Théâtres. Théâtre-Lyrique. Faust
Théâtres.
Théâtre-Lyrique. – Faust
La traduction de Faust par MM. Michel Carré et Jules Barbier suit l'œuvre originale d'aussi près que le permettaient les exigences de la musique et le tempérament dramatique des spectateurs auxquels cet opéra était destiné. Chez nous on veut voit clair et voir vite au fond des choses, idées, passions ou sentiments. Si le drame auquel on nous fait assister est moins le tableau animé d'une action qui s'engage qu'une lutte abstraite entre les deux principes du bien et du mal ; si les acteurs que nous avons sous les yeux ne sont pas des hommes comme nous, mais des figures symboliques, nous tournons malhonnêtement le dos au poète en lui faisant la réponse de M. Jourdain au maître de philosophie : « Il y a trop de brouillamini dans tout cela. »
Dans toutes les imitations qu'on a données jusqu'ici du chef-d'œuvre de Goëthe, le public de nos théâtres n'a suivi avec intérêt et n'a écouté avec une prédilection marquée qu'un seul personnage, Méphistophélès. Le public pense, avec une apparence de raison, que si toutes les Marguerites des quatre-vingt-six départements qui s'en laissent conter par l'étudiant, le commis-marchand, le sous-officier de housards ou le clerc de notaire, occasionnaient un tel remue-ménage dans les régions du ciel et de l'enfer ; si, pour racheter l'innocence de tant de camélias en bouton, les anges se mettaient dans la tête de recommencer chaque fois avec les démons le combat singulier de l'archange saint Michel avec Satan, toutes les légions des séraphins, des chérubins, des trônes et des dominations suffiraient à grand'peine à la besogne. Les cieux n'auraient pas trop de tous leurs soleils pour éclairer ces duels sans cesse renaissants ; quant aux nuages, le terrain naturel de semblables rencontres, ils deviendraient hors de prix. Avouez que voilà bien du bruit et bien du monde dérangé de ses habitudes pour une âme de grisette !
Le public parisien n'ajoute pas beaucoup de foi non plus à la transformation du docteur en jouvenceau. Il est bien près de croire, au contraire, que le galantin rajeuni est un vieux mauvais sujet, qui a teint sa barbe et ses favoris au moment d'aller en bonne fortune chez Marguerite, et que si la sœur de Valentin ne prend pas garde à ce maquillage grossier, c'est que, placée entre le tentateur et la tentation, en véritable fille d'Ève, elle est si fort occupée à admirer l'écrin de diamants avec lequel le diable la sollicite, qu'elle ne songe point à regarder Faust.
Reste donc Méphistophélès. Celui-là, c'est différent. Il est gai comme le Panurge de Rabelais, cynique comme le Figaro de Beaumarchais, plein de ressources comme le Gil Blas de Lesage, spirituel comme le personnage d'un conte de Voltaire. C'est le diable français par excellence c'est, en France, le véritable héros de ce drame allemand. Le parterre n'a d'yeux et n'a d'oreilles que pour Méphistophélès ; il plaint le pauvre diable d'être réduit à la dure nécessité de jouer les Mascarille auprès de ce sot de bonhomme Faust, de servir de proxénète aux amours d'un vieux ramier et d'une jeune colombe, de vider son sac à malices et de se livrer à une fantasmagorie suffisante pour effrayer et damner l'univers, dans quel but, je vous prie ? dans le but fort chanceux d'emporter et de faire rôtir au feu des enfers un paire de pigeons roucoulants.
Je parle ici au point de vue du drame exclusivement ; car le scénario emprunté à Goëthe est très favorable à la musique par les contrastes que lui fournissent, outre le merveilleux et les diableries, les remords de Faust, la folie de Marguerite et l'ironie de Méphistophélès.
Je croirais faire injure au lecteur en le traitant comme s'il était peu familiarisé avec les personnages du poète allemand. Je ne compte donc entrer dans l'analyse de la pièce de MM. Carré et Barbier qu'autant que cela sera nécessaire pour suivre dans ses développements la partition de M. Charles Gounod. De cette façon, poème et musique marcheront parallèlement. Nous voici dans le laboratoire du docteur Faust. La ritournelle instrumentale qui nous y introduit m'a semblé prendre bien des détours pour arriver jusque-là. Le musicien a attaqué son opéra comme s'il eût eu à traiter une symphonie, ce qui est toujours un tort. L'auditeur d'une symphonie est fait pour attendre ; le spectateur d'un opéra ne le sait pas et ne le veut point. Le premier est un homme qui, prenant un livre sérieux, sait à quoi il s'engage ; il va penser ou rêver, il est à la discrétion de l'auteur ; le second est un convive affamé qu'il ne faut pas faire asseoir à table avant que le dîner ne soit cuit à point et en mesure d'être servi. L'introduire dans la salle à manger par un couloir obscur qui l'expose à se heurter aux angles des meubles, allumer une à une et lentement les bougies du lustre, afin de donner le change à son impatience et à son appétit, c'est lui gâter le plaisir qu'il se promet et lui rendre suspecte la chère exquise à laquelle on l'a convié. — Ces dessins harmoniques se brisant dans l'orchestre comme se brise l'image que réfléchit une eau agitée ; cette sonorité mystérieuse et vague, sur laquelle ne se détache aucune mélodie distincte, peuvent bien rendre, jusqu'à un certain point, les élancements du cœur de Faust vers un bonheur qu'il pressent et qu'il ignore, et les défaillances de son esprit, que la science a lassé et n'a point assouvi : mais tout cela est bien métaphysique à la scène et ne saurait appartenir, je le répète, qu'au domaine de la symphonie. Aussi, à l'exemple du public, qui a foi dans le grand talent de M. Gounod, je fais crédit au musicien jusqu'au second acte.
La confiance des spectateurs n'a pas été trompée ; dans le cours de ce second acte, un acte superbe ! M. Gounod a payé ce qu'il devait d'arrérages au public et ce qu'il se devait à lui-même. L'acte débute par trois chœurs d’une égale beauté, s'enchaînant, se complétant tous les trois, mais se faisant contraste par le rythme, par la couleur, par la situation. C'est un chœur de soldats qui commence ; il est suivi d'un chœur de vieillards, auquel succède un chœur de jeunes filles et de vieilles femmes. Les soldats chantent la guerre et l’amour ; les vieillards fêtent le vin du Rhin ; les vieilles femmes cherchent querelle aux jeunes filles. On danse, on boit, on fait l'amour, jusqu'à ce que danseurs, buveurs et amoureux soient obligés de se jeter entre les deux partis en cornettes qui fondent l'un sur l'autre, le feu aux prunelles et les griffes au vent. Le musicien a rendu ce tableau très animé avec un vigoureux coloris qui ne faiblit pas un seul instant. Le public a fait répéter le chœur des vieillards, et il a eu raison ; mais ce qui le précède et ce qui suit est de la même force et de la même originalité. Je ne suis pas très certain, en passant en revue chaque morceau de la partition, de le faire dans l'ordre et à la place qu'il y occupe ; la mémoire ne saurait entasser sans un peu de confusion les matériaux d'un opéra en cinq actes. Pour n'en citer qu'un exemple, je ne sais plus à quel moment de cet acte si bien rempli se fait entendre la valse chantée et dansée, qui est, avec le chœur des vieillards, ce qui a le plus spontanément remué les spectateurs de la première représentation. — Une valse, direz-vous ? Eh ! quoi ! c'est d'avoir composé une valse que vous louez sérieusement l'homme qui a écrit le finale du premier acte de Sapho ? — Sans doute. Beethoven a fait des valses, Weber pareillement ; n'en fait pas qui veut, du moins de celles qui vont à la postérité en sortant de chez le ménétrier. Je n'oserais répondre que la valse de Faust fit un aussi long voyage mais elle a certainement le souffle mélodique qui popularise et le style qui consacre les petites œuvres comme les grandes. Qu'importe que les héroïnes de Casino tourbillonnent cet été en se suspendant à ses chastes draperies ! malgré la profanation des bals publics, elle n'en conservera pas moins les grâces de sa distinction native, semblable à ces déesses de la fable qui dansent les pieds sur un nuage et une étoile d'or dans les cheveux !
Marguerite sort de chez elle et se rend à l'église, les yeux baissés et son livre d'heures sous le bras. Faust l'aborde et lui adresse en d'autres termes le compliment que don Juan débite à Zerline. Le musicien a placé sous les paroles qu'échangent les deux amants, dans cette première entrevue, un récit à demi-voix accompagné par une brise qui s'élève de l'orchestre. Rien de plus frais, de plus matinal, de plus amoureux que cette mélopée de quelques mesures ; elle circule à travers le bruit, la joie et l'éclat de la fêle villageoise comme une note divine qui remonte aux cieux d'où elle était descendue pour un moment. — J'allais oublier de citer dans ce deuxième acte une scène qui a été fort applaudie ; l'effet en est dû à la situation bien mieux qu'à la musique. Méphistophélès, après avoir fait boire aux soldats de l'esprit de vin enflammé, les provoque. Ceux-ci se jettent sur le démon l'épée à la main ; mais la lame se brise sans l'atteindre comme si elle rencontrait une cuirasse invisible. « C'est le diable ! » fait le chœur des soldats ; et présentant à l'esprit des ténèbres la poignée du glaive brisé qui forme une croix, ils le forcent à ramper à leurs pieds en détournant don hideux visage.
Ce n'est pas sans un peu d'hésitation que j'aborde le troisième acte de Faust. Je reconnais sans me faire prier que le compositeur a fait des efforts prodigieux pour se maintenir à la hauteur de la poésie de Goëthe. En étudiant sa musique en détail et de près, il semble qu'il y ait réussi. La ballade du roi de Thulé, coupée par les a parte amoureux de Marguerite, est d'un ton suave et d'un charme exquis. La mélodie m'en a semblé pourtant un peu vague, un peu indécise, tranchons le mot, cherchée plutôt que trouvée. Mais Gounod est de ces musiciens qui, à court d'idées, montent encore, même lorsqu'ils ne chantent ; plus il répugne à leur nature de chercher l'inspiration ailleurs que dans les régions supérieures. Ce manque de souffle mélodique est sensible, surtout dans l'air que dit la jeune fille en admirant les diamants, vrai cadeau du diable, avec lesquels Méphistophélès vient fort à propos au secours de la tendresse de Faust. Sauf un éclair de chant sur un rythme ternaire, l'air n'a pas la flamme, n'a pas l'élan que comporte la situation ; j'y voudrais moins de pureté et plus de fièvre ; j'y voudrais entendre l'adieu désespéré de la vertu succombant dans cette lutte suprême avec la coquetterie et l'amour.
Ce troisième acte a paru monocorde et un peu long. L'unité de couleur y est, si vous voulez, très scrupuleusement observée ; mais il n'est pas de qualité qui, en s'exagérant, ne devienne un défaut. Les auteurs avaient bien fourni au musicien la situation qui pouvait varier le ton trop uniformément élégiaque qui domine dans cet acte ; c'était le quatuor chanté passionnément par Faust et Marguerite, d'un côté, et exécuté en charge, de l'autre, par Marthe et Méphistophélès. Malheureusement, là devait échouer M. Gounod, à cause même des inclinations de sa nature d'artiste, qui sont l'élévation et une sorte d'austérité ascétique. Ce quatuor était fort difficile à faire par le contraste que j'ai marqué ; il eût fallu posséder, pour s'en tirer avec honneur, une rare souplesse de facture, s'inspirer de Weber en faisant chanter les deux amoureux, et se souvenir de Rossini en faisant bouffonner le diable, qui s'amuse à en conter à une vieille femme.
Des compositeurs sévères et chastes que fréquente la muse de M. Gounod, Mozart est le seul qui ait ravi aux Italiens le secret de la musique bouffe ; cette variété de style du maître, le disciple est loin de la posséder. Son Médecin malgré lui en fait foi ; mais il atteste aussi que M. Gounod tient en médiocre estime la corde qui manque à son talent. La gaieté est un don aussi rare en musique qu'en littérature, et tout aussi précieux. On coudoie les hommes d'esprit, on cherche un homme gai. Que voulez-vous conclure de cet aphorisme médiocrement exprimé, mon cher critique ? J'en veux conclure que le rôle de Méphistophélès est manqué, et qu'il en faut accuser, non l'impuissance du compositeur, mais son tempérament. Cela vous donne la raison des langueurs de l'acte que je viens d'analyser, langueurs dont n'ont pu triompher les exquises beautés de détails qu'il renferme.
La scène de l'église a fourni au musicien la plus belle page de sa partition, et, au quatrième acte, une décoration d'un effet extrêmement pittoresque. Marguerite, déshonorée et abandonnée par Faust, et devenue pour ses compagnes un objet de mépris, s'est réfugiée aux pieds de Dieu. Comme une pécheresse qui n'a pas le droit de franchir le sanctuaire, elle reste prosternée sous le porche de l'église, mêlant de loin sa prière timide et désespérée aux voix éclatantes du chœur. L'encens fume, l'orgue résonne, les remords de la Madeleine se calment au sein de cet atmosphère où rayonne la majesté divine. Mais, visible aux spectateurs seulement, Méphistophélès se dresse tout à coup aux côtés de Marguerite. Sa voix métallique, son rire chargé de blasphèmes, ses menaces de damné s'efforcent de couvrir et d'étouffer ; dans le cœur de la pauvre enfant, les harmonies sacrées qui rafraîchissent et parfument son âme. Il n'est pas besoin que j'appuie sur la grandeur de cette scène. Pour cette fois, l'art du compositeur ne craint pas de lutter avec celui du poète, car ce que celui-ci ne peut qu'indiquer, l'autre le réalise.
M. Gounod a trouvé des accents qui répondent à la beauté de la situation. L'harmonie âpre et stridente qu'il a placée sous les récits de Méphistophélès a une couleur, une sonorité d'accords dissonants qui accusent très énergiquement la sombre physionomie du personnage. Ce n'est pas un diable pour rire que celui qui ose venir insulter au malheur de Marguerite jusqu'en la présence de Dieu lui-même. M. Gounod s'est souvenu, en écrivant cette scène, que l'ange rebelle qu'il faisait parler avait eu l'orgueil de défier son Créateur et son maître.
Je m'aperçois un peu tard que j'ai analysé ce quatrième acte par la queue, en me conformant, sans le faire à dessein, à l'ordre suivi d'abord par MM. Michel Carré et Jules Barbier. Marguerite ayant tenu à chanter la dernière, on a commencé le défilé par le duel de Faust avec Valentin, le frère de sa maîtresse, duel qui formait tableau et servait de finale à cette quatrième partie de l'opéra. Si Valentin, qui expire en maudissant la mort de Marguerite, n'a que très médiocrement inspiré le musicien, en revanche, le chœur des soldats qui précède le duel l'a bien servi. Ce chœur a une fière allure, et les spectateurs, qu'il a enthousiasmés, ont voulu l'entendre une seconde fois. J'en voudrais pouvoir dire autant de la sérénade de Méphistophélès qui succède au chœur ; mais la vérité doit passer avant ma bonne volonté. C'est un pauvre diable bien sépulcral en ses ébats que le compagnon du docteur. Il râcle de la mandoline tout comme fait don Juan sous la fenêtre d'Elvire ; il met sa mémoire à la torture pour y retrouver quelques-unes des notes ironiques et sifflantes de la chanson de Gaspard dans le Freischütz : Weber et Mozart font tous deux la sourde oreille.
Le dernier acte se compose de quatre scènes, ou plutôt de quatre tableaux, qui se suivent sans se lier l'un à l'autre. C'est d'abord Faust que Méphistophélès entraîne, comme une proie qui ne saurait plus lui échapper, ici dans la vallée des sorcières, là dans un palais habité par les drôlesses de l'enfer, l'instant d'après dans la prison où Marguerite, qui a tué son enfant dans un accès de folie, n'a plus qu'une nuit à vivre. Tout cela se termine par une apothéose qui a laissé quelque confusion dans mon esprit. J'ai bien cru y voir des groupes d'anges et de bienheureux faisant cortège à l'âme de Marguerite lavée de ses souillures premières et rachetée par le repentir et la foi ; mais il m'a semblé que Faust, profitant de la confusion inséparable du dénoûment, prenait place au banquet divin en parasite qui n'a pas été invité par le maître de céans. Méphistophélès seul est flanqué a la porte ; je le comprends, et je ne viens pas réclamer pour lui ; mais il a oublié l'âme de Faust au vestiaire ; cette âme est son bien, et d'ailleurs elle vaut si peu, que ce n'est vraiment pas la peine de la lui disputer.
La musique de cette dernière partie de l'œuvre de M. Gounod ne m'a laissé que des souvenirs assez confus. La scène de la prison ne m'a frappé que par le retour heureux du récit du second acte, celui de la première entrevue des deux amants, et que Marguerite murmure à demi-voix dans sa folie. Le chœur des sorcières, armées du manche à balai traditionnel, n'a aucun caractère. L'orgie des diablesses a inspiré au compositeur un chœur agréable, quoique peu original.
Si j'ai pu communiquer mes impressions au lecteur, il en doit conclure que la partition de M. Gounod, d'une couleur peut-être trop constamment uniforme, renferme des beautés de premier ordre, de celles qui sont faites pour survivre à l'éclat de la représentation et à la curiosité de la foule, et grandir l'artiste avant de l'enrichir. Mais si je puis, jusqu'à un certain point, affirmer le mérite élevé de Faust, je ne saurais prédire au juste la réussite qui l'attend. Le deuxième acte tout entier, le quatrième acte dans ses principales parties, sont de nature à fortement impressionner le public, quel qu'il soit ; le reste, écrit dans une gamme plus tempérée, et se recommandant par des qualités qui exigent, chez l'auditeur, pour être bien comprises, une initiation préalable, doit attendre du temps sa consécration et peut-être sa popularité. Mais que Faust renouvelle à ce théâtre le miracle des Noces de Figaro, ou poursuive seulement une honorable carrière, son auteur n'en reste pas moins ce qu'il était auparavant, l'espoir et l'orgueil de la jeune école française.
Musicien, Charles Gounod joint une science très réelle à une si constante élévation de style, que cette science, aride et purement scholastique chez quelques cuistres en G-ré-sol, est pour lui comme pour Beethoven, pour Mozart et pour Weber, la main obéissante qui écrit sous la dictée du cerveau, et se garde bien de suppléer le chef-d'œuvre difficile à naître par un chef-d'œuvre calligraphique. Charles Gounod a peu d'idées, du moins de celles dont la ligne vigoureusement accentuée et le relief saillant se détachent nettement sur la trame harmonique, visible à l'œil de l'ignorant comme à celui de l'homme de goût. Il faut subdiviser les musiciens en artistes qui agissent, qui pensent, qui rêvent ou qui calculent. Rossini est le génie de l'action par excellence, et aussi celui de la fécondité ; Félicien David est un rêveur, Halévy est un mathématicien, Charles Gounod un penseur, et, trop souvent, un penseur abstrait. Quand on écrit pour le théâtre, il faut avoir constamment la foule devant soi ; se perdre dans les nuages en la perdant de vue, c’est ne rien faire qui vaille. Lorsqu’il arrive à Rossini d’atteindre à de grandes hauteurs, comme dans Moïse et dans Guillaume Tell, il n’y arrive jamais seul.
Son théâtre n'est pas une vapeur inconsistante ; c'est le sommet le plus élevé de l'art, et la foule y monte derrière lui.
Décors, mise en scène, costumes, tout cela, dans Faust, est digne de la fable du poète allemand et de la partition du musicien français. Que n'en puis-je dire autant de l'exécution ! Il y a trop de cris et pas assez de mezza voce pour que le rôle de Marguerite soit dans les moyens de madame Miolan-Carvalho. Ou je m'abuse étrangement, ou ce rôle est une erreur de la grande cantatrice. Barbot a fait un tour de force en mettant trois semaines à peine à apprendre, à répéter, à jouer le personnage important qu'un autre ténor que lui devait créer. Je lui passe, à cause de sa bonne volonté et de son talent d'excellent musicien, ses notes de poitrine et sa perruque blonde. Balanqué manque peut-être d'élévation et de poésie sous les traits de Méphistophélès ; le diable, tel qu'il le personnifie, est moins un esprit révolté qu'un sacripant vulgaire ; mais Balanqué a du naturel, de l'intelligence et même un grain de bonne humeur. Le chanteur se sert avec adresse d'une mauvaise voix.
Une dernière réflexion. Outre la mise en scène des ouvrages qui se produisent pour la première fois devant la rampe, il y a pour ces ouvrages, vous ne l'ignorez point, la mise en scène du succès. On ne la variait guère : bouquets jetés à la prima donna, rappel des principaux interprètes dans le courant de la soirée, et de toute la troupe à la chute du rideau : tel était le menu de cette cuisine dramatique, à laquelle, pour plus de sûreté, les convives daignaient parfois mettre la main. Cela ne paraît plus devoir suffire. En attendant le couronnement des directeurs au milieu des flammes de Bengale, ce qui ne saurait tarder, on rappelle, on couronne les auteurs, et ils reviennent, sans laisser aux mains des chanteurs qui leur font cette violence, je devrais dire cet outrage, les lambeaux de leur vêtement ! Ils saluent les claqueurs idolâtres, et se retirent, en pressant sur leur cœur cette éternelle couronne de fleurs effrontées qui figure dans l'apothéose des sauteuses de troisième ordre. Il nous faut donc parodier le cri de Caton : « Art, tu n'es qu'un mot ! »
B. JOUVIN.
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Charles GOUNOD
/Jules BARBIER Michel CARRÉ
Permalien
date de publication : 23/06/24