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Musique. La Princesse jaune. La question du Théâtre-Lyrique

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MUSIQUE
Opéra-Comique. – La Princesse Jaune, opéra comique en un acte de M. Louis Gallet, musique de M. Camille Saint-Saëns.
La question du Théâtre-Lyrique.

Tous ceux qui s’intéressent à la musique, artistes ou gens du monde amoureux de cet art exquis, ne peuvent s’empêcher d’être frappés du mouvement qui emporte depuis quelques années les jeunes musiciens vers un idéal absolument nouveau.

Je vis beaucoup parmi ces jeunes Christophe Colomb ; je les entends causer et rien, certes, n’est plus déplorable que leurs théories, lesquelles ne tendent rien moins qu’à déplacer du tout au tout le système des maîtres, en s’affranchissant absolument des règles immuables auxquelles ont obéi les plus grands génies...

À les entendre, Glück, Grétry, Rossini, Meyerbeer, Cimarosa, Méhul, Hérold, Boieldieu, Auber, ont fait leur temps. Leurs formules sont usées, leur manière vieillie, leurs procédés fatigants à force d’être connus ; rien de tout cela ne pourrait plus satisfaire les générations présentes, avides d’inconnu, affamées de mélodies étranges et maladives. J’exagère, à coup sûr, va-t-on me répondre, et ceux-là mêmes les premiers que je mets en cause. Où avez-vous pris ce que vous avancez ? s’écrieront les jeunes prêtres de la religion nouvelle. Est-il un seul d’entre nous qui n’ait dans sa bibliothèque les œuvres des anciens et qui ne se nourrisse chaque jour de cette moelle du lion ? Nous, mépriser Hérold ? Nous, faire fi de Grétry ? Allons donc ! pour qui nous prenez-vous ? Je vous prends, pardieu, pour des gens habiles et pour des hommes d’esprit qui connaissent la scène du sonnet du Misanthrope et qui ne vont pas, de prime abord et sans crier gare, dire son fait à Oronte. Oh ! ils savent leur monde ! En suite serait-il bien adroit de renverser sans précaution les statues des dieux vieillis ? Quelque éclat du marbre ne pourrait-il les blesser ? Il y a, dans le public, nombre de gens encore épris de ces maîtres, et dont il ne serait pas prudent de réveiller trop brutalement les susceptibilités.

En heurtant de front certaines convictions, la nouvelle école pourrait bien ne récolter que l’indifférence. Il faut donc conduire avec précaution cette barque fragile et ne pas dire trop de mal, en public, de ces ancêtres démodés. Mais quelle revanche dans le cénacle ! Que prétendent-ils donc, ces réformateurs, et où veulent-ils nous mener ? 

Je vais vous le dire.

Sous l’influence toujours croissante de l’école allemande, il s’est formé en France une génération de musiciens, qui, enthousiastes des procédés de Mendelsohn [sic], de Schumann, de Lachner, et enfin du grand Wagner, ont absolument et radicalement changé leur manière et essayé, avec plus ou moins de succès, de modifier leur tempérament.

Prendre son bien où on le trouve, là n’est pas le mal, à mon gré.

Ne point restreindre son génie dans les limites conventionnelles des nationalités, profiter des conquêtes faites par les voisins, s’assimiler leurs découvertes dans ce qu’elles peuvent avoir de grand, d’utile ou de simplement ingénieux, nous paraît le devoir et la règle de tous les bons esprits. Un musicien français qui n’emploierait pas un accord nouveau par cette raison qu’il a été trouvé à Vienne, me semblerait aussi ridicule qu’un Anglais qui refuserait d’aller en Amérique parce que c’est un Italien qui l’a découverte.

Ce n’est donc pas l’emploi judicieux et raisonné des procédés allemands que je reproche à nos jeunes compositeurs, mais l’effacement complet de la grande école française devant la marée montante du germanisme à outrance.

En d’autres termes, la symphonie pure envahissant le théâtre et obscurcissant de ses nuages la musique dramatique ; l’orchestre devenant la seule préoccupation du musicien ; la phrase, l’action, le chant, la forme, la situation, la scène, pour tout dire, n’important plus que médiocrement à l’artiste, uniquement préoccupé de recherches instrumentales ou d’accouplements de timbres, voilà ce que je ne cesserai d’attaquer. 

Voilà l’écueil sur lequel nombre d’esprits distingués sont prêts à se perdre. Je sais bien que ce système, outre qu’il a l’attrait, pour les profanes, du fruit défendu, offre à ses partisans l’avantage, appréciable à coup sûr, de les dispenser d’avoir la moindre imagination.

Quelques dispositions naturelles, quatre ou cinq ans de fugue et de contre-point, un commerce assidu avec Schumann, Wagner et leurs disciples Brahms et Raft, et je ne sache pas d’homme qui ne soit capable d’écrire une partition d’opéra d’une grande valeur de forme et d’une parfaite inanité d’idées.

On prend une phrase d’une ou deux mesures, on la fait passer successivement dans tous les tons ; quand le public la connaît suffisamment en mineur, on la lui représente en majeur, ce qui porte ; l’étonnement au comble ; on la surcharge de petits contre-sujets qui la défigurent, on la brise subitement sur un accord foudroyant, puis on la reprend mystiquement avec les violons divisés à l’aigu. L’auditeur s’en croit pour le coup débarrassé. Point. Voilà la petite phrase, perfide comme un serpent, souple comme une anguille, qui reparaît aux violoncelles éplorés, pour s’évanouir enfin dans les sonorités les plus célestes de la flûte.

Le public bâille à outrance, les gens de bonne foi maugréent contre ce talent si mal dépensé et les amis de l’auteur, qui savent qu’il est du bel air de se pâmer à ces prétentieuses audaces, sortent du théâtre en faisant de grands bras et en criant au chef-d’œuvre.

Les plus sincères achètent un exemplaire de la partition, dont ils se gardent bien de couper les pages ; on joue l’opéra six fois, et avec trois ou quatre succès pareils l’auteur passe aux yeux des raffinés pour le plus pur des génies.

S’ensuit-il, de ce que je viens de dire, qu’il faille revenir aux fredons de Della Maria et de Dalayrac, et pense-t-on que je regrette outre mesure le pauvre petit quatuor de Grétry ?

En vérité, non

Mais je voudrais que, tout en profitant des progrès accomplis dans la science de l’instrumentation, nos musiciens se pénétrassent bien de cette idée que la forme dramatique est absolument distraite de la forme symphonique ; et qu’il faut au théâtre de la mélodie claire, des rhvthmes accusés et non une éternelle mélopée traînant son long ennui dans des modulations fatigantes.

Hors de là point de salut. 

Le théâtre de l’Opéra-Comique nous a offert depuis quelques temps le regrettable spectacle de trois hommes d’un talent incontestable, qui, à des degrés différents, il est vrai, n’ont pas entièrement répondu à l’attente du public et de leurs véritables amis.

M. Paladilhe avec le Passant, M. Bizet avec Djamileh, M. Saint-Saëns avec la Princesse jaune, n’ont pas réussi, il faut bien le leur dire, à mettre leur nom dans la grande lumière du succès mérité.

Nous avons longuement parlé des deux premiers de ces jeunes maîtres.

Étudions l’œuvre du troisième, qui est celle qui nous a le plus satisfait, relativement.

M. Saint-Saëns est un musicien d’une grande valeur. C’est, pour le savoir, un bénédictin. Il connaît son art à fond, il l’aime, il le respecte. Artiste épris de la beauté, amant fougueux d’un idéal qu’il a accepté des maîtres allemands comme l’expression de la vérité absolue, il n’est pas une heure de sa vie artistique qu’il n’ait consacrée aux plus difficiles labeurs. En possession parmi ses pairs d’une réputation légitime, il souhaite ardemment la gloire retentissante du théâtre, et le voilà qui vient à nous avec un ouvrage qu’il a certes amoureusement caressé.

Pour nous, qui connaissons ses œuvres, nous ressentions une vive inquiétude en voyant cet esprit rêveur, perdu dans la philosophie abstraite de la musique, contempteur de toutes les formules reçues, aborder le théâtre.

L’événement n’a qu’en partie justifié nos craintes, et c’est avec un vif étonnement, nous l’avouons en toute franchise, que nous avons trouvé, dans l’ouvrage de M. Saint-Saëns, certaines parties compréhensibles que lui reprocheront peut-être amèrement plusieurs de ses admirateurs.

Non que le contrepointiste sévère, je dirai presque le mathématicien consommé, ne se retrouve à chaque instant ; mais il y a dans la forme générale de sa partition, dans la coupe de différents morceaux, une clarté, une juste distribution de lumière qui nous ont surpris et charmé.

L’ouverture, par exemple, affecte presque la marche classique. 

Après une introduction médiocrement développée, je trouve un motif allegro gracioso, d’un rhythme vif et net, qui reviendra une seconde fois, à la suite de différents épisodes et que termine une coda très claire et d’une éclatante sonorité.

Cela se saisit et se retient. Point de divagations. C’est de la musique, c’est du chant.

L’air de Léna, moitié français, moitié japonais pour les paroles, ne m’a guère frappé. On l’écoute assez distraitement, voilà tout.

Celui de Kornélis :

J’aime, dans son lointain mystère,
Un pays vermeil,
Écrin rayonnant, que la terre
A pris au soleil,

m’a fait, je dois le dire, le plaisir le plus vif et je l’ai sincèrement applaudi.

La mélodie en est séduisante et l’instrumentation exquise. C’est un morceau achevé, plein de poésie et de charme. Le couplet de Léna :

Je faisais un rêve insensé,

m’a paru froid et sans expression. J’ai retrouvé un maître dans le cantabile de Kornélis :

Vision dont mon âme éprise
Dans les murmures de la brise
Cherche la voix.

Le dessin des violons en triolets donne à cette jolie inspiration une mollesse, une grâce infinies. La phrase appassionato :

Anime-toi, respire,

est tout à fait dans la manière de Gounod, mais elle est large et a du souffle. 

Le petit chœur japonais de la coulisse m’a plu médiocrement.

La couleur locale y est marquée par un excès de timbres qui fatigue par sa persistance.

Avec le duo qui suit, nous tombons malheureusement dans le mauvais wagnérisme. La ligne mélodique se brise, les voix sont mal enchaînées, la phrase est courte, haletante, pénible. La petite chanson du ténor :

Sur l’eau claire et sans ride,

avec son accompagnement syncopé me charme nullement. J’y voudrais plus de simplicité, moins d’afféterie et de prétention.

Aussi, quand Léna répond :

Je ne comprends rien à ta poésie !...
Pourquoi ne pas parler comme nous parons tous ?

chacun dans la salle est de son avis.

Ce qu’il faut louer sans restriction dans l’œuvre de M. Saint-Saëns, c’est l’instrumentation, d’un coloris si frais, d’une sobriété rare dans sa délicate recherche. On ne saurait manier l’orchestre d’une main plus sûre, ni en exploiter plus habilement toutes les ressources.

Que ce jeune musicien ait le courage, s’il veut écrire pour le théâtre, de rompre en visière avec les rêveries infécondes et les préciosités impuissantes ; qu’il prenne plus de soins de la véritable mélodie, sans laquelle il ne peut rien demeurer d’éternel, et surtout qu’il choisisse mieux ses livrets, car, en vérité, il n’est pas possible d’entendre une chose plus nulle au point de vue dramatique, que cette triste Princesse jaune.

Quand on se propose de faire une œuvre scénique, il ne suffit pas d’écrire de jolis vers : il convient encore de trouver un sujet et des situations.

M. Lhérie a très convenablement joué et chanté le rôle do Kornélis, et Mlle Ducasse est tout à fait charmante, dans sa longue robe japonaise.

Le petit opéra de M. Poise, Bonsoir, voisin, a gaîment terminé une soirée commencée un peu tristement.

Certes, les mélancoliques n’ont rien à faire avec cette musique d’un tour si vif et si leste, mais c’est quelque chose que de faire rire honnêtement, et M. Poise, quoique aussi excellent musicien que bien d’autres, n’y manque pas.

J’adresserai tous mes compliments à une jeune chanteuse à peu près inconnue, Mlle Reine, qui a vocalisé son rôle dans la perfection. Pour M. Thierry, qui succède à Meillet, je le veux bien trouver comédien adroit et ne manquant pas de rondeur ; mais quelle fâcheuse voix ! […]

PIERRE DU CROISY

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(1835 - 1921)

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date de publication : 03/11/23