Revue musicale. Le Roi d'Ys
Revue musicale
Opéra-Comique. – Le Roi d’Ys, opéra en trois actes et cinq tableaux, de M. Edouard Blau, musique de M. Edouard Lalo.
Voilà bien longtemps qu’on parlait du Roi d’Ys. À force d’en entendre parler, à force de le voir annoncer – sans qu’il parût jamais – sur différents théâtres de Paris et de Bruxelles, on avait fini par le considérer comme un de ces ouvrages fatalement destinés à ne jamais voir le jour et que les directeurs assurent toujours vouloir jouer avec la ferme intention de n’en rien faire. N’avait-il pas figuré sur l’énorme tableau des opéras en souffrance auxquels M. Vizentini voulait ouvrir toutes grandes les portes du Théâtre-Lyrique ? n’avait-on pas agité la question de le transporter à la Monnaie de Bruxelles ? M. Vaucorbeil, avant de diriger l’Opéra, ne gémissait-il pas sur l’aveuglement des directeurs qui méconnaissaient le prix d’un semblable ouvrage, et M. Carvalho lui-même n’avait-il pas de bonnes paroles pour M. Lalo quand celui-ci essayait de lui glisser son Roi d’Ys entre deux pièces qui se jouaient dix fois ou moins encore ? Cependant, comme l’auteur était tranquille et peu bruyant de sa nature, comme il ne remplissait pas les journaux de ses réclamations, on ne s’occupait plus guère de lui : il finirait, pensait-un, par faire graver le Roi d’Ys pour sa satisfaction personnelle, ainsi qu’il avait fait de Fiesque, et puisqu’il remportait des succès comme symphoniste, eh bien ! il s’en tiendrait aux concerts, sans aborder le théâtre, où il ne pouvait faire que de mauvaise besogne, assurément.
Car vous n’ignorez pas que la musique symphonique est toute différente de la musique théâtrale et que le seul fait de savoir écrire une symphonie, d’avoir remporté des succès dans la musique instrumentale, établit péremptoirement l’inaptitude d’un artiste à composer quoi que ce soit, ballet ou opéra, pour le théâtre. Cette belle théorie imaginée par certaines gens qui voulaient tuer, il y a six ans, le ballet de Namouna, du même Lalo, et qui n’ont que trop bien réussi dans leur entreprise, est manifestement contraire à la vérité. Tous les compositeurs qui ont su prendre rang au théâtre depuis quinze ou vingt ans se sont formés par la musique orchestrale, ont remporté leurs premiers succès dans les concerts ; leur talent s’est formé, nourri, fortifié par cette culture symphonique, et ceux qui ont dédaigné cet apprentissage par les concerts, qui ont prétendu s’en lier à leur seul tempérament pour s’emparer de la scène, ont avorté ou sont restés dans une infériorité relative évidente : inutile de nommer personne. Or, M. Lalo étant justement le musicien français qui s’était le plus distingué dans la musique orchestrale et dont le renom comme symphoniste était le mieux établi hors de France, il n’était que juste et pouvait être avantageux de lui donner libre accès sur un théâtre ; mais un directeur, quel qu’il soit, se donne-t-il la peine de réfléchir et se guide-t-il dans ses choix autrement que par son caprice ou la recommandation des amis ? De plus, il s’était formé comme une légende autour de M. Lalo, et tous les mauvais arguments dont on s’était servi dans la campagne commerciale menée contre Namouna s’étaient malheureusement gravés dans la mémoire de bien des gens : n’était-il pas avéré, prouvé, confirmé que ce musicien si habile était parfaitement inhabile à travailler pour le théâtre ; et n’était-ce pas lui rendre service à lui-même que de le renvoyer à ses symphonies, à ses mélodies, à ses concertos ? Et l’auteur du Roi d’Ys attendait toujours.
Mais voilà qu’arrive de Nantes un nouveau directeur qui ne fait pas fi de cet opéra, le provincial, et qui, sérieusement, s’apprête à le jouer pour finir la saison. Les répétitions commencent ; des gens intéressés à les voir suspendre insinuent bien qu’elles n’iront pas loin ; mais elles marchent quand même, et les artistes du théâtre, habitués à voir tomber toutes les œuvres nouvelles, ne cachent pas leur opinion défavorable. Enfin l’ouvrage est su ; il se joue et par deux fois, à la répétition générale, à la première représentation, il se produit un irrésistible mouvement de surprise et de sympathie en face d’une partition qui n’est pas simplement une recopie de tout ce qu’on a l’habitude d’entendre à présent. Les musiciens de profession, les vrais connaisseurs, les habitués des concerts savaient bien, eux, ce qu’on était en droit d’attendre de M. Lalo ; mais il n’en allait pas de même avec la majeure partie du public, qui n’entend de musique qu’au théâtre et ne connaissait l’auteur que par l’échec de Namouna. Eh bien cette catégorie de personnes, qui s’était laissé influencer en mal à l’occasion de ce ballet, n’a pas été la moins ardente à applaudir ; on aurait dit qu’elle voulait réparer à ses propres yeux l’injustice autrefois commise envers cet artiste, et qu’elle lui payait double dette, et pour le plaisir qu’elle éprouvait au Roi d’Ys, et pour les jouissances qu’elle aurait pu tirer de Namouna.
La raison primordiale du succès de M. Lalo, c’est justement ce remarquable talent de symphoniste, dont on lui faisait un crime à l’Opéra. Le grand mérite de sa musique est de ne pas suivre les sentiers battus et rebattus par la plupart des compositeurs de nos jours : elle n’est pas foncièrement originale, mais elle s’efforce à ne pas être banale, et l’auteur rejette avec soin les tours, les formules, les procédés dont notre oreille est fatiguée. L’inspiration n’est ni très saillante ni très puissante, et l’ampleur fait parfois défaut ; mais il y a deux qualités bien précieuses dans cette œuvre, en dehors du coloris orchestral : c’est, dans les passages de tendresse ou d’amour, la sincérité du sentiment, l’expression juste et pénétrante de l’idée mélodique, si simple et si courte qu’elle soit ; c’est, dans les épisodes pathétiques et violents, la netteté, la vigueur de l’accentuation. Par ces précieux avantages, qu’il les tienne de la nature ou du travail, M. Lalo se rattache aux maîtres classiques, et d’ailleurs il n’en connut jamais d’autres ; par le caractère intime, et touchant de la mélodie, il se rapproche de Schumann, de Schubert ; par la justesse et la puissance de la déclamation, c’est de Gluck qu’il parait procéder. Et lui-même a très bien expliqué la nature de son talent lorsqu’il répondait un jour à qui lui demandait des renseignements sur ses études antérieures : « J’espère n’avoir jamais pastiché personne ; mais mes professeurs préférés sont – rien du Conservatoire – avant tout Beethoven, puis Schubert et Schumann. Pour qui sait lire et entendre, cela donne la clef de toute ma musique. »
En revanche, M. Lalo devrait se mettre en garde contre une tendance à déchaîner hors de propos toute une masse d’instruments de cuivre et de percussion ; ce qui choque et surprend d’autant plus que son orchestration, la plupart du temps, est d’une discrétion, d’une délicatesse extrêmes. Je sais bien que ces gros effets de sonorité sont justifiés à ses yeux par la situation violente du drame ; mais il y a tout de même exagération involontaire et qui surprend les auditeurs les mieux disposés pour lui. Et puis pourquoi tant répéter les paroles dans les passages mélodiques ? Quoiqu’il n’ait nullement la prétention d’écrire un drame lyrique à l’imitation de Richard Wagner, certainement M. Lalo se fait du drame chanté un idéal qui s’éloigne, et très sensiblement, des formes conventionnelles de l’opéra courant, et puisqu’il répugne aux reprises de motifs, il devrait s’interdire aussi les répétitions de paroles qui n’ont pas plus de raison d’être. Mais ce qui est tout à fait délicieux dans cet opéra, c’est l’emploi que l’auteur a fait de deux ou trois motifs bretons, qu’il expose, accompagne ou ramène sous divers aspects, de la façon la plus ingénieuse, et qui se marient à ravir avec ses propres idées mélodiques, empreintes elles-mêmes de l’accent naïf et touchant généralement propre aux chants populaires.
Je n’ai rien dit jusqu’à présent du livret sur lequel M. Lalo a composé sa musique, et je pourrais continuer sans en parler beaucoup plus, car il n’a pas de valeur propre et ne fournissait au musicien que des situations bien souvent présentées au théâtre. Il eût été difficile de transporter à la scène la légende exacte du Roi d’Ys, et la fille du roi, Margared dans le drame, n’est plus la princesse dissolue du récit primitif ; c’est une femme ardemment éprise du guerrier Mylio et jalouse de sa douce sœur Rozenn : plutôt que de se sacrifier et d’assister au bonheur des deux amoureux, elle s’unit au traître Karnac, qu’elle-même a refusé d’épouser et dont Mylio a mis les troupes en déroute ; elle l’aide à rompre les écluses qui garantissent la ville d’Ys contre les flots de la mer, et quand elle mesure toute l’étendue de son crime, elle s’offre elle-même en victime afin d’arrêter l’inondation qu’elle a déchaînée. Ce poème, qui tient le milieu entre la légende et l’opéra, a le mérite d’être court et joliment versifié par endroits ; mais il avait le tort d’offrir, par les personnages et les situations, plusieurs analogies avec celui de Lohengrin. M. Lalo s’est très heureusement garé du piège, et les épisodes qui devaient infailliblement évoquer le souvenir de Lohengrin : la scène du pacte entre la jalouse Margared et le traître Karnac ; le duo d’amour entre les nouveaux époux Mylio et Rozenn, ont été conçus et traités par lui sur un plan tout personnel et qui ne permet d’établir aucun parallèle avec le chef-d’œuvre de Richard Wagner.
L’opéra du Roi d’Ys commence par une ouverture où se trouvent exposés les motifs essentiels du drame, une belle page symphonique entendue, applaudie plus d’une fois au Conservatoire et chez M. Lamoureux. Les deux chœurs qui suivent et dont l’un est bâti sur un chant breton sont d’une jolie couleur ; mais le meilleur passage de ce premier acte, peu saillant dans son ensemble, est le duo des deux sœurs, qui débute par une bien douce phrase de Rozenn pour aboutir à une reprise concertante à deux voix, d’un contour trop arrondi. Le second acte est sensiblement supérieur avec l’air de Margared, écrit un peu dans le style de Weber, avec une scène dramatique, et non plus un duo, très bien traitée entre les deux sœurs, Margared donnant libre cours à sa jalousie, à sa haine, Rozenn s’efforçant de l’apaiser et laissant échapper l’aveu de son amour pour Mylio dans une cantilène expressive, mais un peu longue. Au tableau suivant, la rencontre de Margared avec Karnac dans la plaine où celui-ci vient d’être vaincu, leur sombre alliance et leur défi à la statue de saint Corentin, l’apparition du prélat et ses violentes objurgations, soutenues par les voix célestes, composent vraiment un bel ensemble. Il serait cependant plus naturel et plus dramatique à la fois que la voix du saint évêque, s’éveillant dans la mort, ne fût pas soutenue par l’orgue : l’intervention de cet instrument spécial enlève, il me semble, à cette vision le caractère surnaturel.
Mais voici venir au premier tableau du dernier acte les deux pages maitresses de l’œuvre, l’une tendre et gracieuse, l’autre pathétique et sombre. Tout le tableau de la noce, ces appels des jeunes gens venant chercher la fiancée et les rieuses répliques des jeunes filles, ces chœurs dialogués d’après un vieil air breton, la délicieuse aubade de Mylio et la douce réponse de Rozenn, d’une pureté adorable, sur le chant breton dit de la mariée, forment une succession de morceaux d’une poésie exquise et ni n’engendrent aucune monotonie malgré la longueur de la scène. Aussitôt après, éclate un épisode pathétique. Tandis qu’on entend les chants religieux qui célèbrent l’union de Rosenn et de Mylio, Karnac exaspère la jalousie de Margared et la décide à s’associer au crime qu’il médite : une scène vraiment superbe où certains récits atteignent à l’expression la plus farouche. Dans le duo d’amour qui se déroule ensuite entre Rozenn et Mylio, j’apprécie infiniment les premières mesures, où le ténor reprend sur un rythme nouveau, soutenu par un charmant dessin de flûte, le doux aveu échappé des lèvres de Rozenn ; mais le duo lui-même est d’un tour médiocrement original, et quant au trio suivant où les voix de Rozenn et du roi s’unissent dans une même prière et font naître le remords au cœur de Margared, il m’a paru, peut-être par la faute des chanteurs, qu’il consistait surtout en effets de voix, en oppositions de piano et de forte tout à fait intempestives : les chanteurs étant les mêmes, on aurait juré entendre Mignon et Lothario.
Bref, succès incontestable et qui consacre auprès du grand public la légitime renommée dont M. Lalo jouissait déjà auprès des musiciens. Comme il doit se féliciter à présent d’avoir si longtemps attendu ! Jamais il n’aurait pu jouer cette partie décisive à une heure plus propice et dans des circonstances plus favorablers ; sans compter que ce Roi d’Ys est tout à fait différent de celui dont on parlait il y a six ans et plus, l’auteur l’ayant complètement transformé l’année dernière, à mesure qu’il travaillait à l’orchestrer. Et nulle part, je crois, il n’aurait trouvé une interprétation plus solide, une Margared plus émouvante que Mlle Deschamps, une Rozenn plus charmante que Mlle Simonnet, un Mylio plus amoureux que M. Talazac, un Karnac plus violent que M. Bouvet. Succès incontestable et dont je me réjouis, dois-je ajouter, moi qui n’ai jamais cessé de soutenir M. Lalo en toute occasion, même à propos de Namouna. Je ne dirai pas que j’étais presque le seul alors, mais nous n’étions pas nombreux, et je puis bien m’en faire un petit mérite, – encore que je n’aie jamais comparé sa musique au bruit que font dans les foires les fanfares des troupes Bouthor et Corvi.
Adolphe Jullien
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date de publication : 04/11/23