Le Pré aux clercs d’Hérold
(Deuxième article)
C’est la marque d’un véritable talent que de créer aujourd’hui en musique et de pouvoir être original, au milieu de ce déluge de compositions que les différents états de l’Europe échangent depuis quinze ans, après les coups de canon. La chose est d’autant plus difficile, qu’un grand génie s’est mis à la tête du mouvement, et qu’il est devenu le point de mire, j’ai presque dit le fournisseur d’une foule d’artistes subalternes : toutes les petites planètes gravitent autour de l’astre resplendissant, et n’ont de lumière que le reflet qu’ils lui dérobent. Assurément M. Hérold n’est pas de ce nombre ; et sans prétendre qu’il ne doive rien à Rossini (l’auteur de Moïse et de Guillaume Tell ne doit-il rien à la musique française ?), nous trouvons dans son style une manière individuelle, un cachet original qui lui mérite une place parmi les premiers compositeurs de notre époque. On l’a pourtant accusé, à propos de son dernier ouvrage, d’affecter le genre rossinien. Mais je voudrais bien apprendre une bonne fois ce que c’est que ce genre rossinien. Prenons une partition du célèbre maëstro, et qu’on me dise : Ceci est du domaine public ; telle forme, il l’empruntée à ses contemporains ; telle autre est de sa création et sa propriété. J’en croirai volontiers celui qui sera capable d’établir cette distinction. Mais ce serait par trop limiter le nombre des critiques ; et il est bien plus commode de jeter aveuglément une imputation banale. Après y avoir bien réfléchi, je crois avoir découvert la base de ces jugements, et pouvoir donner la formule des censeurs : tout morceau qui présente un chant agréable, ou dont l’orchestre scande la mesure d’une manière neuve et piquante, est déclaré sortir de la fabrique de Pesaro. Or nous ne pouvons permettre qu’on accapare ainsi, au profit d’un seul homme, les procédés les plus simples et en même temps les plus puissants de l’art. M. Hérold possède aussi le secret de la mélodie et du rhythme : ce sont là deux champs sans limites qui appartiennent à tous, deux sources intarissables auxquelles chacun peut aller puiser : nul n’est admis à invoquer un prétendu droit de priorité, et à dire, comme le Loup à l’Agneau :
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Si M. Hérold imite quelqu’un, c’est lui-même : or, ce léger défaut est comme le privilège des grands talents. Et, de bonne foi, comment n’affectionnerait-il pas des formes dont ils sont créateurs ? On a adressé jusqu’à satiété le même reproche à Rossini ; on n’eût pas remarqué ses réminiscences, si l’on eût été préalablement frappé de ses inventions.
L’ouverture du Pré aux Clercs est un morceau d’un grand mérite. L’auteur n’a eu garde de la tailler sur le patron rossinien, et dès le début, il a rompu en visière avec l’andante obligé. Déjà, dans Zampa, il avait commencé par un allegro resoluto du plus grand effet. Ici, c’est quelque chose d’analogue, mais pourtant de différent : on entend, pendant quelques mesures, un trait vigoureux des violons : puis les basses attaquent un motif de fugue, lequel est répété sans grands développements, et reparaît de la manière la plus heureuse après la première partie.
Ce ton sévère est habilement tempéré par des chants gracieux. Le crescendo est plein de richesse et d’élégance. Les crescendo de Rossini reproduisent d’ordinaire une petite phrase écourtée, excepté toutefois celui de la Gazza. M. Hérold donne aux siens plus d’ampleur : et déjà, dans Marie, il nous avait fait admirer cette véritable innovation. Le milieu de l’ouverture est fortement intrigué ; les motifs sont ramenés avec naturel, et pourtant avec originalité ; enfin, la conclusion a quelque chose de triomphant, dont la couleur nous a rappelé la strette de l’ouverture du Freyschütz, par Weber.
Avant de passer outre, nous éprouvons le besoin de justifier M. Hérold d’un reproche qui lui a été adressé par un de nos confrères. Il n’est guère dans les us et coutumes de faire de la polémique dans un feuilleton ; mais si elle est jamais permise, c’est bien lorsqu’il s’agit de plaider pour un compositeur. Quand il a sur le cœur des censures qu’il croit injustes, l’auteur dramatique fait une préface pour se défendre ; il peut à loisir y développer un système, produire des arguments ou des autorités, et au besoin, lancer au public un superbe défi. Mais le pauvre musicien est livré pieds et poings liés à la critique, et Dieu sait comme elle use de ses pleins pouvoirs !
Voici ce que nous lisons dans un journal grave, et dont les opinions musicales ont fait longtemps autorité :
« L’ouverture, qui commençait comme une œuvre de conscience, indépendante de toute imitation, avec une grande velléité de formes fuguées, m’avait d’abord donné bon espoir ; non pas que j’aime la fugue en elle-même et pour elle-même, grand Dieu ! mais elle annonce l’envie de nous débarrasser des copies rossiniennes des rhythmes sautillants, des notes pointues et des éternels triolets. Malheureusement M. Hérold n’est pas resté longtemps dans cette velléité d’indépendance et d’originalité. Tous ceux qui, l’entendant commencer ainsi, ont pu craindre le pédantisme, ont été bientôt et tout à fait rassurés. Les formes rossiniennes ont prévalu dans le morceau, qui n’a plus été que ce que l’on entend tous les jours, de l’excellent Adam, rien de plus. »
La pensée de tout ceci, car assurément il doit y en avoir une, est que M. Hérold aurait du continuer dans le style fugué, comme il avait si bien commencé. Or comprendez-vous le charme d’une ouverture toute en contrepoint, surtout pour un parterre du dix-neuvième siècle ! Mais qu’en pense l’auteur même de l’article ? Si le musicien eût suivi son conseil, qu’en fût-il advenu ? Ce pédantisme aurait infailliblement assommé l’auditoire, y compris M. J. J. qui se disculpe avec chaleur d’aimer la fugue en elle même et pour elle-même. Eh bien, M. Hérold a craint avec quelque raison d’atteindre ce beau résultat ; d’où il suit que son ouverture n’est pas une œuvre de conscience. Accordez-moi, je vous prie, qu’un compositeur est bien malheureux.
Le chœur d’introduction présente un dessin charmant, qui, pour nos péchés, va bientôt devenir la proie des arrangeurs de contredanses. Le duo qui suit : Les rendez-vous de bonne compagnie, est encore un morceau des plus agréables. On y remarquera un contraste parfaitement rendu. Quand Girot arrive à la description des cartels dont son pré est si souvent témoin, une teinte sombre et grave remplace le ton badin et léger. La cavatine de Mergy rappelle un peu celle de Zampa : Il faut céder à ma loi. Dans le final, les couplets chantés par Isabelle ont une douce expression de mélancolie. Le chœur qui termine nous semble un des morceaux les moins saillants de la pièce. Nous avons cru cette fois reconnaître un peu la façon rossinienne.
Au second acte, l’orchestre joue une introduction avant le lever de la toile : un violon fait entendre le motif de la cavatine qui va suivre. Ce solo, très difficile et très bien exécuté, est fort applaudi ; nous l’accuserons pourtant d’un peu de lenteur. Andante, allegro tout est distingué dans la cavatine d’Isabelle. Mais voici un admirable trio, que nous inclinons à regarder comme la plus belle création de l’ouvrage. Il présente, dans son long développement, tous les genres réunis, les effets dramatiques les mieux sentis, les oppositions les plus heureuses. Quelle fraîcheur dans le début : Vous me disiez sans cesse ! Et quand Marguerite dicte à demi-voix son rôle à Cantarelli, avec quelle élégance l’orchestre brode sur une simple déclamation ! Il y a ici quelque analogie avec le récit de Raimbaut dans le Comte Ory : mais la phrase de M. Hérold est beaucoup plus animée, ainsi que le demandait la situation. Enfin, dans l’allegro, quelle belle anti-thèse produit cette larmoyante exclamation du pauvre virtuose : Confessons nos péchés et faisons pénitence ! Un morceau de cette force place un compositeur au premier rang, ou plutôt, pour l’écrire, il faut y être déjà placé. Le final commence par un chœur qui a du mouvement, sans offrir un chant bien distingué : on y trouve une facture habile ; les principaux motifs reviennent, après plusieurs digressions, d’une manière soudaine et piquante. La présentation de Mergy et l’exposé qu’il fait du motif de son ambassade sont traités de main de maître. La phrase de Marguerite : Je suis prisonnière, loin de mon pays peut prêter à la critique : elle est empreinte d’une tristesse qui sied mieux à Isabelle : la reine de Navarre avait sans doute des regrets plus tempérés ; cependant il n’est pas défendu à l’art d’embellir un peu la nature, et l’on ne manque pas à la vraisemblance en supposant que Marguerite, qui voit s’apprêter le départ de son amie, est saisie d’une pensée amère au souvenir de son pays. Le septuor qui suit me paraît une des conceptions les plus élevées de l’ouvrage : l’harmonie en est douce et pleine à la fois. Enfin, lorsqu’Isabelle est ramenée sur la scène, on entend un chœur plaintif, avec un accompagnement pizzicato du plus heureux effet.
Ce second acte est, à mon avis, celui où M. Hérold a déployé le plu de talent. Le troisième a pourtant plus de charme : il est court, et toutes les parties en sont achevées ; il obtient la préférence du public. Après de jolis couplets chantés par Nicette, vient un trio délicieux, qui a l’honneur d’être redemandé tous les soirs : on ne sait qu’admirer davantage, ou la suavité du motif, ou le choix exquis des accessoires. Le duo de la provocation est rempli de verve ; dans le forte de la fin, l’auteur a eu quelque réminiscence du quatuor de la Médecine. Un chœur de joueurs produit aussi une vive impression. Je ne sais si je me trompe, mais il semble que le compositeur a voulu donner à ce morceau une teinte un peu rembrunie, et jeter, pour ainsi dire, un nuage sur cette joie de soldats ; l’intérêt que le spectateur attache au duel qui a lieu à quelques pas de là ne permettait pas dans ce moment les éclats d’une folle gaieté : l’emploi des altos et des asses rend parfaitement l’intention que je crois saisir ici. Le chœur est suivi d’un charmant quatuor qu’on a peut-être pas assez apprécié : ce morceau, accompagné avec les sourdines, a je ne sais quoi de doux, de vague, de recueilli ; le faible écho d’une danse lointaine, qu’on entend au milieu, en varie la couleur, ans pourtant rompre l’unité. Enfin, lorsque passe la triste barque, les altos murmurent sourdement une psalmodie monotone, dont le rhythme puissant pénètre et remue.
En résumé, le Pré aux Clercs est une des meilleurs partitions de l’auteur de Marie et de Zampa. Il y a dans cet ouvrage cinq ou six morceaux dont un seul aurait pu faire autrefois la fortune d’un opéra. Abondance et originalité dans les cantilènes, chaleur et force dans l’expression de la passion, instrumentation neuve et spirituelle. Je trouve dans M. Hérold toutes les qualités éminentes du compositeur. Il me reste à payer un juste tribut aux acteurs qui ont contribué pour leur part au succès de la pièce.
Parlons d’abord d’Isabelle, c’est-à-dire Mlle Dorus, car pour Mme Casimir, je n’en ai plus souvenance. On sait que Mlle Dorus a appris le rôle en deux jours, pour que le public ne fût pas privé d’un plaisir sur lequel il avait compté. Cette excellente cantatrice n’avait pas besoin d’une telle recommandation pour obtenir un brillant triomphe. Au premier acte, elle dit avec simplicité, mais avec un accent très bien senti, les couplets : Rendez-moi ma patrie, ou laissez-moi mourir ! La cavatine qui commence le second acte est d’une grande difficulté. Mlle Dorus la chante avec une sensibilité, une grâce, un goût, une légèreté, qui excitent dans l’auditoire le plus vif enthousiasme. Quant au dialogue, on ne s’étonnera pas qu’une artiste de l’Opéra le débite avec quelque timidité. Habituée au récitatif, elle se trouve ici un peu dépaysée. Quoique le rôle de Mme Ponchard ne soit que le second, il est propre à faire ressortir son talent ; elle se fait remarquer dans les deux trios, dans le final du deuxième acte. En outre, son jeu, toujours intelligent, ne mérite que des éloges. Le rôle de Nicette n’est pas défavorable à Mlle Massy ; elle dit d’une manière fort agréable sa chansonnette du dernier acte ; elle seconde dignement Mme Ponchard et Mlle Dorus dans le quatuor. Le joli duo du commencement lui ferait plus d’honneur, si elle n’avait pas Fargueil pour mari. Elle sait mettre aussi dans le dialogue beaucoup d’intentions fines, dont le public lui tient compte. Thénard se montre un habile chanteur dans sa cavatine ; il est juste qu’il ait sa part des applaudissements qui accueillent l’exécution parfaite du dernier trio. Féréol est décidément un bouffe excellent. Il est difficile de rendre le rôle de Cantartelli avec plus d’esprit et de chaleur. Ajoutons qu’il dit d’une manière fort satisfaisante le trio du second acte. Lemonnier n’a que peu de choses à chanter : on a su aussi le mettre à sa place.
On voit que cet ouvrage est bien monté : chacun fait son devoir, et point de ces parties faibles auxquelles on est souvent forcé de se résigner, en attendant les talents. Les chœurs sont exécutés avec aplomb ; l’orchestre suit l’énergique impulsion de M. Valentino, et lui donne les nuances qu’il demande. La mise en scène est également soignée ; les costumes ont de la vérité et de la fraîcheur. Tout promet au Pré aux Clercs un long succès : car chacun voudra le voir, et alors viendra le besoin de le revoir encore. Puisse de cette pièce dater une nouvelle ère de la prospérité pour l’Opéra-Comique. Depuis que nous avons entendu la nouvelle partition de M. Hérold, nous avons encore plus vivement à cœur l’existence de ce théâtre, puisqu’il est le seul organe de pareils chefs-d’œuvre.
Z. Z.
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Ferdinand HÉROLD
/Eugène de PLANARD
Permalien
date de publication : 22/09/23