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Conseil des Cinq-Cents. Séance du 18 prairial

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Date de publication :

Conseil des Cinq-Cents
Présidence de Jean Debry
Séance du 18 prairial

[…]

Garreau. Je demande l’impression du message du directoire et des pièces à l’appui du mémoire du ministre. Il est essentiel de savoir à quels objets il a consacré les sommes qu’il a ordonnancées ; il faut savoir, par exemple, quelles sommes ont été données pour encourager les spectacles, et si les spectacles servent à raviver l’esprit public ou à étouffer les sentiments républicains ; il faut savoir si des fonds ont été puisés dans le trésor public, pour cette représentation d’Adrien qui est un scandale public dans les circonstances actuelles. On y voit un empereur triomphant et couronné recevoir les serments de fidélité de ses sujets, et cela lorsque l’empereur a eu contre nos troupes des succès momentanés. Un tel spectacle doit exciter l’indignation des républicains, et je m’empresse de le dénoncer aux représentants du peuple…

Plusieurs voix. Appuyé, appuyé ; aux voix l’envoi d’un message au directoire.

[…]

Briot, du Doubs. Je ne viens point parler sur les messages qui vous ont été lus. Je viens dénoncer quelques détails sur les faits dénoncés par notre collègue Garreau. Je ne crains pas de l’affirmer ; oui, dans un moment où l’ennemi a remporté sur nos troupes des avantages momentanés, la représentation d’Adrien est un délit public ; c’est un acte dans le sens de la contre-révolution. Ces faits ne sont points indignes de votre attention ; et je ne crois pas inutile de vous rappeler ce qui s’est passé à l’égard de cet opéra.

Cet opéra est fait depuis six ans. Il fut composé par un poète de la reine, et était destiné à célébrer le triomphe de Joseph II, au moment où cet empereur se proposait d’envahir l’Italie. Dans cet opéra, Adrien est salué empereur, il reçoit les honneurs du triomphe, au moment où sur nos frontières un empereur obtient des succès !

Le ministre de la police, par un ordre du 19 floréal, avait défendu la représentation de cet opéra déjà défendu en 1792 par la commune de Paris. J’ignore quelle est la puissance qui a réussi à le faire représenter malgré l’ordre du ministre de la police ; j’ignore qui a donné une somme de onze mille francs pour accélérer cette représentation.

Permettez-moi, représentants du peuple, de vous citer quelques passages de cette production vraiment dangereuse. Voici des vers qu’on adresse à César ou qu’on prononce en parlant de lui…

Reçois nos vœux, toujours grand, toujours juste,
Redouté de l’Asie et de Rome adoré,
Règne, César, et que ton front auguste,
S’accoutume au laurier sacré.

Il n’a point des tyrans les maximes cruelles,
Adoré des soldats, et craint des ennemis,
Il porte la terreur chez les peuples rebelles,
La paix et le bonheur chez les peuples soumis.

Antoine en Afrique a trouvé le trépas.

Les dieux veilleront sur ta vie ;
Heureux prince, ton nom ne périra jamais ;
Par tes exploits tu subjuguas l’Asie,
Mais tu règnes par tes bienfaits.

Empereur et soldat, ce saint nœud nous rassemble.
Dieux ! sauvez mon roi…

Et c’est ainsi qu’un Parthe est fidèle à son roi.

Le monde dans tes fers, et Rome à tes genoux.

Que le monde, orgueilleux de ses fers,
Bénisse la main qui l’enchaîne.

(Ici, le conseil fait éclater un mouvement d’indignation.)

Briot. Et voilà les spectacles offerts aux regards des républicains, dans le moment où, menacée par un ennemi féroce, la patrie appelle ses enfants à la défense de son territoire ; quand le corps législatif et le directoire unissent leurs efforts pour raviver l’esprit public, et rendre au patriotisme toute l’énergie dont il a besoin ; à la veille du jour où, dans toute la France, un crêpe funèbre va couvrir les républicains rassemblés pour jurer de tirer vengeance de l’exécrable attentat commis à Rastadt.

Représentants, il existe ici un délit qui appelle votre sévérité : il faut connaître le fil de l’intrigue à laquelle nous devons le scandale d’une telle représentation ; il faut découvrir quels sont les hommes qui, à quelque prix et par quelque moyen que ce soit, veulent une contre-révolution. Ils peuvent être égarés dans leurs espérances coupables par quelques succès momentanés des armées ennemies ; mais, j’en jure par le génie de la liberté, il est dans toutes les autorités de la république, il est dans la masse des Français un indestructible faisceau formé par l’union des hommes courageux et libres qui sont décidés à mourir pour la défense de la république…

Une foule de voix. Oui. Oui.

(L’assemblée entière suit ce mouvement. – Tous ses membres sont debout aux cris de vive la république ! – Les spectateurs répondent par de vives acclamations.)

Briot. Oui, l’empereur a pu faire quelques pas vers nos frontières ; mais les amis de la liberté connaissent toutes leurs forces, et ce tyran ne dépassera la ligne de nos limites qu’en passant sur le cadavre du dernier républicain. César peut être couronné à l’Opéra par le génie de la contre-révolution ; le César moderne sera terrassé par le génie de la liberté, et le courage des braves, armés pour elle.

Je demande que les faits que je viens d’énoncer, et le délit que je regarde comme existant dans la représentation d’Adrien, soient dénoncés au directoire par un message envoyé séance tenante.

Cet avis est vivement appuyé et adopté sans opposition.

[…]

Briot donne lecture de la rédaction du message qu’il propose d’adresser au directoire relativement à la représentation d’Adrien. Dans ce message sont relatés les vers cités par l’opinant à la tribune.

Garreau. Comme la pièce a été corrigée, il est possible que les vers cités par notre collègue, n’aient pas en effet été déclamés. Ce n’est pas sur quelques vers qu’il faut juger cet ouvrage, c’est sur l’ensemble de la pièce, sur son but, sur le spectacle qu’elle offre, le triomphe d’un empereur, les applaudissements et les trépignements inexprimables que ce spectacle excite…

D’ailleurs plusieurs de mes collègues ont assisté à cet opéra, ils peuvent dire quel enthousiasme ce spectacle a excité. C’est sous ce point de vue qu’il faut dénoncer au directoire.

Briot. Les vers que je cite sont textuellement transcrits d’un rapport du ministre de la police, qui a déclaré ne pouvoir permettre qu’on récitât de tels vers, attendu qu’aucun républicain ne pourrait les entendre sans indignation. Or comme ces vers ne pouvaient être retranchés sans ôter à la pièce son intérêt, le ministre avait cru devoir la défendre.

Voilà les faits que vous devez dénoncer au directoire.

Garreau. Il faut se presser de réduire le message et de l’envoyer au directoire, car il se fait tard, et l’on donne ce soir la seconde représentation d’Adrien. Je ne doute pas que le directoire ne partage vos intentions ; or, il faut qu’il ait le temps de donner les ordres nécessaires pour que la représentation n’ait pas lieu.

Pison-Dugaland. Je ne viens pas parler sur le fond de la question, je ne connais pas l’opéra dont il s’agit. Mais les personnes qui vous dénoncent les passages de cet opéra, qu’elles croient dangereux, ne paraissent pas très-certaines que ces passages aient été chantés à la représentation. Il faut donc se borner au fait même de la représentation donnée, quoique cet opéra ait été défendu en 1798, et tout récemment par le ministre de la police.

Plusieurs voix. Appuyé, appuyé… Réduisez le message à ces termes.

Briot donne lecture de la rédaction suivante :

« Un membre expose qu’on joue sur le théâtre national des Arts une pièce intitulée Adrien, opéra, sur laquelle il donne les détails suivants.

Le but de cette pièce est de représenter le triomphe et le couronnement d’un empereur ; elle fut faite en 1792, pour Joseph II, par un poète de la reine. La commune de Paris en défendit la représentation. Elle vient d’être reproduite et jouée malgré la défense du ministre de la police.

L’orateur ajoute qu’il s’y trouve des expressions et des louanges adressées à un empereur tandis que l’Autriche vient d’obtenir des succès momentanés en Italie, et de faire égorger les ministres plénipotentiaires de la république à Rastadt, et qu’elle est une insulte aux armées de la république et aux mânes des illustres victimes de la perfidie autrichienne, dans un moment où le corps législatif et le directoire exécutif se réunissent pour une fête funéraire propre à exciter l’indignation générale de tous les bons citoyens et des nations civilisées de l’Europe.

Le conseil arrête que ces faits seront dénoncés au directoire exécutif par un message, qui lui sera adressé, séance tenante. »

Cette rédaction est adoptée.

La séance est levée.

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Compositeur

Étienne-Nicolas MÉHUL

(1763 - 1817)

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Adrien

Étienne-Nicolas MÉHUL

/

François-Benoît HOFFMAN

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date de publication : 31/10/23