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Rapport sur Adrien

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Rapport présenté au directoire exécutif par le ministre de l’intérieur, le 13 prairial an 7.

Citoyens directeurs,

Votre secrétaire général, par sa lettre du 5 du courant, m’a mandé que votre intention était que je vous fisse parvenir le poème d’Adrien, que l’on répète actuellement au théâtre de la République et des Arts.

Je vous ai apporté cet ouvrage à votre séance du 7. Vous avez reconnu que vous étiez occupés de trop grands intérêts pour consacrer le temps de vos séances à l’examen de quelques vers sur lesquels on vous avait inspiré des inquiétudes. Vous m’avez, en conséquence, chargé d’examiner moi-même cet ouvrage, et de vous en rendre compte.

Je ne vous ai pas dissimulé ma répugnance générale à me charger de cette espèce de censure préliminaire, qui indispose les gens de lettres contre le régime de la liberté avec laquelle elle leur paraît incompatible ; cette sorte d’inquisition n’est ni dans mon goût, ni dans les devoirs de ma place, ni dans l’intérêt de l’art, ni dans celui de la république. Cette censure est nécessairement toujours un peu arbitraire : elle a surtout l’inconvénient de décharger les auteurs dramatiques et les entrepreneurs ou administrateurs des théâtres, de toute espèce de responsabilité, pour la transporter sur l’autorité, lorsque celle-ci veut disposer à son gré des pensées et des expressions qui ne lui appartiennent pas. Les gens de lettres de plaignent vivement du tiraillement qu’ils éprouvent à cet égard de la part de plusieurs autorités qui se croisent.

Le ministre de la police générale a un bureau de censure. Le bureau central a un bureau de censure. En dernier lieu, le département de la Seine s’est cru en droit d’avoir un bureau de censure, et il a pris à ce sujet un arrêté que je crois incompétent et irrégulier. Je vous en ai déjà entretenu, et j’y reviendrai encore. J’ai aussi dans ma cinquième division, un bureau des théâtres ; mais heureusement son objet n’est celui d’un bureau de censure. La loi me charge de diriger les spectacles vers l’affermissement des principes républicains. Pour cela, il faut 1° épurer le répertoire des pièces existantes, en distinguant celles qui peuvent être jouées actuellement, celles qui ont besoin d’être changées, et celles qui ne doivent plus reparaître sur la scène.

2° Encourager les gens de lettres à composer de nouvelles pièces, purement et franchement républicaines. Mon bureau des théâtres cherche les moyens d’atteindre ce double but, qui serait bientôt rempli, si la pénurie des fonds laissait à ma disposition un peu plus de facilité pour animer des littérateurs fidèles à la cause sacrée de la liberté.

Cependant, malgré mon éloignement motivé pour l’exercice de la censure ; chargé expressément par vous d’examiner l’opéra d’Adrien, et de vous en rendre compte ; considérant d’une part que ce poème appartient, en quelque sorte, à l’administration du théâtre des Arts, laquelle a été autorisée par le ministre Letourneux, mon prédécesseur, à en faire l’acquisition, moyennant mille écus payés à l’auteur ; et assuré, d’ailleurs, que cet auteur adoptera volontiers, par déférence personnelle pour moi, les changements que je proposerai, je me suis livré à ce travail désagréable. Je viens vous soumettre les détails que j’ai recueillis, et les précautions que j’ai prises pour mettre la pièce d’Adrien à l’abri de tout reproche et même de toute espèce de prévention.

Cette pièce est du citoyen Hoffmann, qui la composa en 1786, à son retour d’un voyage qu’il avait fait en Italie, où le succès de l’Adrien de Métastase, lui avait inspiré le désir de mettre ce sujet sur la scène française.

En 1788, vieux style, il la présenta à l’administration de l’Opéra, qui la reçut, et chargea le citoyen Méhul d’en faire la musique. Elle ne fut prête à être représentée qu’en 1792 ; mais dans l’état où elle était alors, elle ne pouvait être soufferte, et les ordres de la commune de Paris en suspendirent la représentation.

Les citoyens Hoffmann et Méhul, ne voulant pas perdre le fruit de leur travail, tentèrent de la faire jouer sur un autre théâtre. L’administration des artistes réclama ses anciens droits, et détermina les auteurs à lui rapporter leur ouvrage. Ces derniers arrangements eurent lieu en l’an 6. La pièce fut envoyée au ministre de la police, Lecarlier, et au bureau central. Elle y subit des changements. L’auteur lui-même, frappé de la différence des circonstances, y ajouta de nouvelles corrections, et l’on s’occupa des moyens de la donner au public dans l’état où elle avait été approuvée par le ministre de la police. Les préparatifs ont été longs. Cependant l’annonce d’une prochaine représentation a répandu de l’inquiétude dans l’esprit de ceux qui ignoraient les changements qu’elle a déjà éprouvés, et qui empêchèrent la représentation en 1792. C’est à cette époque que vous avez ordonné qu’elle vous fût communiquée, et que vous m’avez ensuite chargé de l’examiner.

D’après plusieurs lectures attentives, il m’a paru que la pièce avait encore besoin de quelques changements importants. Comme la plupart des ouvrages dramatiques qui nous restent, elle était encore entachée de la rouille du temps où elle a d’abord été écrite. Le sujet n’est dans le fait qu’une intrigue amoureuse ; mais Adrien qui en est le héro, y conservait le titre d’empereur. Un trône était élevé ; il y recevait en souverain les hommages de la multitude, et quelques maximes du pouvoir arbitraire y restaient préconisées. Ces passages, à la vérité, ne tenaient point au fond du sujet, et n’occupaient pas beaucoup de place. Il m’a paru nécessaire de les faire disparaître, et d’y substituer des corrections qui, sans affaiblir l’intérêt, donnent une autre direction à l’enthousiasme du peuple : c’est ce qui a été exécuté avec promptitude et précision.

Dans le premier acte, on célèbre par des chants et des fêtes la générosité du vainqueur qui veut que l’on traite les captifs avec tout le respect que l’on doit au malheur. Adrien n’est plus qu’un général célèbre par sa valeur et ses exploits, exécutant les ordres du sénat romain, portant la terreur chez les princes rebelles, la paix et le bonheur chez les peuples amis. Il combat et triomphe dans la capitale de la Syrie, dans cette même contrée où le vainqueur de l’Égypte a conduit nos phalanges républicaines.

Corsoës, en opposition avec le général romain, est un roi barbare, un roi des Parthes, qui cherche à surprendre et même à assassiner son vainqueur ; mais ce vainqueur est amoureux de sa fille. La barbare, dans les fers, fait rougir Adrien d’un moment de faiblesse, et le général romain abjurant son erreur, redevient généreux et juste. Enfin, le fanatisme royal a disparu. La pièce, dans l’état où elle est, me paraît infiniment plus rapprochée de notre système politique que la plupart de celles qui composent aujourd’hui le répertoire du théâtre des arts.

J’ai fait proposer ces corrections au citoyen Hoffmann. Il n’a point écouté l’amour-propre d’auteur. Il a consenti sans peine aux changements que j’ai jugés nécessaires. En ce moment les répétitions se continuent. L’administration a trouvé le moyen de faire, sans aucun secours de ma part, une dépense d’environ 60 mille francs pour monter cet ouvrage. Vous savez combien elle a besoin de quelques succès pour se remettre de l’état de dénuement où je suis forcé de la laisser. Cette considération n’est pas sans poids, quand on songe que le théâtre des arts fait subsister dans Paris cinq à six cents familles au moins.

La musique d’Adrien est du citoyen Méhul. La réputation de ce compositeur, la réunion la plus complète de talents justement célèbres, assurent à l’opéra d’Adrienun succès mérité, au public des jouissances nouvelles, et aux arts un nouveau triomphe sur des voisins jaloux de nos succès en ce genre. Je pense donc qu’il n’y a aucun inconvénient à le laisser représenter dans l’état où il est actuellement. Cependant, comme je suis prévenu qu’il y a un parti de malveillants qui pourrait exciter du trouble à la première représentation, j’en préviendrai le ministre de la police générale, afin que cette première représentation soit surveillée, et que s’il était échappé quelque hémistiche ou quelque mot qui prêtât à des allusions inciviques, on puisse y remédier sur le champ. Il est souvent très-difficile de prévoir les passages dont les malintentionnés peuvent abuser. Il est tel vers indifférent qui peut être empoisonné par une application perfide. On ne jouerait absolument aucune pièce de théâtre, si l’abus qu’on peut faire de quelques mots devait faire proscrire le drame entier ; mais au lieu de proscrire, il est plus simple de supprimer les phrases qui font ombrage et d’y en substituer de convenables.

Les prêtres nous ont donné à cet égard l’exemple d’une sage politique. La colonne Trajane à Rome est chargée des emblèmes du paganisme. Cependant, loin de la détruire, les papes l’ont fait relever, mais ils ont placé au sommet l’effigie d’un saint, qui a fait conserver ce chef d’œuvre des arts. Il semble que nous pouvons conserver ainsi beaucoup de chefs d’œuvre de la scène française, en y adaptant les saintes maximes de la liberté, qui les consacreront. Je sais bien qu’au lieu de ragréer ainsi d’anciennes pièces, pour les rapprocher du régime républicain, il serait à désirer que nos auteurs dramatiques voulussent consacrer leurs talents à traiter de nouveaux sujets purement patriotiques ; ils trouveraient un grand nombre de beaux traits dans l’histoire de notre révolution, et dans celle des peuples qui nous ont précédés dans la carrière de la liberté. Il ne serait pas impossible de tourner vers ce genre l’émulation des auteurs dramatiques, lorsqu’on pourra leur assurer un juste dédommagement de leurs veilles ; mais tandis qu’on les encouragera d’un côté, il ne faut pas les tourmenter de l’autre. On peut leur demander des chefs d’œuvre ; mais les chefs d’œuvre ne s’improvisent pas. Ils sont le fruit du temps et de l’inspiration, et non de la contrainte.

En attendant que le gouvernement ait les moyens de réaliser ses vues à cet égard, je pense que le directoire doit être sans inquiétude sur l’opéra d’Adrien, et que l’on peut laisser donner la première représentation, qui est annoncée pour le 15 de ce mois, et qui peut avoir lieu le 16 au plus tard.

Le ministre de l’intérieur,
François (de Neufchâteau.)

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Compositeur

Étienne-Nicolas MÉHUL

(1763 - 1817)

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Étienne-Nicolas MÉHUL

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date de publication : 31/10/23