Académie royale de musique. La Reine de Chypre
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
LA REINE DE CHYPRE,
Opéra en cinq actes, paroles de M. de St-Georges, musique de M. Halévy.
Les directeurs de nos spectacles lyriques sont des joueurs. Leur théâtre est un grand tapis de rouge et noire, leur sac à livrets est le sac de la loterie ; ils tentent la fortune en mettant sur table des mots, des sons des gosiers chantants de souples jarrets et leurs jambes assourdissantes, ainsi que les autres agrès inhérents à ces mêmes quilles. Ils produisent aussi des peintures avec art éclairées par les soleils et les lunes de l’endroit. Imiter ces joueurs hardis que les banquiers redoutent, faire un va-tout audacieux sur une heureuse inspiration ou bien sur une chance qui devient belle à force d’être laide ; c’est à merveille, c’est se comporter en homme de cœur et d’esprit. Qui ne risque rien n’a rien. Un général d’armée, un joueur, un directeur de théâtre, suivent la même carrière le hasard peut les servir aussi bien que le talent. La tactique des joueurs convient parfaitement à l’entrepreneur des spectacles s’il est prudent, assez malin pour éviter une seule manœuvre, la martingale. Favorable parfois aux joueurs opulents, elle ruinera toujours un directeur de théâtre, eût-il à sa disposition les trésors de Rothschild.
Une couleur, un numéro, une carte, ont perdu vingt fois de suite. La chance est admirable, disent les joueurs, et des piles d’or arrivent sur ce point. Les couleurs, les numéros, les cartes, ne sont pourtant pas des chevaux de poste, ils ne se lassent point, et peuvent perdre vingt fois encore. Cependant la probabilité semble promettre plus de chance de gain. Martingaler au théâtre est chose toujours funeste, espérer un succès de l’homme que de nombreux malheurs rendent intéressant, de l’homme qui n’oppose à cinq ou six chutes que deux succès c’est vouloir se noyer de ses propres mains, et se traiter avec aussi peu de ménagements que s’il s’agissait
De la fièvre qui tient la princesse Uranie.
Ce prélude vous semble légèrement acerbe ; quand vous aurez entendu la nouvelle cavatine en cinq actes, quand vous saurez comment chante et se comporte la Reine de Chypre, vous jugerez qu’il est bien éloigné de toute exagération, de tout esprit d’école et de coterie. D’ailleurs, quand je vous aurai fait connaître ma position, vous penserez qu’il ne m’est plus permis de donner la plus petite entorse à la vérité.
J’arrive du Midi, j’ai pantagruélisé pendant vingt et un mois sous le beau ciel de la Provence et de l’Occitanie. Menant joyeuse vie et prenant en pitié les riverains de la Seine et les abonnés de l’Opéra. Courant de châteaux en châteaux, séjournant à Marseille, ville de gastronomie transcendante et de bonne musique, à Montpellier, cité charmante, où notre art est cultivé par une infinité d’amateurs du plus haut mérite. Je doute qu’en aucune autre ville de France, les mélodies de Schubert y soient dites avec une aussi rare perfection. Si vous voulez savoir tout ce qu’il y a dans les œuvres de ce maître, allez prier Mme D’El… de vouloir bien vous le révéler. Dans les cités comme dans les villages, partout j’ai été reçu, fêté, – Comme un prince ? Oh, non pas, Dieu me préserve d’un tel accident ! Mais comme le fils de la maison. Partout, oui partout, comme s’ils s’étaient donné le mot, on m’a fait la même demande.
– « Nous sommes fatigués des exagérations continuelles des journaux. À les croire, tout est parfait, excellent ; depuis la romance de Bérat jusqu’à la symphonie de Beethoven depuis le quadrille de Musard jusqu’à l’opéra de Rossini tout est accommodé à la même sauce. Les transports d’enthousiasme éclatent sans cesse, et d’une telle façon que ce concert sans fin nous met dans un cruel embarras. Comment choisir parmi tant de chefs-d’œuvre ? Notre directeur de spectacles s’est aventuré jusqu’à mettra en scène un de ces opéras si généralement applaudis, admirés, exaltés. Hélas ce chef d’œuvre sans pareil, La Favorite, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est tombée tout à plat On nous a dit que tout le succès de cette pièce provenait d’un couplet que Barrhoilet y chante d’une manière ravissante. Si les journaux avaient bien voulu nous faire cette confidence, notre directeur aurait demandé la Favorite et Barrhoilet. Veuillez bien nous prémunir contre de semblables désappointements un mot de votre main, un seul mot, choisi dans ce petit dictionnaire, va régler notre opinion sur les productions importantes. Nous serons campés, assis sur une base solide ; nous rirons, comme par le passé, des puff du journalisme complaisant mais nous en rirons avec aplomb, à gorge déployée, tandis que maintenant, un certain doute arrête les éclats de notre gaieté. Si nous achetons l’ouvrage mal à propos vanté, nous achetons aussi le droit de le siffler ; mais on nous a trompés, notre argent est perdu, nous sommes dupes, et notre joie manque de brio.
« Magnifique, excellent, bon, médiocre, mauvais, pitoyable, exécrable. – Un de ces mots, accompagnant le titre de la nouveauté musicale produite, va nous servir de métronome.
– « Mais ce mot et le titre demandé, l’adresse de la lettre, multipliés par Pézénas, Montpellier, Cette, Nîmes, Avignon, Carpentras, Mormoiron, Sault, Apt, Cavaillon, Aix, Marseille et les villes, bourgs et villages circonvoisins forment encore un total assez considérable. Toulouse m’a fait la même demande, et je ne vois pas comment je pourrais suffire à la rédaction de tant de bulletins.
– « Eh bien ! à votre retour à Paris, refaites-vous journaliste, soyez notre mandataire, notre député, votre nom sera l’appel que nous attendons ; le journal que vous aurez choisi deviendra le nôtre ; et, bien que les choses, par vous écrites, soient estampées sur une gazette, nous vous croirons aveuglément. »
Ce que je publie s’adresse à mes compatriotes de la langue d’oc, à qui j’ai promis de parler avec franchise. Mes lecteurs des pays de l’ouest, du levant et du septentrion ne sont point du tout obligés de croire à mes discours. Vous savez que Dugazon décrivit un ovale avec de la craie sur le ventre immense de Desessarts avant de tirer l’épée contre ce camarade, et lui dit tous les coups portés hors du cercle seront considérés comme nuls et non avenus.
Mes commettants ont tenu leur parole, Ils ont même comblé la mesure, avec l’aide précieuse du reste de la France. Je comptais amener quatre cents fidèles au journal que j’aurais choisi ; dix-huit cents et plus se sont présentés. À Dieu ne plaise que je veuille m’attribuer tout cet honneur, Je me bornerai donc à cinq cents pour ma part. Cet escadron me ferait un mauvais parti si je manquais à mes engagements. Me voilà donc forcé de dire la vérité quelle position pour un journaliste ! Comme le vénérable Moniteur, la jeune France musicale aura sa partie officielle. Signa canant ! Sonnez trompettes, cornets, cors et trombones, beuglez ophicléides ; il me faut au moins les fanfares de la Reine de Chypre pour annoncer une telle merveille. J’arrive donc au fait de cette reine, il était temps.
Gérard de Coucy, chevalier français, aime Catarina Cornaro, noble vénitienne il va l’épouser. Un ordre du conseil des Dix arrête la pompe nuptiale, et sépare les deux fiancés. La république de Venise destine à Lusignan, roi de Chypre, la belle Catarina. Gérard vient pendant la nuit auprès de sa maîtresse et veut l’enlever. Mocenigo, l’un des dix conseillers, a prévu le coup ; des assassins, placés avec lui derrière une tapisserie, doivent frapper Gérard, si Catarina-Junie ne congédie pas Gérard-Britannicus, en lui disant qu’elle ne l’aime plus, et veut être reine de Chypre.
Au troisième acte, nous sommes dans cette île ardemment convoitée par les Vénitiens. L’infortuné Gérard y précède son infidèle. Reconnu par les sicaires de Mocenigo, qui l’attaquent le poignard à la main, il est sauvé par un chevalier français. Une vive sympathie unit ces deux braves ; Gérard est enchanté de son généreux compatriote, quand il reconnaît en lui son rival Lusi-gnan. Catarina, la reine, arrive sur une galère magnifique ; un cortège nombreux et brillant l’accompagne à l’église. Gérard reste à la porte du temple, médite sa vengeance, et bientôt se jette sur Lusignan pour le frapper de sa dague. Lusignan esquive le coup, et pourtant il est moins heureux que Gérard ; on sait que celui-ci vient d’échapper aux poignards de six ou huit assassins qui n’ont pas même effleuré son pourpoint. Ces bravi, si maladroits, avaient été amenés tout exprès de Venise, par le prudent Mocenigo. Ce conseiller se connaissait fort mal en virtuoses de cette espèce. Gérard est mis en prison, pour attendre l’exécution de son arrêt de mort.
Deux ans après, Lusignan se meurt, dévoré lentement par le poison que la république lui a fait administrer, afin d’hériter du royaume de Chypre. Gérard, sauvé par un inconnu qui n’est autre que le roi s’est fait chevalier de Malte ; il vient en ambassade à la cour de Lusignan. C’est la reine qui le reçoit et lui révèle enfin la cause de ses refus ; elle a sacrifié son amour au salut de Coucy. Mocenigo veut accuser ce chevalier d’avoir empoisonné le roi. Lusignan, que l’on croyait mort, paraît et le justifie ; Mocenigo menace la ville qui se révolte ; les Cypriotes ont triomphé. Lusignan expire, et la reine, tenant son enfant dans ses bras, reçoit le serment de ses fidèles sujets, que Gérard a conduits à la victoire.
On voit que ce drame est fait par un homme de talent ; des situations fortes et dramatiques s’y font remarquer. Il est vrai que ces situations ne sont pas neuves Racine et Victor Ducange ont été mis à contribution pour équiper la Reine de Chypre. Ce drame eût convenu beaucoup mieux au théâtre de la Porte-St-Martin ; la couleur en est trop uniforme pour l’Opéra, la tristesse y domine, et le peu de gaieté qu’on a voulu jeter dans cette vallée de larmes, est un placage qui ne tient nullement à l’action. Ce sont des soldats qui boivent et jouent aux dés, ressource banale épuisée dans Robert, la Juive, les Huguenots. Les scènes se prolongent outre mesure, sans que la position du personnage change en aucune manière, le musicien est donc obligé de trotter sous lui-même, de valser sur un écu de six francs ; passant de l’andante à l’adagio, du larghetto au cantabile, quelques bouffées d’agitatoviennent seulement de temps en temps rompre cette monotonie. Il en résulte un distacco fatigant pour l’acteur et l’auditoire. Rien n’est suivi l’oreille ne reconnaît aucun plan arrêté. Le musicien a beau recourir aux procédés ordinaires pour faire filer un trop grand nombre de vers, il n’y parvient pas avec assez de prestesse, même en usant du récitatif. Je citerai comme exemples principaux, la scène de l’oratoire dite par Catarina, le duo des deux chevaliers. D’ailleurs, la Reine de Chypre avait un défaut capital, un défaut tellement essentiel, apparent, qu’il devait sauter aux yeux de tout administrateur un peu clairvoyant. Le livret de M. de St-Georges reproduit tous les effets de mise en scène, tous les effets d’optique et de décors de Stradella.
Cette répétition, si fidèle et si maladroite, dans un lieu sur un théâtre où ce genre de séduction est d’une si grande importance, eût porté malheur au chef-d’œuvre le plus admiré. Un sourd, peu mémoratif de l’action la Stradella, croirait assistera la reprise de cet opéra, s’il voyait la Reine de Chypre. Il y trouverait les clairs de lune, les cabinets obscurs ayant vue sur la mer, les Vénitiens et Vénitiennes de tous les états, élégamment ajustés, la galère taillée sur le patron du Bucentaure. La seule différence est, que les Dalmates de Stradella sont changés en Cypriotes. Est-il bien des gens qui puissent en faire la remarque ? Les longues trompettes qui sonnent dans la Reine de Chypre, étaient muettes dans Stradella.
J’aimais bien mieux ce silence discret. Le fracas importun de cette sonnerie écrase l’orchestre, déjà trop faible en archets pour supporter le faix des cuivres admis dans son sein. Le poivre est une bonne chose, sans doute, quand on en jette quelques grains dans une crème ou dans un mets que l’on veut rendre appétissant. Essayez de mettre une livre de viande et deux livres de poivre, servez chaud et vous m’en donnerez des nouvelles ensuite votre bouche aura trouvé l’effet dont la Reine de Chypre a gratifié nos oreilles. Soixante dix-huit tambours auraient dignement complété l’ouragan musical.
Les vers de cet opéra valent ceux de tous les faiseurs de l’endroit. C’est dire qu’ils sont en opposition ouverte et constante avec la grâce et la vigueur de la mélodie, avec les exigences du rhythme. J’y trouve pourtant deux jolis couplets. Pourquoi sont-ils jolis ? C’est qu’ils n’ont pas été faits pour la pièce. J’ignore pourtant cette circonstance, et je n’affirme pas moins que ces couplets, dans le genre de ceux de Panard existaient bien avant que la reine vînt de, Chypre afin d’étaler ses richesses à l’Opéra. Ces couplets, je veux vous les donner ici. Nous en tirerons ensuite des conséquences énormes pour le bien de l’art et de ma doctrine à l’égard des vers destinés à la musique.
Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu !
Le vrai sage le fronde
Un peu ! Mais le fou s’en amuse
Bien fort,
Et jamais il n’accuse,
Le sort.
Il sait qu’un tour de roue
Souvent
Fait de tout ce qu’il joue
Du vent ;
Qu’amour, bonheur, tout passe
Si bien,
Qu’il ne reste plus trace
De rien.
Le travail et la peine,
Abus !
Vit-on une semaine
De plus ? Ce Crésus qu’on remarque
Tient-il Plus que nous de la Parque
Le fil ?
Puisqu’il faut que l’on meure
Comment
N’attendre pas son heure
Gaiment ?
De plaisir, doux mensonge
Vivons ! Si la vie est un songe,
Rêvons !
Cette chanson, dont le modèle est dans Le Bouffe et le Tailleur, ou tout autre vaudeville, se peut recevoir qu’une musique bouffonne ou grotesque. La coupe de ces vers, leur inégalité, s’opposent au tour d’une mélodie agréable. Si l’on veut absolument les encadrer sous une phrase régulière et gracieuse, il faudra doubler les vers courts ainsi que l’a fait M. Halévy, voici comment il les chante :
Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu, qu’un jeu !
Le vrai sage le fronde
Un peu, un peu.
Ce qui produit une interminable série de répétitions fastidieuses, lardées d’un bon nombre d’hiatus que les poètes admettent, mais qui sont réprouvés par le musicien. Tout ce que j’ai dit sur les vers musicaux est chaque jour justifié par les paroliers, souvent par ceux-là mêmes qui m’ont critiqué. Bien plus ! Deux arrangeurs se sont donnés la peine de retraduire Freyschütz, pour montrer comment il ne faut pas faire pour me procurer une bordée formidable de compliments ! À moi ! pauvre infirme ! que l’on avait classé parmi les idiots. Vraiment, on n’est pas plus galant ; se dévouer ainsi, mérite une récompense, un témoignage solennel de ma gratitude.
La musique de la Reine de Chypre s’enveloppe de son voile d’harmonie et de bruit, au point de se dérober à l’attention et par conséquent à l’analyse. C’est de la musique homéopathique, un dix-millionième de mélodie versé dans un océan d’accords, bien ajustés, d’ailleurs. Il serait inutile d’en faire la critique, j’aime mieux procéder par l’éloge, nous aurons plus tôt fini.
L’introduction instrumentale est fort bien, c’est, à mon avis, ce qu’il y a de plus remarquable dans l’ouvrage. Sautons à pieds joints le premier acte, pour arriver au commencement du second, qui s’ouvre par une gracieuse barcarolle. Je dois signaler encore, dans cet acte, un trait de clarinette surmonté par un tremolo de violons effet de clair de lune, de nocturne placidité, d’agitation discrète d’un cœur tendre et passionné, si vous l’aimez mieux ; dont le résultat est agréable. Le chœur des buveurs manque d’originalité ; son allure rapide a réveillé parfois l’auditoire somnolent. Il faudrait être sorcier pour deviner en quelle langue s’expriment ces buveurs méchant des paroles ; sans le secours du livret, on croirait que c’est du cypriote, du cophte ou du corflote. L’entrée du duo chanté par les deux chevaliers, bien que vulgaire, a produit une sensation de plaisir ; ces tierces innocentes, cette marche simple arrivant après deux heures d’angoisses harmoniques, ont charmé l’auditoire. Il est vrai que la voix séduisante de Barroilhet peut réclamer la meilleure part de cette sensation. Le reste de ce troisième et les deux derniers actes n’offrent autre chose que des combinaisons d’accords, des effets de sonorité, d’acoustique. Allez voir ce qui passe et ce qui se fait sur la scène, pendant que l’orchestre et les chanteurs s’évertuent à pousser des notes que les spectateurs entendent sans les écouter.
L’exécution de la Reine de Chypre est excellente. Il est déplorable que Mme Stoltz, Duprez, usent leurs poumons, si précieux, à réciter de semblable musique. Ces deux virtuoses, sans cesse occupés, toujours en scène et sous le harnais, se dévouant, comme dans la Favorite, font de vains efforts pour animer un public qui se tient sur la défensive. Dans des ouvrages de cette espèce, le plus petit rôle est toujours le meilleur ; Barroilhet, joué de bonheur en recevant ce lot dans l’un et l’autre opéra. En effet, le public, déjà fatigué par les virtuoses mis en avant dans les premiers actes, et dont il n’espère plus rien, puisqu’il a vu comment on les fait manœuvrer, attend à bras ouverts ce vaillant Barroilhet, ce héros, ce libérateur, cet ange tutélaire, qui doit apporter, s’il se peut, des consolations à ses peines, verser un baume salutaire sur ses plaies, dissiper ses ennuis. Barroilhet se présente ; on se tait, on écoute ; qu’il ait seulement un couplet, une phrase pour déployer le charme de sa voix, la magie de son talent, et vous entendez soudain éclater la foudre des applaudissements. Cet effetest certain, le début du duo des deux chevaliers le témoigne comme les couplets de Beethoven que Donizetti lui a donnés dans la Favorite, De tant d’amour. Voulez-vous encore mieux assurer le succès d’un opéra fabriqué dans le système de l’homoéopathie ? Tenez votre Barroilhet enfermé pendant les cinq actes. À la dernière scène, faites-le descendre dans un nuage, ou monter par une trappe sous les traits de Jupiter ou de Brahma, Satan ou de Pluton je vous réponds d’une pièce, d’un dénoue ment soutenus par l’intervention promise de ce grand chanteur.
Massol a fait preuve de talent en jouant le rôle de Mocenigo et implacable sénateur, ce Vénitien qui fait poignarder, empoisonner, chante deux couplets drôlatiques, voilà tout son rôle musical. Mme Stoltz, Duprez se sont signalés comme à l’ordinaire, je dois en dire autant de l’orchestre et des chœurs.
Le savoir est chose indispensable pour écrire une partition, M. Halévy le possède à un degré très éminent. Le savoir-faire est aussi précieux, et sous ce point, M. Halévy pourrait prendre quelques tenons d’un grand maître, M. Meyerbeer. Ce compositeur se connaît et s’est jugé. Voyant que sa verve inféconde ne lui fournissait qu’une petite fraction de mélodie tous les trois ou quatre mois, il s’est dit sagement mettons un barrage devant mon filet de mélodie, il coulera goutte à goutte ; et, dans six ou sept ans, ces économies auront produit un lac large et profond comme le bassin des Tuileries. Je lâche alors mon écluse, je compose deux ou trois morceaux de la plus haute portée, ils me suffisent pour défrayer cinq actes que je bourre ensuite de foin et de paille. Telle est la tactique de Meyerbeer ; a-t-il droit de se plaindre des résultats obtenus ? Comptez-vous plus de deux ou trois beaux morceaux dans les Huguenots ? Robert est-il beaucoup plus riche ?
M. Halévy se presse trop, et dans le monde entier en ce moment, il n’y a qu’un homme qui puisse se presser et que l’on puisse impunément presser. Dans tout le peuple artiste n’en déplaise aux peintres, aux poètes, Rossini seul a du génie ; le génie seul peut aller vite et fuir bien. Autrement vous voilà plongés dans la martingale de Donizetti, poussant toujours masse en avant, perdant à tous coups et devant perdre sans cesse. Le filet d’eau ne peut faire tourner le moulin, faites un barrage à la manière de Meyerbeer, et dans sept ans vous moudrez de belle et bonne farine, qui, je vous en réponds, ne servira point à faire des galettes.
Auteurs et directeurs trouveront mon article un peu sévère, ce n’est point ainsi que la presse complaisante les traitera. Je dirai donc à MM. les auteurs et directeurs : « Vous avez produit un opéra bien médiocre et peu divertissant. Vous le saviez, on se sent polir, on a la conscience de ce qu’on fait. Vous le savez, je puis bien le savoir aussi. Si par hasard je me moquais du public au point d’exalter la Reine de Chypre, quel serait mon crédit pour faire l’éloge du bon ouvrage, que sans doute vous nous préparez ? Je n’écris pas dans un journal politique où le rédacteur, trop souvent ignare en musique, dit ce qu’il peut, ad libitum, sans que cela puisse nuire à vos intérêts ou les servir en aucune manière. Vous croyez peut-être voir en moi un jaloux, un ennemi ; point du tout. Vous pensez peut-être aussi que j’attaque votre ouvrage pour vous enlever une part des résultats que vous en attendez et que je veux saper, ruiner votre succès. Eh non ! et mille fois non. Au lieu de combattre, d’ébrécher ce succès, je suis te premier à vous le promettre, à le proclamer, à l’assurer. Les éloges maladroitement pompeux que d’autres journaux vous donneront, ne sauraient l’arrêter dans son cours. Quel profit attendez-vous d’une telle exhibition ? certes ce ne peut être de la gloire ; croyez que la Reine de Chypre n’ajoutera rien à votre renommée. Vous voulez des recettes ; vous en aurez, c’est moi qui vous le dis. Je ne veux point après coup vous dorer la pilule, je ne reviens pas sur ce que vous avez lu : mes remarques subsisteront, et vous n’en aurez pas moins d’argent et beaucoup d’argent. En voici la raison :
« On est tellement fatigué, assourdi, saturé, harassé, tourmenté, ennuyé, terrassé, affadi, enrossé par l’éternelle répétition de la Muette, du Philtre, du Serment, de la Juive, de Robert, des Huguenots, de la Favorite, pardonnez-moi si je ne parle point de ce Freyshütz si vite et si méchamment mis à mort, de ce défunt que Giselle a traîné dans sa tombe. On est tellement las d’entendre chez vous la même chanson et le même ramage, que le public va courir en foule à la Reine de Chypre, succès admirable, succès d’argent, causé, comme bien des faits politiques, par une opinion de position. Les femmes, qui ne viennent à l’Opéra que pour montrer leurs toilettes, ne s’y rendront pas moins, et des tableaux nouveaux défileront sous leurs yeux. Les hommes y viendront chercher les femmes et la politique, votre caisse va se remplir, vous serez enchantés et moi de même. J’aurai rempli mon mandat en conscience, et lorsque, dans six mois, j’irai revoir mes électeurs, ils ne m’assourdiront pas avec un autre charivari, cruelle mais juste punition du député qui prévarique.
« Quant à moi, j’irai toujours chercher chez vous, comme aux Italiens, le plaisir que je suis sûr d’y trouver : celui de contempler à mon aise les vieilles femmes aux cheveux que t’art a noircis, les vieilles femmes décolletées à faire peur aux plus intrépides, les vieilles femmes richement attifées, momies aux rides que la céruse s’efforce d’aplanir, poupées sanglées par des corsets orthopédiques, qui font refluer des flots de suif ductile vers les basses comme vers les hautes régions ? matière obéissante au point qu’on pourrait la couler dans des tuyaux de baromètre. J’irai passer en revue ces bras étiques, ces poitrails décharnés que l’on a la cruauté de montrer à des yeux toujours sans pitié pour de semblables infirmités, étalées en pure perte. Ce musée grotesque est bien plus curieux encore au Théâtre Italien ; sa collection de caricatures est bien plus nombreuse et plus réjouissante. Si vous n’y prenez garde, ce théâtre l’emportera sur vous à cet égard. Les vieilles femmes sont généreuses placez-les bien, qu’elles puissent grimacer aux premiers rangs, et vous aurez, comme aux Italiens, un spectacle dans un autre spectacle.
Toutes ces douairières, aux ridicules prétentions, ont pourtant affronté deux cents représentations de Robert ; elles se sont abreuvées des Huguenots pendant six ans. Le désir de plaire, bien que sans résultat, peut enfanter des prodiges. Et l’on ose appeler ce monde fashionable, les heureux du siècle !
Castil-Blaze.
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date de publication : 21/09/23