Musique / La Soirée parisienne. Namouna
MUSIQUE
ACADÉMIE NATIONALE DE MUSIQUE. – Namouna, ballet en trois tableaux, livret de M. Nuitter, chorégraphie de M. Lucien Petipa, musique de M. Edouard Lalo.
On a joué, hier soir, de la musique d’un maître devant beaucoup de béotiens et devant quelques artistes. Les béotiens se sont regardés, les artistes ont applaudi. Ce résultat est tout à l’honneur de M. Lalo. Je veux être des premiers à l’en féliciter.
L’heure est trop avancée pour qu’il me soit possible d’entrer dans les développements que comporte une semblable partition, et de faire le compte des mérites et des responsabilités. L’œuvre de M. Lalo renferme des trésors de fantaisie et de science. Le musicien, condamné à vivifier de son souffle un livret insolemment obscur, illogique et plat, a eu l’esprit de se mettre au-dessus et d’écrire une musique ferme, élégante, soutenue, pleine d’idées, de grâce et de passion.
Il y a, dans les scènes qu’il a écrites en dépit du scénario, une volonté violente et heureuse de protester contre le ballet ordinaire. Les connaisseurs délicats qui fréquentent l’établissement dirigé par M. Vaucorbeil, et où M. Altès conduit l’orchestre, n’ont pas compris. Tant pis pour eux.
Maintenant, M. Vaucorbeil et M. Altès n’ont plus qu’une chose à faire : c’est de remonter le ballet d’Olivier Métra, à moins qu’ils n’en demandent un à M. Arban. Et qu’ils ne protestent pas contre cette vérité : elle est la conséquence de leur façon d’agir, autant que celle de la légèreté d’une classe de Parisiens auxquels suffit l’art des « Aquarellistes. »
On admettra difficilement que le directeur de l’Opéra n’ait pu rien trouver de mieux qu’une telle rapsodie. Il a donc été coupable au premier chef en la recevant, car elle perpétue, malgré les efforts de l’éminent et fier compositeur, la plus niaise tradition. Quant au chef d’orchestre, il s’est montré tellement au-dessous de sa tâche que, si l’on était juste, il le faudrait destituer dès demain.
Ayant dit ces choses, de bonne, foi et parce que je les pense, j’ajourne à demain mon article et je me borne à constater que le nom de M. Lalo sort plutôt grandi que diminué d’une épreuve qui atteint si gravement la direction de notre Académie nationale de musique et de danse.
F.
[…]
La Soirée parisienne
NAMOUNA.
Tout arrive, même la représentation de Namouna ! Ce qui prouve qu’il ne faut jamais désespérer de rien.
L’orteil de Mlle Sangalli se trouve enfin dans l’état normal de tous les orteils des simples mortels ; M. Lalo entre en pleine convalescence de la douloureuse maladie qui l’avait éloigné de ses répétitions ; tout est donc pour le mieux, sinon dans le meilleur, du moins dans le plus attendu des ballets.
Namouna est le premier ouvrage que M. Vaucorbeil commanda, lorsqu’il prit la direction de l’Opéra, car le Tribut de Zamora et la Korrigane lui étaient légués par M. Halanzier.
M. Lalo, dont la réputation n’est plus à faire dans le monde musical, eût de beaucoup préféré donner à l’Académie de musique son Roi d’Ys, dont nous avons entendu souvent des fragments ; mais les exigences du répertoire demandaient d’autant plus impérieusement un ballet que M. Vaucorbeil a toujours caressé la douce velléité de faire chanter, à l’Opéra, des ouvrages comme le Comte Ory et le Barbier, qui ne suffisent pas à remplir toute une soirée.
M. Lalo accepta donc l’offre de M. Vaucorbeil et M. Nuitter, archiviste de l’Opéra, proposa bientôt au savant musicien le livret de Namouna, qui fut agréé immédiatement.
Le sujet de Namouna est fort simple, comme tous les sujets de ballet, puisqu’il n’est guère possible d’exprimer nettement en pantomime, que la haine et l’amour.
Les chorégraphes italiens ont une corde de plus à leur arc. Ils expriment l’idée de justice par un personnage portant une balance. Mais allez donc faire entrer Mlle Sangalli avec des balances sur la scène de l’Opéra !
On n’hésiterait pas à croire qu’elle personnifie l’Épicerie universelle !
Le premier acte représente un khani. Comme quelques-uns de mes lecteurs pourraient ne pas avoir passé une partie de leur existence dans un khani, peut-être n’est-il pas inutile de leur dire qu’à Corfou un khani est une sorte de maison de jeu.
Rien de remarquable dans ce tableau où l’on joue plus qu’on n’y danse.
M. Mérante s’adonne aux émotions du jeu de dés, le vrai bac du dix-septième siècle, et gagne à M. Pluque, un fort vilain pirate, tout, absolument tout ce qu’il possède. Si bien, que M. Pluque ayant tout perdu et n’ayant plus d’espoir, prend… sa jeune esclave Namouna, et s’en fait un enjeu qu’il perd comme le reste.
C’est bien fait ! On ne taille pas avec l’amour !
M. Mérante, une grande âme du temps, ne voit pas le visage de Namouna, soigneusement voilée, mais cela ne l’empêche pas d’aimer déjà en secret cette jeune personne.
Il rend l’argent… à l’infortunée esclave et la laisse partir… histoire de courir après elle au second tableau : une Place publique de Corfou.
Très beau décor de MM. Rubé et Chaperon. Une immense place à Corfou ; à droite, un magnifique palais ; à gauche, une hôtellerie, et, au fond, la mer qui se perd dans un horizon très lointain.
Première entrée sérieuse de Mlle Rita Sangalli, dans le pas de la bouquetière, qu’elle danse avec une grâce infinie, au milieu des épées des combattants qu’elle veut séparer.
Puis vient la fête des Palmes, dont je ne m’explique pas complètement la cause, mais qui fournit un gros effet musical.
Des musiciens, montés sur un char et placés aux fenêtres de l’auberge et aux balcons du palais, exécutent une sorte de farandole très remarquée.
C’est dans le pas de la « charmeuse » que Mlle Sangalli devait fumer cette fameuse cigarette dont on a tant parlé.
Hélas ! pas la moindre bouffée de toute la soirée ! M. Vasquez vient ensuite exécuter des pirouettes qui, à mon humble avis, relèvent plus de la clownerie que de la danse, mais qui sont applaudis. M. Mérante, lui, ne danse pas une seconde. Il s’est contenté de se rajeunir de vingt ans, de se faire la tête de Louis XIII, et de porter une perruque à rendre jaloux tous les coiffeurs de la capitale.
Dans ce deuxième tableau, il est attaqué par des pirates aux ordres du cruel M. Pluque ; mais il est enlevé par Namouna, une favorite qui n’est pas ingrate à tant d’amour et qui le conduit dans un charmant décor, uniquement pour nous prouver que M. J.-B. Lavastre possède un grand talent de peintre décorateur. Nous le savions déjà.
Au lever du rideau, effet des plus charmants produit par la sieste des esclaves.
Une centaine de jolies petites captives qui ne semblent pas du tout éprouver le désir de dormir !
La scène des « fleurs » rallie les suffrages des plus récalcitrants, car rien ne saurait être plus gracieux que ces groupes de jeunes femmes habillées avec un art exquis par M. Lacoste.
Un bis très nourri fait recommencer à Mlle Sangalli une valse d’une grande originalité.
Après quoi, l’infâme Pluque fait une dernière apparition pour arracher Mlle Sanlaville [sic] à M. Mérante. Vains efforts ! Sans le secours d’aucune balance, M. Nuitter nous prouve que la justice n’est pas une pure baliverne, et le méchant pirate est poignardé par le jeune Potis, un serviteur de Namouna !
À la chute du rideau, quelques « Chut ! » se mêlent aux applaudissements.
Les uns affirment que Namouna est un chef-d’œuvre ; les autres, que c’est une œuvre endormante.
— Trop de science ! dit celui-ci.
— Ça ne vaut pas du Delibes, fait un autre.
— On n’a pas joué de musique aussi belle depuis vingt ans ! crie un enthousiaste…
Qui a raison ?
Ce n’est plus Namouna, c’est le Pour et le Contre !
MAURICE ORDONNEAU
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date de publication : 28/09/23