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Revue dramatique et littéraire. Carmen

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REVUE DRAMATIQUE ET LITTÉRAIRE
OPÉRA-COMIQUE : CARMEN, opéra comique en quatre actes, paroles de MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Bizet. […]

Une louve dans la bergerie ! c’est à peu près l’effet que produit la Carmen de Mérimée, lancée sur les planches de l’Opéra-Comique. Quel contraste fait à l’Espagne anodine de M. de Saint-Georges avec ses alcades débonnaires, ses contrebandiers galants et ses amoureux bien élevés, cette Andalousie âpre et fauve, peuplée de gitanes et de trabucaires, où l’amour donne des coups de soleil, où la jalousie donne des coups de couteau ! Carmen est, avec Colomba, le chef-d’œuvre de son auteur. C’est dans l’étrangeté seulement que Mérimée était maître. Il aimait d’instinct les cas rares, les mœurs crues et tranchées, les races situées en dehors de la civilisation et de la culture, il avait l’esprit voyageur. La meilleure partie de son œuvre de son œuvre appartient à la zone torride. Par un contraste bizarre, cet esprit, d’une correction impassible, se plaisait aux contes noirs, aux excentricités barbares, aux histoires de brigands et de négriers. Il y a mort d’homme ou de femme dans presque toutes ses nouvelles. L’amour y commet des meurtres, la beauté y semble une victime vouée au stylet.

La Carmen de Mérimée, c’est Manon Lescaut bohémienne, Manon scélérate et nomade, Manon à l’état sauvage, ensorcelant un rude Des Grieux, au point d’en faire un bandit. Leurs féroces amours, sans cesse brisées et renouées, se tranchent par le couteau que l’amant plante au cœur de sa maîtresse infidèle. Elle ne l’aime plus, et elle le lui dit avec une franchise et une joie méchantes qui mettent la rage au cœur de José. Elle sait qu’il va la tuer, et elle le suit dans le bois où il l’emmène, parce que « c’est écrit » et qu’elle a vu dans ses grimoires fatidiques qu’il était dans sa destinée de mourir par lui et de le faire pendre. Le couteau sur la gorge, elle le brave encore, renie son amour, l’insulte en face, jette dans les broussailles l’anneau qu’il lui a donné, demandant seulement d’en finir, et qu’il se dépêche : — « Je la frappai deux fois. Elle tomba au second coup, sans crier. Je crois encore voir son grand œil noir me regarder fixement ; puis il devint troublé et se ferma. » Rien de poignant et d’étrange comme cette figure diabolique, toute instinctive, presque animale, moitié bacchante et moitié panthère, enchanteresse malgré tout, et rayonnante de feux infernaux.

En transportant la Carmen de Mérimée sur la scène, MM. Meilhac et Ludovic Halévy ont dû la débarbouiller de ses plus sinistres noirceurs. Elle ne vole plus, elle n’assassine plus en attirant les voyageurs dans les coupe-gorges de sa bande ; elle n’est plus la romi d’un galérien borgne, échappé du bagne. Ses peccadilles se réduisent à coqueter avec des douaniers pour mettre leur surveillance en défaut, et à rôtir son balai de sorcière avec tous les beaux garçons qui lui plaisent. C’est encore assez d’algarades pour effaroucher un peu le public bourgeois de l’endroit ; mais c’est trop d’expurgations et d’adoucissements pour ceux qui ont gardé dans leur mémoire, vivante et présente, la sauvage cigarera de Séville. En passant Carmen à leur savonnette, les auteurs lui ont enlevé en partie son caractère démoniaque et sa physionomie fascinante. Au lieu d’Hérodiade de sierras et de carrefours, qui traverse la nouvelle de Mérimée d’un train de sabbat, on n’a plus qu’une fille effrontée qui répète, à chaque instant, qu’elle est « le diable », sans trop le prouver. Son sel s’est éventé, son piment a perdu sa force, ses maléfices rentrent dans le répertoire des coquines courantes : le charme est rompu.

Ceci dit, le livret de MM. Meilhac et Halévy, habilement découpé dans le roman de Mérimée, a des scènes et des tableaux pittoresques, et, sauf quelques licences très permises, il reproduit assez exactement les situations du récit. La tradition du théâtre exigeant qu’un ange gardien fasse vis-à-vis au démon dans les Tentations dramatiques, les auteurs ont opposé à Carmen entraînant et damnant José, une petite villageoise qui essaye de l’arracher à ses griffes. Ce n’est plus dans une gorge de montagne que le soldat tue sa maîtresse, mais à la porte d’un cirque, où Carmen est venue rejoindre le torero dont elle s’est éprise. Ce sont là des changements scéniques parfaitement acceptables, et dont le dernier a le mérite de motiver un très-beau décor.

La partition de Carmen n’est pas de celles qu’on peut apprécier dès la première audition. M. Bizet, comme on sait, appartient à cette secte nouvelle dont la doctrine consiste à vaporiser l’idée musicale, au lieu de la resserrer dans des contours définis. Pour cette école, dont M. Wagner est l’oracle, vague comme celui des chênes de Dodone, le motif est démodé, la mélodie surannée ; le chant, soufflé et dominé par l’orchestre, ne doit être que son écho affaibli. Un tel système doit nécessairement produire des œuvres confuses. La mélodie est le dessin de la musique, elle perd toute forme, si on l’en retire, et n’est plus qu’un bruit plus ou moins savant.

Il faut dire pourtant que M. Bizet dans Carmen, nous semble avoir éclairci sensiblement sa manière. C’est au moins le demi-jour si ce n’est pas encore la lumière. Au premier acte, il faut citer une marche de dragons d’une allure solide et martiale, la chanson de Carmen qui se balance sur son rythme, comme une manola sur ses hanches, et un petit duo d’amour entre José et Micaëla qui a du charme et de la tendresse. – Le ballet du second acte, tout pailleté de couleur locale, est d’une originalité provocante. J’aime beaucoup moins, malgré l’enthousiasme qu’il a soulevé, l’air de bravoure du toréador, tout redondant de banale emphase. Si c’est une concession faite au public, par le musicien, elle est trop vulgaire. M. Bizet sera puni de ce gros succès en entendant redire l’été prochain ces couplets poncifs par tous les barytons des cafés-concerts. – Au troisième acte, on a applaudi un petit trio jaseur et moqueur de tireuses de cartes, et l’air élégiaque de Micaëla, empreint d’une sensibilité pénétrante. Le quatrième acte m’a paru incolore et vide. La marche des toreros est sans caractère, et le duo final manque tout à fait de force et d’éclat. Le coup de poignard que José enfonce au cœur de Carmen est mollement poussé par le musicien.

L’orchestration tient une grande place dans la partition de M. Bizet. Elle abonde en combinaisons savantes, en broderies délicates, en sonorités imprévues et rares. Mais cette concurrence excessive faite aux voix par les instruments est une des erreurs de l’école nouvelle. L’orchestre, dans un opéra, doit converser avec le chant, l’exalter et le soutenir ; il sort de son rôle lorsqu’il lui coupe la parole. C’est comme un texte qui serait submergé par son commentaire.

Le rôle de Carmen n’est pas un succès pour Mme Galli-Marié. Elle y est triviale et brutale ; elle fait de cette fille féline une maritorne cynique. Bouhy serait parfait s’il ne calquait pas trop littéralement la manière et le style de Faure. La copie est si exacte qu’elle prend l’air d’une imitation. Lhérie n’a ni l’énergie ni la passion de son personnage. José est un possédé de l’amour, et il en fait un amant transi.

La mise en scène est très belle, les costumes sont d’une bigarrure et d’un ragoût délicieux. Le patio du deuxième acte et, au quatrième, le cortège des toreros entrant dans le cirque, deux tableaux du coloris le plus gai et le plus local. Fortuny et Zamacoïs les auraient signés.

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date de publication : 31/10/23