Les Théâtres / La Soirée. La Montagne noire
LES THÉÂTRES
Opéra : Première représentation de la Montagne noire, drame lyrique en quatre actes, poème et musique de Mlle Augusta Holmès.
Ce n’est malheureusement pas un bulletin de victoire que nous avons à enregistrer aujourd’hui, et la mission du critique est d’autant plus pénible à remplir qu’il lui faut constater la défaite d’une artiste vaillante et qui avait déjà vaincu dans maint combat. Certes, l’effort a été grand, et il devait tenter la femme valeureuse et résolue qu’est Mlle Augusta Holmes, mais il était au-dessus de ses forces.
L’auteur des Argonautes, d’Irlande, de Ludus pro patria, enflammée par de nobles succès, a voulu affronter la scène périlleuse où tant d’autres se sont perdus ; elle a voulu paraître à l’Opéra. Mais consciente et clairvoyante telle nous la connaissons — elle n’a pas dû attendre l’arrêt du public pour se savoir condamnée. Après les premières heures d’enivrement, après les longs mois d’études, le jour où l’œuvre lui est apparue en pleine perspective, elle a dû comprendre la portée de son imprudence. Tout lui disait sa perte l’inconsistance du poème qu’elle s’est construit elle-même, les langueurs d’une partition où manquent le souffle et le relief des idées, l’incohérence d’une orchestration aux sonorités banales ou mal calculées, l’impuissance de plusieurs des chanteurs, dont la voix s’efforce vainement dans des tessitures impropres. Mlle Holmès a pu apprécier tout cela, et alors, mesurant l’abîme où allait s’engloutir son œuvre — et peut — être son passé — elle a dû maudire l’Opéra et le jour où elle était entrée dans cette maison de déception. Mais il était trop tard : l’Opéra abandonne ses victimes, mais l’auteur qui s’est trompé de route ne saurait reprendre sa partition et disparaître : il doit subir son sort. Et Augusta Holmes., à l’exemple de Brunehilde, son héroïne de prédilection, s’est jetée, tout armée, dans la fournaise.
Nous plaindrions Mlle Holmès plus que nous ne blâmerions sa téméraire tentative — quoiqu’elle se soit déjà aventurée à l’occasion de l’Exposition de 1889, dans la composition d’une Ode triomphale, dans laquelle sa valeur musicale resta fort au-dessous de sa conception patriotique — si nous n’avions, toutefois, un grave reproche à lui faire.
De l’aveu même de l’auteur de la Montagne noire, on sait que le poème de cet ouvrage fut écrit en1881, et la partition terminée en 1882. Or, peut-on admettre qu’une œuvre lyrique, composée depuis près de quinze ans, se trouve encore au point aujourd’hui, après la révolution qui s’est produite parmi nous dans le style harmonique, dans l’écriture orchestrale, dans la forme théâtrale, en ces dernières années ? Ce qu’on critique surtout dans la partition de Mlle Holmès, c’est la vétusté du moule, le peu de modernité des idées, la pauvreté des procédés d’instrumentation quoi d’étonnant à cela ? De nos jours, la jeune musique vieillit très vite ; il ne lui faut pas quinze ans pour cela.
Il doit être, il est vrai, très pénible à un musicien d’amasser œuvres sur œuvres et d’avoir un jour à se dire l’opéra que j’ai écrit autrefois n’est plus bon qu’à brûler. Mais si, par malheur, cet opéra vient à être représenté et rencontre le sort de la Montagne noire, l’auteur, qui n’était peut-être qu’inconnu, y gagne la déconsidération. Quel enviable résultat !
Méhul disait « Le véritable artiste n’est jamais entièrement satisfait que de l’ouvrage qu’il va faire. » Sans aller aussi loin que Méhul, nous croyons que le véritable artiste est toujours apte à faire mieux que l’ouvrage qui a vieilli dans ses cartons.
L’action de la Montagne noire se passe à la fin de l’avant-dernier siècle, au Monténégro alors en guerre avec les Turcs. Au lever du rideau, la bataille est engagée ; une violente canonnade retentit. Les femmes et les enfants pleurent et prient au pied d’un autel taillé dans le roc. Tout à coup des cris de victoire se font entendre, des groupes de guerriers descendent rapidement la montagne en agitant leurs armes, Aslar et Mirko apparaissent, l’épée nue à la main, sur le haut d’un mur crénelé, et annoncent le triomphe et la délivrance.
Arrivés sur le devant du théâtre, les deux chefs vainqueurs sont entourés par le peuple, et, après une prière au lieu des armées, le pope Sava leur fait prononcer le serment de fraternité, réclamé pour eux par les anciens du pays. Aslar et Mirko jurent en se tenant la main :
Je jure devant Dieu de t’aimer comme un frère,
Dans la vie ou la mort, dans la paix ou la guerre,
Et de sauvegarder ton honneur de chrétien,
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !
Les deux « frères » se mêlent de nouveau au peuple Mirko est près de Dara, sa mère, et d’Hélena, sa fiancée les jeux et les danses vont commencer, lorsque des cris aigus retentissent dans la montagne et des hommes armés amènent une femme échevelée qu’ils s’apprêtent à frapper. Elle tombe aux pieds de Mirko et demande grâce « À mort ! À mort ! » crie le peuple, « c’est une espionne ! » Mais Mirko n’a jeté qu’un regard sur elle, et, déjà fasciné, il refuse de la livrer.
— Quel est ton nom, lui demande-t-il ?
— Yamina.
— Ton pays ?
— Istamboul.
Et désormais le peuple aura beau crier : à mort ! Yamina est sauvée et Mirko est vaincu. Cet acte, bien mouvementé et animé, se termine par des danses et des libations.
Au deuxième acte, Mirko, follement épris de Yamina, abandonne sa fiancée et son pays pour suivre l’étrangère qui lui a promis de se donner à lui s’il consent à fuir avec elle. Aslar apprend le parjure « de son frère et s’élance à la poursuite des fuyards. Mirko et Yamina ont été rejoints dans la forêt par Aslar. Celui-ci, après de longues instances et d’ardentes prières, décide Mirko à quitter Yamina, qui s’est endormie. Mais le baiser d’adieu de son amant la réveille et elle a vite reconquis sa proie. Tous deux vont s’enfuir de nouveau, lorsque'Aslar se dresse devant eux, l’épée à la main. Mirko tire son épée, mais, au moment d’engager la lutte, Aslar jette la sienne, et présentant sa poitrine à son frère, lui dit ; “Frappe — moi, si tu l’oses,” “Pourquoi non ?” s’écrie Yamina, et, ramassant l’épée d’Aslar elle l’en frappe. Mirko, atterré, se jette sur le corps de son frère, appelle au secours, et des hommes de la Montagne noire accourent de tous côtés. Il va s’avouer coupable, mais Aslar, revenu à lui, se soulève et déclare que les Turcs l’ayant attaqué, il allait périr si Mirko n’était venu à son secours. Les hommes s’éloignent, emportant Aslar, et Mirko les suit. Pourquoi faut-il que les principales scènes de cet acte, qui pourraient être superbes, soient délayées dans un amalgame de développements incolores et alanguissants !
Le dernier acte se passe dans une riche maison, sur la frontière de la Turquie. L’incorrigible Mirko, qui est bien l’homme le plus versatile de la Montagne noire, a encore une fois renoncé à ses bonnes résolutions, et se trouve là, avec Yamina, sous des massifs de fleurs, et entouré de femmes légèrement vêtues qui lui versent à boire. Il s’enivre à ce point que lorsqu’un étranger paraît, qui n’est autre qu’Aslar, il le reconnaît à peine et refuse de le suivre pour combattre avec les. Monténégrins qui ont envahi la ville. Alors, Aslar, désespéré, le tue et se frappe à son tour. Les deux frères tombent aux lueurs de l’incendie allumé par les guerriers de la Montagne noire, qui ont vaincu les Turcs, et la pièce finit au bruit des coups de canon, comme elle a commencé.
Nous ne nous appesantirons pas sur la partition, dont nous avons dit en quelques lignes les faiblesses trop nombreuses elle constitue une œuvre considérable, écrite avec courage et conscience, mais sans relief ni caractère personnel. Les pages gracieuses et bien venues n’y manquent pas, mais elles font trop souvent songer à l’inspiration d’autres maîtres ; tantôt c’est Donizetti, c’est M. Massenet, c’est Charles Gounod, c’est Wagner lui-même. Le premier acte a du mouvement, du pittoresque ; il a été bien accueilli. Le chant de Yamina, “Parmi les fleurs et les odeurs”, est suave et séduisant. Au deuxième acte, à la suite duquel les artistes ont été rappelés, le compositeur a des velléités d’émotion ; un autre chant de Yamina : “Près des flots d’une mer bleue et lente”, se déroule sur un accompagnement d’un coloris exquis. Mais, dans les interminables duos d’amour qui remplissent cet acte et le suivant, quelle phraséologie musicale, et monotone ! La grande scène dramatique du troisième acte est alourdie par des lenteurs que rien ne rachète. Le dernier acte a paru absolument vide. L’interprétation est confiée à d’excellents artistes. M. Alvarez chante le rôle capital de Mirko ; sa voix est superbe ; il a obtenu au troisième acte un succès personnel très marqué. Mlle Bréval, toujours belle et souvent émouvante, est obligée de forcer sa voix, dans un registre fréquemment trop grave pour elle. Même observation pour M. Renaud, qui chante avec beaucoup d’art le rôle d’Aslar. Mlle Berthet dans le personnage écourté de la fiancée abandonnée ne paraît pas se faire un trop profond chagrin : la façon dont elle dit au deuxième acte, à Mirko, “Si tu ne m’aimes pas, je mourrai”, prouve qu’elle a déjà pris son parti. Mme Héglon, la mère, n’a que quelques phrases ; mais elle les dit avec un organe sonore et un accent véhément qui font regretter que son apparition soit si brève. Quant à M. Gresse, le pope, les profondeurs de sa voix caverneuse semblent s’être creusées encore. Nous n’avons que du bien à dire de l’orchestre et des chœurs qui ont probablement répété la Montagne noire plus souvent qu’ils ne l’exécuteront. La mise en scène est belle, bien réglée et souvent intéressante.
Charles Darcours
LA SOIRÉE
Ce fut une vraie première hier soir à l’Opéra, une première rare, une première comme il n’y en a que tous les sept ans. M. et Mme Félix Faure débutaient devant le public des premières de l’Opéra et devant Tout-Paris et tous les Paris, ils ont eu beaucoup de succès dans leur avant-scène présidentielle où se trouvaient aussi Mlle Faure, M. et Mme Ribot.
Le Président de la République, qui a fait appeler Mme Holmès dans sa loge pour la féliciter, a dû s’habituer, hier soir, à être regardé, et ni les bras superbes de Mlle Bréval, ni les formes sculpturales de Mlle Torry, ni les décolletages de certaines danseuses que l’on a surnommées les “Gorges de la Montagne Noire” n’ont pu détourner les lorgnettes : on n’a pas lâché le Président et il ne fallait pas moins que son habit noir pour contre-balancer les perles de la baronne Alphonse de Rotschild, les diamants de Mme Maurice Ephrussi, le diadème de la comtesse Louis Calien d’Anvers, la rivière de la comtesse Camondo qui occupaient les avant-scènes de l’autre côté de la salle. C’est qu’il marque bien, notre Président (formule pas très respectueuse, mais très exacte) il a l’air d’un bourgeois très chic comme il y en a quelques-uns à Paris, qui sont arrivés à être du Club à force de correction, qui sont très sport et qui étonnent les gens de lettres par la façon dont ils sont au courant de tout. Ce sont des gens qui finissent, vers cinquante ans, par se rendre indispensables, là même où ils n’avaient été que supportés vers la trentaine. Il doit y avoir des carrières de ce genre-là dans la politique ! Et pendant qu’on regardait M. Faure, on en oubliait ce qui se passait sur la scène et le Monténégro en armes. Il y a eu un moment où un monsieur a crié : chut ! L’orchestre le gênait dans sa contemplation présidentielle. Il a compris qu’il était à l’Opéra pour écouter la musique de Mme Holmès et il a fait comme le vicomte de Vogüe, comme M. Quesnay de Beaurepaire, comme le prince de Sagan, il a été se promener dans les couloirs. Et l’impression ? Et le succès ? Eh bien à la sortie, on disait que la question d’Orient avait été enterrée en 1878 et qu’il était bien inutile de la réveiller.
S.
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La Montagne noire
Augusta HOLMÈS
/Augusta HOLMÈS
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date de publication : 31/10/23