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Rapport sur Adrien

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Rapport présenté au directoire exécutif par le ministre de l’intérieur, le 21 prairial, an 7

Citoyens directeurs,

Vous m’avez fait remettre, le 18 prairial après six heures du soir, la dénonciation qui vous a été faite par un arrêté du conseil des cinq-cents, de détails relatifs à l’opéra d’Adrien, dont la première représentation a eu lieu le 16 de ce mois sur le théâtre de la République et Arts, et dont la seconde se donnait au moment même où [vous] m’adressiez le message.

D’après le premier rapport que je vous ai fait au sujet de cette même pièce, le 13 de ce mois, je ne pouvais présumer que sa représentation pût exciter aucune plainte. J’étais d’autant plus fondé à le croire, que j’étais informé qu’il n’y avait eu à la première représentation aucune espèce de trouble. Quant aux allusions inciviques, je ne les craignais pas, d’après les précautions minutieuses que j’avais prises pour faire changer tout ce qui pouvait y prêter dans le cours de cet ouvrage.

Les administrateurs du théâtre de la république et des Arts, interpellés par moi de déclarer si on s’est conformé scrupuleusement aux corrections que j’ai fait faire, me garantissent que ces changements, fidèlement inscrits sur la partition de musique et sur les rôles de chacun des chanteurs, ont été exécutés et suivis avec exactitude. Cependant, on lit dans le message une foule d’assertions qui rendraient cette administration très répréhensible, si elles étaient fondées. On dit d’abord que le but de cette pièce est de représenter le triomphe et le couronnement d’un empereur. Cela serait sans doute déplacé et intolérable, quoiqu’il n’y ait rien de commun entre les anciens empereurs de Rome, et les chefs actuels du saint-empire romain qui, suivant la remarque de Voltaire, n’est ni saint, ni romain, ni empire ; mais le fait est qu’il n’y a dans Adrien, ni empereur, ni triomphe, ni couronnement. J’ai fait effacer partout les mots d’empereur, roi, trône, régner, etc. J’ai fait supprimer le char triomphal. Enfin, bien loin que le but de cette pièce soit le couronner Adrien, il n’y a point du tout de couronnement dans l’ouvrage.

Le ballet du premier acte où on le suppose placé, n’est exécuté que par des danseurs et des danseuses et non pas des soldats. On n’y offre à Adrien que des corbeilles de fleurs et des bouquets, ainsi que cela est d’usage, même dans les fêtes pastorales. Ce n’est sûrement pas ainsi qu’on ordonnait des triomphes chez les romains, où d’ailleurs on ne couronnait pas les empereurs. On célèbre, dans ce premier acte, la victoire qu’un général du sénat romain a remporté sur un roi, et certainement cela ne ressemble point à ce qui est dit dans le message.

On dit ensuite, dans l’exposé fait au conseil des cinq-cents, que cette pièce fut faite en 1792, pour Joseph II, par un poète de la reine. Or, cette pièce, comme je vous l’ai dit dans mon premier rapport, a été faite en Italie en 1786, et on ne pouvait la faire pour Joseph II, en 1792 ; car Joseph II n’était plus. Quant à la qualité de poète de la reine, qu’on donne au citoyen Hoffmann, elle a lieu de surprendre, puisqu’on assure que cet auteur n’a jamais rien composé pour la cour.

On ajoute dans le message, que la commune de Paris défendit la représentation d’Adrien en 1792. Ce fait est vrai, et je vous en ai rendu compte dans mon premier rapport ; mais on n’en peut rien conclure. La pièce était alors dans un état différent de ce qu’elle est aujourd’hui.

On expose ensuite que la pièce vient d’être reproduite, et jouée, malgré la défense du ministre de la police. Les administrateurs du théâtre de la république et des arts seraient très coupables, s’ils s’étaient permis une pareille désobéissance aux ordres du ministre de la police générale. Mais bien loin qu’il y ait eu aucune défense de ce genre, la pièce avait été approuvée sous le ministère du citoyen Lecarlier, après avoir été acquise pour l’opéra, sous celui du citoyen Letourneux ; et le ministre de la police actuelle, le cit. Duval, m’a écrit, le jour même de la représentation, qu’il avait pris toutes les mesures de police qu’exige ordinairement une première représentation.

L’orateur ajoute (ce sont les termes du message) qu’il s’y trouve des expressions et des louanges adressées à un empereur. Or il ne se trouve rien dans Adrien qui puisse s’adresser à un empereur, puisqu’il n’est pas présenté comme empereur, mais comme général du sénat.

Tout ce qui est dans le message porte donc absolument à faux.

D’où peut provenir une si grande erreur ? J’ai pris tous les moyens possibles pour chercher la vérité et remonter à la source. Il me paraît que tous les détails contenus dans le message, et ceux plus étendus rapportés dans les journaux à l’appui de la dénonciation, portent uniquement sur des expressions et des vers existants en effet dans l’édition d’Adrien, telle qu’elle a été imprimée, d’après les changements arrêtés par le ministre Lecarlier, le bureau central et le citoyen Hoffmann. Ainsi les personnes qui n’ont point assisté à la représentation, ont jugé de la pièce sur cet imprimé qui lui est antérieur, sans faire attention aux corrections qui sont les plus nombreuses et les plus importantes, dont je vous ai rendu compte dans mon rapport du 13, et qui changent totalement le sujet.

L’administration du théâtre et de la république et arts, que j’ai mandée à cet égard, paraît avoir été pressée par le peu de temps qui s’est écoulé entre la remise que je lui ai faite de l’exemplaire corrigé par mes ordres, et l’époque de la première représentation. Au lieu d’exiger de l’auteur de donner une édition de la pièce telle que je l’ai fait corriger, elle s’est contentée de faire porter ces corrections à la main sur les exemplaires qui lui ont été fournis par l’auteur et de faire imprimer à part, sur un petit feuilleton, ces mêmes corrections pour les joindre aux autres exemplaires qu’on a débité dans la salle. Le feuilleton volant aura été facilement détaché des exemplaires répandus dans le public par les colporteurs ; c’est ce qui a donné lieu à la méprise, et il paraît qu’elle a été partagée par quelques journalistes qui ont fait l’extrait de la pièce, non d’après la représentation, mais d’après cette édition fautive.

Je représente au directoire l’exemplaire de l’édition avec celui des corrections qui ne sont imprimées que sur une feuille volante. Je pense qu’à cet égard les administrateurs ont eu tort de craindre la dépense d’une nouvelle impression, ou de ne pas se croire en droit de disposer de l’édition (qui est très distinct de la représentation, et qui appartient en effet à l’auteur) ; mais du moment où le gouvernement n’avait consenti à lever les obstacles qui pouvaient être apportés à la représentation d’Adrien, qu’à condition que l’on ferait dans l’ouvrage les changements indiqués, il devenait indispensable de supprimer, dans la salle, le débit de l’édition ancienne, et d’y en substituer une qui fût avouée et conforme à la représentation. Cette précaution bien simple aurait prévenu toute espèce de plainte. J’ai réprimandé sévèrement les administrateurs du théâtre de la République et des Arts sur la faute qu’ils ont commise à cet égard, et je leur ai intimé l’ordre de faire faire sur le champ une édition conforme à la représentation.

Au reste, je suis assuré que cette pièce n’a donné lieu à aucune allusion ; les deux représentations se sont passées sans trouble et sans agitation, et l’on n’eût parlé que du succès d’Adrien, si ceux qui en ont rendu compte sur la foi d’un exemplaire inexact et incomplet, eussent assisté à la représentation.

Je dois ajouter un mot qui me concerne, quoiqu’il n’en soit pas question dans le message. Il paraît que, dans la discussion qui s’est élevée à ce sujet au conseil des cinq-cents, on a dit que j’avais donné une somme de 11,000 fr. pour faire représenter Adrien. Le fait est que je n’ai rien donné ni pu donner à cet égard.

Sur les 250,000 francs accordés par la loi du 11 brumaire, au théâtre de la République et des Arts pour l’an 7, je n’ai pu ordonnancer encore qu’une somme de 41,000 fr. il y a six mois : l’emploi de cette somme, étrangère aux dépenses de l’opéra d’Adrien, ne s’est appliqué qu’à l’arriéré des traitements en souffrance.

J’avoue que j’ai regretté de ne pouvoir aider l’administration à faire les frais considérables de la mise brillante de cette pièce, que je ne connaissais que par la célébrité de sa musique et l’acquisition qui en avait été faite sous mon prédécesseur ; mais n’ayant depuis longtemps, dans les distributions décadaires, que des sommes excessivement modiques, je n’ai pu en disposer pour cet objet.

Cet exposé, joint à celui que je vous ai déjà fait par mon rapport du 13 de ce mois, me paraît suffisant, citoyens directeurs, pour asseoir votre opinion et rassurer votre juste sollicitude sur les faits qui vous ont été dénoncés par le message du conseil des cinq-cents, du 18 prairial.

Le ministre de l’intérieur,
François (de Neufchâteau.)

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date de publication : 31/10/23