrumentistes furent supprimés ou « simplifiés » ; on fit jouer par des pistons les parties de trompettes ; les trompes de chasse, n’étant pas assez comme il faut (sic) pour l’Académie de musique, furent remplacées par des cors ; le chef d’orchestre ralentit ou activa les mouvements à sa fantaisie ; on tailla, on rogna, on arrangea, on tripatouillait cela malgré les protestations du compositeur, protestations qui restèrent radicalement sans effet.
À une répétition, M. Lalo fit remarquer qu’à l’acte du Carnaval, la figuration restait immobile et figée à sa place, pendant que son orchestration rendait toute l’animation et le tohu-bohu d’une foule en délire ; il supplia le metteur en scène de donner l’ordre aux figurants d’aller et venir, afin de faire cesser une anomalie aussi absurde.
On lui répondit gravement qu’à l’Opéra la tradition n’était pas de se remuer ainsi et que les abonnés se choqueraient d’un pareil manque de convenance.
Ces choses-là ne s’inventent pas.
Une autre tentative à propos de la scène du duel n’eut pas plus de succès. Les combattants avaient rengainé depuis cinq minutes que l’orchestre, lui, continuait à ferrailler.
Afin de rendre sa musique compréhensible, le compositeur insista vivement pour qu’on ne fît cesser le duel qu’avec le motif qu’il avait écrit dessus. On lui rit au nez, et l’on maintint la mise en scène et la mimique telles qu’elles étaient.
Et ainsi de suite.
J’ai tenu à raconter ces détails, probablement inconnus, pour montrer de quelle étrange façon nous accueillons le talent en France et pour faire pardonner à M. Lalo le succès qu’il attend depuis plus de vingt ans.
Frantz Jourdain.
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date de publication : 31/10/23