Aller au contenu principal

Opéra. Première représentation du Tribut de Zamora

Catégorie(s) :
Éditeur / Journal :
Date de publication :

OPÉRA.
Première représentation duTribut de Zamora, quatre actes de MM. d’Ennery, et Brésil, partition de Charles Gounod.

Si l’on s’en tient au titre de l’ouvrage, rien ne semblera moins compliqué que le sujet de l’opéra nouveau. Les Maures ont rendu tributaires de leur suzeraineté insolente et avide tous les royaumes de l’Espagne dont ils n’ont pas asservi les sujets et confisqué les territoires. Pour les populations de la vieille Castille, dont la ville royale d’Oviedo est la capitale, ce tribut a été réglé à un impôt de cent vierges chrétiennes destinées à pourvoir les marchés et les harems du vainqueur. Ce point accordé, les Sarrasins sont d’ailleurs gens accommodants pour les conditions du paiement, puisque, autorisant leurs débiteurs à mettre en loterie les jeunes filles qui ont atteint l’âge de cette conscription amoureuse, ils courent le risque des mauvais numéros sortants dont il leur faudra se contenter ensuite.

Le tour de s’acquitter est venu pour les familles survivantes de la population de Zamora, décimée, il y a quinze ans, dans sa ville livrée aux flammes. Les Zamoréens refusent d’abord d’exécuter les clauses de leur rançon, et, défiant en face le terrible Ben-Saïd à la tête de ses soldats, ils entonnent la Marseillaiseespagnole : Haut les fronts, haut les cœurs. Mais leur vieux roi Ramire intervient en suppliant : « Mon peuple, un sacrifice encore ! » Tout en vénérant la barbe blanche du monarque qui a poussé drû, avec les années, ses sujets pourraient lui répondre :

– Vous en parlez à votre aise vous n’avez pas de fille à mettre en loterie !

Bref, la douleur du bonhomme touche et apaise les mutins ; on procède au tirage des vingt numéros exigés par la fiscalité musulmane, et le rideau tombe sur cette exposition de l’action qui va s’engager, et qui donne un sens à ce titre à moitié mystérieux : le Tribu de Zamora.

Avec un homme de l’habileté de M. d’Ennery, dont l’esprit de combinaison, l’expérience et la fécondité se font un jeu de multiplier les ressorts dramatiques, il fallait s’attendre à voir pousser, de l’unité du sujet, des rameaux innombrables. Je renvoie donc le lecteur au scénario très clair et très complet publié par le Figaro. C’est une précaution qui allège singulièrement ma tâche ce sont autant de fils qui, attachés à chaque morceau d’une volumineuse partition, aboutissent à la marche parallèle de la musique et du poème.

*

Le musicien de Faust, de Mireille et de Roméo et Juliette (je pourrais allonger cette liste de chefs-d’œuvre) a remis bien des fois la main, avec une sorte d’acharnement consciencieux, à cette partition du Tribut de Zamora. Je suppose que l’obstacle, qui a longtemps arrêté Charles Gounod sur la forme définitive à donner à son œuvre, a été, pour sa pensée, la préoccupation d’associer et de fondre ensemble deux nationalités en musique : l’élément arabe combiné avec l’art espagnol. La pente du sujet l’y entraînait invinciblement.

Je m’empresse de déclarer pourtant que, si telle a été l’idée fixe du compositeur, il a usé avec beaucoup de modération de ce double procédé.

En ce qui concerne l’élément arabe, par exemple, le public en a saisi seulement et très certainement apprécié l’originalité pittoresque dans le piquant carillon orchestral de la marche des captives, au deuxième acte.

Mais je fais enjamber avec quelque précipitation l’analyse musicale. Je me hâte de revenir sur mes pas pour assister, dans le chœur d’introduction, aux fiançailles de Manoël, un soldat, avec Xaïma, l’orpheline de Zamora. Ce premier chœur s’éclaire seulement avec l’aubade donnée sous la fenêtre de la fiancée : Ô blanc bouquet de l’épousée !Cette sérénade en mi majeur a du sentiment et de la grâce.

Ben Saïd sautant à bas de son cheval pour offrir à la mariée ses jardins où les rosés se pendent au bord des chemins, – et l’honneur de voir entre ses mains les blanches corolles des jasmins, – ne m’a pas semblé précisément heureux dans le choix de son cadeau de noces ; roses et jasmins sont quelque peu fanés en poésie, et le nœud musical ne réussit pas à donner du prix au bouquet.

Le chœur en de la cloche qui appelle les fiancés à l’église, amène le contraste de la Marseillaiseespagnole chantée par Manoël : Enfants de l’Ibérie, haut les glaives, haut les cœurs ! Ajoutez-y un grain de vulgarité, et cette marche en mi rappellera à votre mémoire le début de la foudroyante phrase du finale de Moïse ; Redoublez d’ardeur et de zèle ! Mais le chant espagnol aura besoin, pour être en situation et produire une explosion qui électrisera à ce moment les spectateurs, de sortir des lèvres inspirées de Gabrielle Krauss. Attendons.

Le tirage de la loterie des vierges de Zamora sert de péroraison un peu tumultueuse au finale de ce premier acte. Je n’en ai gardé qu’une succession de sonorités et d’impressions confuses.

Au 2° acte, la population sarrasine de Cordoue célèbre, en chantant et en dansant sur le rhythme ternaire du boléro, l’anniversaire du grand combat de Zamora ; » et le soldat-poète Hadjar, frère de l’Iman Ben-Saïd, entonne la patriotique Kasidah, autre Marseillaise, à l’usage des Musulmans, celle-ci. Ce qui, selon moi, ferait un peu défaut à ce chant de guerre, dont les épisodes sont d’ailleurs bien traités par le musicien, c’est peut-être le souffle guerrier.

Mais le beau finale du second acte a brisé le rideau de glace interposé jusque-là entre le compositeur et un public, qui lui avait déjà marqué sa sympathie en le voyant prendre place au pupitre de chef d’orchestre.

Ce finale est un véritable morceau de scène. C’est un combat singulier, sur le terrain des enchères, entre Manoël, déguisé en Musulman, pour venir racheter sa fiancée, et son rival Ben-Saïd qui évince tous les concurrents, en sachant mettre le prix à sa fantaisie en amour. Dans l’art d’agencer les voix et d’enrichir de détails piquants et savamment échelonnés dans le double travail de la scène et de l’orchestre, cette fin d’acte est une page de maître.

*

J’ai laissé à tort à l’écart deux épisodes qui précèdent ce finale de la vente des esclaves, sans s’y rattacher précisément : l’un appartient à ce que j’appellerai le genre décoratif en musique ; c’est la marche en ut : Sonnez, clairons ! L’autre reçoit évidemment son relief et sa couleur de l’interprétation poétique et passionnée du jeu et du chant de la Krauss ; je veux parler de la scène de la folie d’Hermosa, la légende de l’hirondelle : Pitié, mon ange !

Mais nous touchons au 3me acte, tout frissonnant encore de l’émotion produit par le triomphe de la grande tragédienne lyrique cet acte va nous faire assister au combat de la folie et de la raison dans le cœur maternel d’Hermosa. C’est là que se révèle enfin ce personnage touchant et fatal, resté un peu énigmatique d’abord pour devenir ensuite l’outil providentiel du dénouement.

L’acte capital de l’ouvrage (capital par l’effet de sa scène finale), introduit le spectateur dans la partie du palais de Ben-Saïd, d’où les curiosités profanes sont exclues, mais ainsi que dirait Bartholo où tout le monde arrive « comme à la place d’armes. » Les groupes de Moresques chantantes et dansantes s’échelonnent et s’entrelacent. La voix des odalisques célèbre les joies de l’amour captif en vers chevillés de platitudes : Terrestre fêtequi nous est faite – par le Prophète, etc.

Ce chœur, agréablement balancé sur la tonalité de sol mineur, a glissé avec élégance de la plume du musicien sur le papier, sans se choquer à aucun effort d’inspiration.

En faut-il dire autant du ballet qui le suit ? Peut-être. Il caresse l’oreille sans l’occuper. C’était assurément le cas et l’occasion de faire baller et lutter de grâce l’abandon arabe et la vivacité espagnole ! Je n’ai pas goûté beaucoup l’à-parté amoureux de Ben-Saïd, quoiqu’il fût placé dans la belle voix de Lassalle Ô Xaima, daigne m’entendre ! Ce brûleur de villes, ce ravisseur de femmes n’est pas moins terrible-troubadour que terrible Sarrasin ! Il chante beaucoup de romances mais le compositeur n’a pas eu toujours la main heureuse à les lui choisir.

Je glissé, sans y toucher, à travers le trio de la provocation chanté par MM. Sellier, Lassalle et Melchissédec. Nous voici arrivé au point culminant et pathétique du rame musical, qui est la scène de reconnaissance entre Hermosa retrouvant sa fille, et Xaïma embrassant sa mère.

Pour la composition de ce rôle de la folle par amour maternel, il est juste de mettre l’interprète à la place que le succès lui assigne dans ce drame, qui est toute la place. Ce rôle appartient bien à Gabrielle Krauss car, le recevant de la main du poète et du musicien, elle a commencé par le commencement, qui était de le faire.

En voyant la Krauss apparaître, tapie sous son burnous blanc, un buisson de cheveux noirs voilant son front et flottant sur ses épaules, l’œil fixé sur un implacable et lointain souvenir, la physionomie fermée aux choses de la vie présente, le public n’a pas besoin qu’on donne un nom à cette étrange figure : son émotion, qui s’y attache, sait qu’elle s’appelle la fatalité du drame !

Il faut suivre, sur le visage de la Krauss, le sourire de la raison déchirant le sombre masque de la folie. Déplaçant l’art pour l’agrandir, l’artiste, non moins savante qu’inspirée, joue avec sa voix et chante avec son geste ; ses poses, ses attitudes en scène, sans cesser d’être l’expression juste de la nature et de la passion, ont toujours la ligne, l’ampleur ou le contour harmonieux de la statuaire. C’est avec le secours d’un art parallèle au sien, que la Krauss, jusque dans un beau silence, sait être encore une grande tragédienne lyrique.

Mais que parlé-je de silence, après avoir entendu la Krauss, faisant vibrer, avec les échos de la salle, les poitrines des spectateurs, çouronner des éclats de sa voix l’hymne de guerre espagnol : Haut les glaives, et haut les cœurs !

Je viens de dire quel a été le grand succès de cette première soirée du Tribut de Zamora : le compositeur ne l’enviera pas à sa triomphante interprète, puisqu’il s’y est publiquement associé, dérobant en quelque sorte son talent pour ne montrer que sa personne. N’était-ce pas détruire toute illusion scénique que de faire intervenir sa reconnaissance où elle n’avait que faire ?

Quel est en dehors de ce succès de la tragédienne de l’Opéra, la part qui revient à celui qu’ont le droit de prétendre l’œuvre et le nom du musicien ? [sic] Il n’appartient à personne de répondre avant que les soirées qui vont suivre n’aient fixé ou entravé les destinées du Tribut de Zamora.

Si j’ai bien saisi le style qui paraît dominer dans cette œuvre sortie un peu meurtrie du labeur du musicien, c’est la recherche de la déclamation musicale : le défaut du système, en pareil cas, est malheureusement de donner, sur les phrases bien rhythmées, la préférence aux phrases flottantes, au récit sur le chant. De là on glisse, sans s’en apercevoir, des grandes lignes un peu nues de la mélopée à la monotonie et aux sécheresses de la déclamation musicale sans idée ; ce qui aboutit à l’ennui et au néant.

M. Gounod, dans ce nouveau fils de sa Muse né dans les grandes douleurs de l’enfantement, s’est montré un admirable mélopéen : je risque le mot qui traduit très bien ma pensée, mais trop bien peut-être pour la gloire d’un grand compositeur.

Les rôles ont-ils manqué aux chanteurs ou les chanteurs aux rôles ? Le doute doit être accepté en faveur des pensionnaires de M. Vaucorbeil. M. Sellier a une belle voix mais que ne prend-il tout de bon le parti d’associer ce généreux organe à l’intelligence d’un rôle ? Il est regrettable que le riche et généreux baryton de Lassalle se dépense en pure perte dans les rodomontades ou les fadeurs du rôle de Ben-Saïd. La basse chantante de Melchissédec s’évanouit dans les récits d’un comparse. La voix pointue et le chant aigrelet de Mademoiselle Daram ne sauraient prêter aucune illusion aux accents sympathiques d’une amoureuse d’Opéra.

Mais reste la Krauss que « tout Paris » voudra entendre dans la belle scène du 3me acte. Ajoutons que l’Opéra a fait le voyage d’Oviedo à Cordoue, pour prendre à l’Espagne ses panoramas, vêtir d’une façon pittoresque ses Espagnols et ses Maures, et transformer en paradis de Mahomet le harem de Ben-Saïd.

B. Jouvin.

Personnes en lien

Compositeur

Charles GOUNOD

(1818 - 1893)

Homme de lettres, Journaliste

Benoît JOUVIN

(1810 - 1886)

Œuvres en lien

Le Tribut de Zamora

Charles GOUNOD

/

Adolphe d’ ENNERY Jules BRÉSIL

Permalien

https://www.bruzanemediabase.com/node/5530

date de publication : 23/06/24