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Avant-premières. Thérèse à Monte-Carlo

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Avant-premières
Thérèse, de M. Massenet à Monte-Carlo

Le théâtre de Monte-Carlo réalise des prodiges qui tiennent de la fantasmagorie : le jeudi 31 janvier, on y répétait généralement Naïs Micoulin dont la première était donnée le samedi 2 février. Et, l'après-midi de ce même jour, M. Raoul Gunsbourg commençait le travail, en scène, de Thérèse, dont la générale – c'est-à-dire la vraie première – a eu lieu hier mardi, pour affronter demain soir le grand public.

Dans les contes de Schéhérazade au roi Shehriyac, il suffit d'un mot prononcé par un Génie pour que soit, en une nuit, édifié un palais fabuleux ! À voir les miracles accomplis à Monte-Carlo, on jurerait que c'est le théâtre des Mille et une Nuits.

Comme je demandais à M. Gunsbourg par quels moyens il arrive à d'aussi extraordinaires résultats, il me répondit, avec un sourire napoléonien :

— C'est mon secret.

— Mais encore, quel est le secret de votre secret ?

Cela tient à deux choses : tout d'abord, à la connaissance profonde que je prends, plusieurs mois à l'avance, des œuvres que me désigne le choix éclairé de S. A. S. le prince de Monaco, et ensuite, et surtout, à la confiance illimitée que, depuis le Jongleur de Notre-Dame, ont en moi tous les musiciens. Lorsque M. Massenet, à qui le Prince offrait la très large hospitalité du théâtre de Monte-Carlo, m'apporta le Jongleur de Notre-Dame, je lui dis « Mon maître, nous passerons le 14 février. Venez à la répétition générale. Tout sera au point. – Mais, me dit M. Massenet, combien de semaines répéterons-nous ? – Deux jours. – Impossible ! – Reposez-vous-en sur moi, maître, la première répétition vaudra, presque, une bonne représentation. » M. Massenet, ajoute M. Gunsbourg, prit la chose en riant, sans trop y croire. Et, lorsqu'il arriva à Monte-Carlo, le 12 février, il me demanda de commencer par un ensemble à l'italienne. « Venez au théâtre, lui dis-je. Nous répétons dans les décors. Et, si vous n'êtes pas satisfait, nous retarderons à fin mars votre première » Eh bien ! le Jongleur fut joué le 14 février, avec le succès triomphal que vous savez. Depuis lors, aucun musicien n'a exigé de moi des séries de répétitions qui, d'ailleurs, seraient impossibles dans un théâtre où, comme cette année, quatorze opéras doivent être représentés en moins de deux mois. Lorsqu'il s'est agi de Chérubin M. Massenet s'en est rapporté aveuglément à moi ; et aujourd'hui, pour Thérèse, il me montre la même confiance tranquille qui me procure une joie indicible. Maintenant, mon cher ami, allez trouver le maître : je ne puis, moi, que vous exprimer ma très grande admiration pour sa Thérèse : il n'appartient, qu’à lui de vous en dire ce qu'il jugera opportun.

Je me suis donc rendu auprès de M. Massenet, qui m'a reçu avec une cordialité exquise l'homme, en lui, est encore plus charmeur que le musicien. C'est un délice que de l'entendre, pendant une heure, raconter des souvenirs, des anecdotes, qu'il met en scène au fur et à mesure qu'il les narre. Mais malgré l'inouï plaisir que je savourais à écouter l'adorable causeur qu'est M. Massenet, je n’oubliai pas que je ne l’avais dérangé que pour obtenir de lui des confidences sur sa nouvelle œuvre.

— Vous voulez à toute force que je vous parle de Thérèse ?

— Mais oui, maître. Je vous en supplie.

— Que voulez-vous que je vous dise ?

— Où ? quand ? comment l'avez-vous conçue et composée ?

— Voilà deux ans, après avoir achevé Ariane, j'ai ressenti le besoin d'un grand et bon repos et, ce repos, je l'ai trouvé en écrivant l'ouvrage que S. A. S. le prince Albert avait bien voulu m'engager à donner à Monte-Carlo en 1907. C'est la troisième œuvre inédite qu'en cinq ans j'aurai fait jouer à Monte-Carlo ; j'ai commencé par le Jongleur de Notre-Dame qui était tout poésie ; j'ai continué par Chérubin, qui était comédie pure ; je récidive avec Thérèse, qui est un drame d'émotion se déroulant dans une époque tragique, sous la Terreur. Mon ami Gunsbourg est tellement dévoué, tellement artiste, que je suis l'homme le plus heureux du monde de lui confier le sort de Thérèse. Gunsbourg est un cœur enthousiaste il se passionne a mon œuvre ; il la vit avant de la faire vivre avec cette intensité et cette perfection qui sont pour moi une bien jolie surprise. C'est Paris que j'ai composé Thérèse, travaillant d'arrache-pied, tous les jours, huit ou dix heures de suite. Mon vieil et cher ami Jules Claretie avait écrit pour moi un poème bien digne de séduire un musicien, Claretie, en même temps qu'il est un homme de haute intelligence et de grande âme, un directeur très artiste, un écrivain souple et infatigable, est aussi un historien documenté ; c'est un fouilleur de tout ce que le passé recèle d'inconnu, de typique. L'époque de la Révolution, entre autres, lui est tout à fait familière. Il en possède les rouages. Il en sait les dessous. Il est presque l’intime confident de tous les héros, quels qu'ils soient, de cette période passionnante. Il les a scrutés. Il connaît les sentiments qui ont fait battre leurs cœurs. II sait leurs mots à croire que, par une magie inexplicable, il est en constante conversation avec eux. C'est avec cette science merveilleuse de la grande et tragique époque révolutionnaire qu'il a écrit le poème de Thérèse qui est, avant tout, d'action passionnée, mais où les chercheurs de détails retrouveront, très adroitement adaptées aux situations dramatiques, bien des paroles vraies et qui appartiennent à l'histoire. Cette collaboration fut pour moi un ravissement de toutes les heures. Claretie, même lorsque j'étais tout seul à travailler chez moi, n'a pas cessé une minute d'être présent, comme s'il eût été assis à côté de moi. J'ai, sur mon bureau, un téléphone : à tout moment, je communiquais avec lui. Je lui chantais, à l'appareil, la dernière phrase qui m'était venue. Il me donnait son avis.

Je lui demandais quelquefois une petite modification. On a beau médire du téléphone il nous a été là très utile, non seulement parce qu'il nous facilitait d'échanger nos impressions, mais surtout parce qu'il nous a permis de rester dans une intimité constante. En somme, c'est au téléphone qu'eurent lieu les premières répétitions de Thérèse. J'avais déjà expérimenté d'ailleurs, un moyen analogue lorsque j'écrivais la Navarraise : c'est par phonographe que je répétais, en composant, avec Mlle Emma Calvé, alors en Amérique. Je lui expédiais le phonographe où j'avais chanté son rôle. Quinze jours après, elle, me le renvoyait mais alors, c'est elle qui y avait chanté, et cela me permettait la mise au point vocale. »

Et M. Massenet conclut en riant :

— Dame nous sommes au vingtième siècle !

— Un détail encore, ajoute-t-il pendant les répétitions d’Ariane, à l’Opéra, – vous savez que Mlle Lucy Arbell, au quatrième acte, y est une très émouvante Perséphone, – nous avons eu, Mendès et moi, à un certain moment où la situation grandit et devient suprêmement tragique, la sensation que les mots prononcés dépassaient la mesure de l’expression vocale, et que seule la parole, dégagée de toute musique, devait régner absolument. Ce qui fut convenu, et ce qui fut fait. C’est la première fois qu’on a parlé à l’Opéra. Mlle Arbell est aussi remarquable tragédienne que grande cantatrice : elle interpréta les belles strophes de Mendès avec un sentiment profond et une diction parfaite, et sa voix, lorsqu’elle récitait, ne cessait pas d’équivaloir à son bel organe de contralto. Claretie, qui assistait à la répétition où nous fîmes cette expérience, pensa à profiter de cet élément purement dramatique pour la scène finale de Thérèse, où Mlle Lucy Arbell, après avoir chanté son rôle vocal avec une magnifique puissance d’émotion ; doit avoir un tel déchaînement tragique que le chant ne peut que céder la place à la parole : et c’est donc avant les dernières mesures toutes musicales, sur de la parole nue plus émouvante que du chant que s’achèvera son rôle.

*

J'ai assisté à une répétition. Drame et musique m'ont profondément remué. Sans vouloir déflorer l'œuvre qui va triompher demain, j'ai eu la nette impression que dans toute la carrière glorieusement parcourue par M. Massenet, Thérèse aurait sa place à part ; les sentiments humains y sont, développés avec une expression véhémente ; l'action va, court, poignante et irrésistible. C'est la collaboration du musicien de Werther et de celui de la Navarraise. On y retrouvera, étroitement fondues, toutes les magnifiques beautés d'intensité lyrique et de mouvement théâtral qui caractérisent ces deux chefs-d'œuvre.

L'interprétation réserve aux spectateurs une joie totale : l'héroïne, Mlle Lucy Arbell, dont c'est la première grande création, s'y révélera tragédienne superbe et cantatrice puissante. Le public de Monte-Carlo, du reste, a déjà eu deux fois l'occasion d'applaudir cette merveilleuse artiste voilà quatre ans, dans Rigoletto, où elle joua remarquablement le rôle de Madeleine (qu'elle tient d'ailleurs, à l'Opéra, avec la même autorité et le même succès que ceux de Dalila et d'Amnéris), – et l'an passé, dans un concert classique où elle chanta d'inoubliable façon l'air du quatrième acte du Prophète. Sa présence à Monte-Carlo l'éloigne momentanément de l'Opéra : elle reparaitra, vers le 15 février, dans le quatrième acte d'Ariane, où elle est une si belle et si émouvante Perséphone.

Les autres grands rôles sont tenus par M. Clément et M. Dufrane, tous deux superbes.

Les décors de M. Visconti, deux merveilles, ajouteraient à la renommée de cet artiste prodigieux, s'il n'avait déjà fait, souvent, ses preuves de maîtrise.

On dira la perfection et la vie de l'exécution orchestrale M. Léon Jehin y pourrait, lui aussi, conquérir une haute réputation de capellmeister, si ce n'était fait depuis longtemps.

M. Massenet, à cette répétition où n'assistent que de rares privilégiés, m'a l'air d'un homme profondément heureux : sa musique, jaillie du cœur, lui va au cœur maintenant qu'il l'entend si admirablement réalisée : il écoute, il juge et il se juge, avec la joie évidente d'avoir créé de la beauté. L'artiste, si impérieuse que s'impose la sévérité pour soi-même, est désarmé s'il constate que l'œuvre sincèrement conçue, pensée, vécue, ne trahit, lorsqu'elle vit aux feux de la rampe, ni sa volonté ni son cœur.

Mais M. Massenet m'aperçoit dans le coin obscur de la salle où je me suis glissé. Il accourt.

— J'ai oublié de vous dire pourquoi notre œuvre est intitulée Thérèse. Nous avons pris pour titre le nom de l'héroïne parce que toute la pièce traduit l'amour et le dévouement d'une femme. Et, à ce propos, je vais vous citer le mot de Claretie, qui résume tout : « Appelons notre œuvre Thérèse, tout simplement : ne mettons pas une cocarde sur l'affiche ».

J. Darthenay.

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Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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date de publication : 25/09/23