Opéra-Comique / La Soirée théâtrale. Jean de Nivelle
OPÉRA-COMIQUE
Première représentation de Jean de Nivelle
Ces quelques lignes rapidement jetées seront la note de l’impression et de l’émotion – chaude encore – du public qui vient d’écouter et d’applaudir l’ouvrage de MM. Gondinet, Gille et Leo Delibes.
Je me bornerai donc à tenir la plume du greffier chargé de dresser le procès-verbal d’une soirée d’autant plus impatiemment attendue, qu’une foule de petits accidents – sans compter les incidents s’échelonnaient à dessein, en quelque sorte, pour la reculer indéfiniment.
Bien que MM. Gondinet et Gille eussent volontairement oublié et même enchaîné dans sa niche le chien du proverbe l’animal légendaire semblait avoir voulu jouer aux auteurs le malin tour de s’en échapper.
Dès que le jour d’afficher Jean de Nivelle était définitivement arrêté, crac ! notre chien prenait ses jambes à son cou. On avait beau lui crier
– Mais, animal que tu es, tu n’es pas de la pièce, on ne t’appelle pas. À quoi te sert-il de courir ?
Laissons-le courir, puisque d’ailleurs voilà le succès arrivé, un succès de poëme, de musique et d’interprètes : Les auteurs du libretto et de la partition me permettront d’insister sur ce dernier point qui, toujours important au théâtre, est capital sur une scène musicale. La bonne ou la mauvaise exécution d’un opéra – cet opéra fût-il un chef-d’œuvre – c’est la lanterne, allumée ou éteinte du Singe qui montre la lanterne magique.
L’Opéra-Comique a sagement compris que, pour l’illumination de Jean de Nivelle, il ne fallait pas, en ouvrant sa lanterne, économiser les meilleurs becs de ses meilleurs chanteurs.
La rare et précieuse qualité du musicien du Roi l’a dit et de Jean de Nivelle est de satisfaire les gens d’un goût délicat en écrivant pour la masse du public. Ce qu’il accorde aux connaisseurs difficiles (et il leur donne le plus possible) n’est jamais pris sur la part de tout le monde – ceux que, sans vouloir les dédaigner ou les rabaisser – j’appellerai les ignorants serviles. C’est en cela que le fin mélodiste de Coppelia, de Sylvia et de Jean de Nivelle tout en empruntant aux maîtres allemands ce qu’ils ont d’excellent, a gardé ce que les compositeurs français ont de meilleur, la clarté.
Cette clarté, cette limpidité mélodique est aussi apparente dans les morceaux de force que dans les pages gracieuses de la partition c’est, qu’on me passe le mot, le même rayon d’inspiration dans les stances de la bannière, énergiquement accentuées par M. Talazac, et le fabliau Dans le moulin du grand meunier, que Mlle Vauchelet dit avec la légèreté de sa charmante voix.
Mais à demain les détails sur cet important, ouvrage, qui renferme, selon moi, tous les éléments d’un très grand et durable succès.
Bénédict.
[…]
La Soirée Théâtrale
JEAN DE NIVELLE.
Ce titre de Jean de Nivelle fut d’abord celui d’un drame, ou plutôt d’un projet de drame pour la Porte-Saint-Martin.
C’est, en effet, pour ce théâtre que MM. Gondinet et Gille voulaient se mettre à l’œuvre.
Le sujet leur paraissait fertile en situations dramatiques. L’époque, les personnages, le cadre, la vérité historique, le héros de l’action même, tout les conduisait à la pièce de caractère, à l’épopée, à des scènes émouvantes et sentimentales.
Ils pensaient à la Porte-Saint-Martin, lorsqu’un jour qu’ils se trouvaient avec Delibes, ce dernier leur demanda si l’œuvre projetée comportait une collaboration musicale.
– Ma foi il me semble que oui, répliqua Gondinet, et puisque, depuis longtemps nous nous promettons de travailler ensemble, puisque Gille est votre plus ancien collaborateur, faisons l’affaire à nous trois.
– D’autant plus, ajouta Gille, que Jean de Nivelle ira peut-être mieux encore à l’Opéra-Comique qu’à la Porte-Saint-Martin.
– Jean de Nivelle, s’écria Delibes empoigné comme par un éclair, bravo ! excellent titre… sujet très gai… musique vive, alerte et facile…
Au contraire, riposta Gondinet, notre pièce est sérieuse, historique, pleine de situations dramatiques et de scènes passionnées.
– Très bien ! encore mieux !... grandes phrases musicales, airs de bravoure, duos amoureux, un final développé à chaque acte, orchestration puissante !
L’élan étant donné, les trois collaborateurs se promettaient de faire leur opéra-comique avec une rapidité remarquable.
Mais je l’ai déjà dit bien des fois, je le redis cette fois-ci et je le redirai sans doute encore- la collaboration est très difficile avec Gondinet, par cela même qu’on aime beaucoup collaborer avec lui.
Chaque fois que Gille et Delibes arrivaient chez lui, ils rencontraient d’autres collaborateurs dans l’escalier, puis dans l’antichambre. Toutes les pièces de l’appartement en renfermaient un ou deux, car Gondinet est obligé de les éparpiller dans son domicile. On m’affirme même qu’un jour Delibes en vit sortir un d’une armoire où il étouffait depuis deux heures. Même lorsqu’on s’enfermait pour travailler tranquillement, il arrivait toujours un gêneur de cette trop nombreuse espèce. Les trois auteurs de Jean de Nivelle se réfugiaient alors successivement dans toutes les chambres, tombant, dans la salle à manger, sur un vaudevilliste, dans le salon, sur un auteur de comédie, dans la chambre à coucher, sur un librettiste d’opérette. Toutes ces rencontres avaient cet immense inconvénient que l’opéra comique n’avançait pas du tout.
De guerre lasse, Gondinet prit enfin une grande résolution :
– Puisque cela ne marche pas plus vite dans nos entrevues… nous allons cesser de nous, voir… c’est le seul moyen de bien travailler ensemble. Le scénario est arrêté, tout est entendu pour la partie musicale… nous pouvons travailler chacun de notre côté.
– Bravo ! dit Delibes, excellente idée ; séparons-nous de façon à ne pas pouvoir même nous rencontrer par hasard. J’emporte les morceaux du premier acte et je vais a Naples écrire ma musique… je ne reviendrai pas avant deux mois.
– Moi ! dit Gondinet, je pars aussi… je ferai le troisième acte à ma campagne.
– Pendant ce temps-là, ajouta Gille, je resterai à Paris et je terminerai chez moi les morceaux du second.
Et ils le firent comme c’était dit, et se quittèrent en se promettant mutuellement de bien travailler.
Deux mois se passent.
Gondinet revient de sa campagne ; Delibes revient de Naples.
Les trois auteurs se réunissent, se pressent la main, heureux de se revoir en bonne santé.
– Eh bien avez-vous sérieusement travaillé ? demande chacun d’eux en même temps,
s’adressant aux deux-autres.
Ici, un court silence.
Delibes répond le premier :
– Moi, dit-il, je n’ai pas perdu une minute. J’ai composé tout un oratorio, la Mort d’Orphée pour les concerts du Trocadéro !
– De mon côté, dit Gille, j’ai mis le temps à profit j’ai presque terminé.
– Les morceaux du second acte ?...
– Non… une pièce avec d’Ennery !
– Ah ça mais ! dit enfin Gondinet, croyez-vous donc que j’aie flâné, moi ?... Savez-vous que je rapporte trois actes de là-bas ?
– Trois actes ?...
– Oui… vous savez bien ?... mes trois actes avec Prével et Saint-Albin : le Grand Casimir.
Quant à Jean de Nivelle, personne n’y avait travaillé.
Aucun des trois n’osa gronder les deux autres !
Par exemple, à partir de ce moment, ils se jurèrent de ne plus se quitter avant d’avoir terminé leur besogne.
Le rideau se lève sur un décor agréable. C’est un frais paysage de Bourgogne, avec des vignes superbes et un village dont les maisons blanches sont disséminées sur le coteau.
Nous sommes transportés en pleines vendanges moyen âge.
Les marchands de vins de Bourgogne ne seront peut-être pas fâchés de savoir comment se faisait la récolte du temps de Louis XI, à l’époque bienheureuse où il n’était pas encore question de phylloxéra. Ils n’ont qu’à aller voir Jean de Nivelle pour être parfaitement renseignés.
Moi, qui ne possède pas de vignobles sur la Côte-d’Or, ce qui m’a surtout frappé, c’est la très gracieuse entrée des Reines des Vendanges. Elles sont douze, toutes les douze jeunes et charmantes, douze élèves du Conservatoire d’ailleurs, peut-être douze divas de l’avenir.
En attendant, voici la diva d’aujourd’hui Mlle Bilbaut-Vauchelet. La délicieuse artiste est plus séduisante que jamais dans son aimable costume champêtre jupe de laine violacée avec large ceinture de velours noir, chemisette en toile écrue, et des fleurs partout, guirlande de fleurs des champs dans les cheveux flottants, fleurs des champs à la ceinture et fleurs relevant la jupe.
Le costume de Mme Engally, la sorcière Simonne, est beaucoup plus simple, et cependant elle n’en a qu’un seul pour toute la pièce son rôle n’en comportant pas davantage.
En voici la description fidèle Corsage et jupe de laine brune, jupon de carmelin rayé noir et gris sur les épaules, un chaperon de bure, ceinture et escarcelle de cuir noir, coiffure de laine noire à passe groseille.
Dans sa simplicité sévère, ce costume accentue encore les traits déjà si caractéristiques de l’artiste.
À côté de Mlle Bilbaut-Vauchelet et de Mme Engally, on nous a présenté une débutante Mlle Mirane.
La façon dont cette jeune fille est entrée à l’Opéra-Comique mérite d’être racontée.
Les auteurs de Jean de Nivelle avaient été convoqués pour une audition. Il s’agissait de distribuer le rôle de Diane. On leur avait annoncé une chanteuse qui n’était pas Mlle Mirane et ils attendaient.
– Si vous le permettez, leur dit le directeur, je vais écouler avant un petit lot de jeunes personnes auxquelles j’ai promis des auditions… non pas pour vous, mais pour moi.
La première qui se présenta fut Mlle Mirane. Elle chanta un air de Mignon. Delibes l’écouta avec joie, Gille ne put s empêcher de l’applaudir, Gondinet déclara qu’elle avait la voix rêvée. Bref, on décida séance tenante que le rôle de Diane serait confié à Mlle Mirane, qui n’osa en croire ses oreilles quand on lui annonça cette excellente nouvelle.
Le second décor représente un intérieur de palais.
On y voit une autre cérémonie du temps exhumée par les auteurs de Jean de Nivelle. Cérémonie plus intime toutefois que celle des vendanges. Il s’agit tout simplement d’une incantation. La mode en est perdue de nos jours. On a eu d’autant plus de mal à lui donner une couleur de vérité. Par exemple, à force de recherches, on est parvenu à surmonter les difficultés. C’est M. Thomas, le dessinateur des costumes de Jean de Nivelle, qui a retrouvé à la Bibliothèque le dessin exact de l’accessoire qui servait dans ces circonstances.
Donc si, en ce moment encore, une de mes lectrices voudrait évoquer l’image de celui qu’elle aime, voici comment elle devrait s’y prendre :
Se procurer une racine de mandragore ; piquer au cœur de cette racine une épingle autour de laquelle serait enroulé un bout de parchemin contenant le nom de la personne aimée. La mandragore devra être posée sur un petit autel entouré de fleurs des bois et des champs et flanquée de quatre cierges.
Vous voyez, madame, que ce serait bien facile.
Un détail amusant, à propos du second acte :
À certain moment le peuple entre au palais du duc de Bourgogne. Les choristes et les figurants de l’Opéra-Comique ne sont pas généralement des historiens d’une grande force. Ils ne savent pas que le peuple venait parfois dans les palais en ami. Pour eux, cette entrée ne pouvait être qu’un mouvement insurrectionnel.
– Du moment qu’on met les pieds dans un palais, c’est pour le démolir se dirent-ils. Et, pendant plusieurs répétitions, les chœurs n’entrèrent pas une seule fois en scène sans faire voler en éclat la barrière d’entrée.
M. Carvalho a dû remplacer cette barrière à trois ou quatre reprises et ce n’est qu’à force d’énergie qu’il est parvenu à faire comprendre aux chœurs qu’ils arrivaient au palais des ducs de Bourgogne en visiteurs et non en démolisseurs.
Le second costume de Mlle Bilbaut-Vauchelet est très brillant.
C’est une robe de brocart rose de pèche et bordée d’hermine, jupon de brocart gaufré or et bleu, ceinture d’or et, sur la tête, un escoffion brodé d’or et de perles. Grand voile blanc brodé d’or. D’ailleurs, les costumes en général ont un grand caractère. Ceux des seigneurs de la cour de Bourgogne, ceux des hommes d’armes et tous ceux que porte M. Taskin ont paru fort heureux comme couleur et comme dessin.
Depuis le jour où le rôle de Jean de Nivelle lui fut donné, M. Talazac n’a plus vécu que pour Jean de Nivelle. Depuis plusieurs mois, il ne parlait plus que de cette pièce à tous les amis qu’il rencontrait. Souvent la nuit, en décembre dernier, lorsque le temps était glacial, que la neige et le verglas couvraient les trottoirs, les gardiens de la paix de service sur les boulevards, entendaient une belle voix de ténor qui s’élevait au milieu de cette désolation climatérique et lançait au ciel des mélodies inédites : c’était Talazac qui venait de rencontrer un ami et qui lui chantait ses morceaux, puis ceux de Taskin, puis ceux de Bilbaut-Vauchelet, puis ceux d’Engally, puis ceux de Mirane. Quand l’ami était trop pressé pour entendre toute la partition, Talazac lui chantait, du moins son air favori, les stances à la bannière :
J’ai vu la bannière de France !
Ce morceau était, du reste, le gros effet des répétitions.
Un jour, le directeur de l’Opéra-Comique eut une idée.
– On doublerait l’effet des stances, dit-il, si la bannière arrivait en scène à la fin du chant. Et il fit faire une superbe bannière aux couleurs du temps.
Mais, ô stupeur ! la première fois qu’on répéta avec la bannière, la sensation habituelle ne se produisit plus. Aussitôt la bannière supprimée, l’effet revenait.
Il n’y avait pas à le nier : cette bannière nuisait au succès des stances. C’était un phénomène que tout le monde éprouvait quand même.
Après avoir cherche longtemps les causes du mystère, on parvint à se l’expliquer par la nuance de la bannière qui est bleue, conformément à l’exactitude historique.
Et, pendant que Talazac chantait, tout le monde pensait au drapeau.
Le troisième acte se passe dans la clairière d’une forêt. Une belle échappée de vue montre, sur une colline, le château de Montlhéry, avec sa triple enceinte, ses ponts-levis, ses créneaux et ses mâchicoulis une véritable résurrection féodale.
Mais voyez l’influence d’un titre.
Le public a bissé le finale du second acte et rappelé les interprètes avec fureur.
Seule Mlle Bilbaut Vauchelet n’est pas revenue. On a eu beau crier, Mme Engally a eu beau faire de grands signes vers les coulisses, on n’a pas revu la charmante Arlette. Et tout le monde s’est écrié :
– Voyez-vous cette Bilbaut… qui s’en va… quand on la rappelle !
Un Monsieur de l’orchestre.
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/Edmond GONDINET Philippe GILLE
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date de publication : 23/06/24