À l'Opéra / Soirée parisienne. Ariane
À L’OPÉRA : Ariane, opéra en cinq actes, poème de M. Catulle Mendès, musique de M. Massenet.
M. Catulle Mendès possède le secret de dégager des fables antiques les drames qui peuvent toujours émouvoir l’humanité. En dressant la grande figure de Médée, ce n’est point la magicienne qu’il a imposée à notre admiration, mais l’amoureuse qui, malgré tous ses charmes, ne peut retenir l’amant infidèle et qui est vaincue par la jeunesse ingénue de Creuse. De même il ne songe guère à évoquer les rudes temps où Thésée accomplissait ses exploits ; il ne tente pas de ressusciter la Crète sous la domination de Minos. S’il a mis sur la scène les filles de Phasiphaé — Ariane et Phèdre — c’est pour nous montrer la sauvage puissance de la passion qui ne tient compte ni des liens du sang, ni des dévouements, ni des sacrifices. M. Catulle Mendès en use avec les légendes de jadis comme les grands tragiques du dix-septième siècle. Elles lui fournissent de beaux décors et de sublimes personnages ; mais, dans ce cadre radieux, s’épanouissent des sentiments et des pensées qui sont de notre temps, et les héros miraculeux souffrent et jouissent comme nous-mêmes. Ariane n’est pas une froide reconstitution ; c’est une pièce vivante et vibrante.
Tandis que les guerriers d’Athènes résistent difficilement aux appels des sirènes ailées, Thésée, leur chef, est entré dans le Labyrinthe afin d’arracher au Minotaure les sept éphèbes et les sept vierges qui lui sont annuellement livrés. Ariane a remis au héros le fil qui le guidera dans les détours du Labyrinthe. Grâce à son appui, Thésée tue le monstre et il emporte sur son vaisseau Ariane qui l’adore.
Phèdre, la sœur d’Ariane, accompagne les heureux amants.
Tandis que, sur la galère, ils soupirent et s’adorent, Phèdre sent grandir en elle la passion : elle aime Thésée. Que lui importe la beauté des îles devant lesquelles passe le bateau ? Que lui importe la tempête qui gronde ? Que lui importe la grâce de Naxos où l’on va aborder :
Naxos, des lys et des colombes,
Où le corbeau lui-même a des ailes de jour
Naxos n’a point de tombes
Et n’a que des lits d’amour.
Depuis quatre mois, Thésée et Ariane ont abrité leur amour sous les floraisons de cette île merveilleuse. Mais Thésée est déjà las d’Ariane. Un sauvage désir l’entraîne vers Phèdre, la vierge chasseresse. Il voudrait s’élancer sur ses traces, la suivre dans les forêts où elle poursuit le gibier et tente d’épuiser sort ardeur. Phèdre fuit Thésée ; mais c’est en vain. Elle tombe dans ses bras ; elle oublie la tendresse qu’elle ressent pour Ariane ; elle ne peut pas ne point la trahir. Ariane surprend les deux amants : devant sa douleur, Phèdre a honte d’elle-même ; elle insulte Cypris ; elle abat la statue d’Adonis, qui tombe sur elle et qui l’écrase. Phèdre est morte et Thésée la pleure.
Ariane descendra dans l’Enfer, comme Orphée, pour arracher du néant la sœur qui l’a si cruellement trompée. Elle la ramène à la lumière du jour. Devant la beauté de cet acte, Thésée se sent profondément ému ; il jure à Ariane un éternel amour. Mais Phèdre a soulevé le voile qui cachait son visage. Aussitôt, Thésée sent renaître son amour et Phèdre ne songe pas à lui résister. Ils oublient la magnanimité de l’héroïsme d’Ariane. Ils s’enfuient sur la galère qui vogue vers Athènes, et Ariane descend dans la mer où l’appellent les sirènes.
*
Tel est, dans ses grandes lignes, le drame qu’a imaginé M. Catulle Mendès. Il fournissait au compositeur une riche matière. M. Massenet l’a traitée avec une abondance et une ingéniosité qui ont étonné même ses admirateurs les plus fervents. Sa partition débute par une page qui évoque simplement la tentation mélancolique des sirènes. Elles passent dans la mer que voile encore la nuit et le chœur des matelots grecs s’affole en écoutant leurs chants harmonieux et plaintifs. Mais le rude Pirithoüs, le compagnon de Thésée, calme brutalement leur émoi. Ce personnage de Pirithoüs ressemble étrangement à un confident de tragédie. Il est chargé d’exposer au public la situation. M. Massenet lui a prêté un récitatif large, une ample déclamation ; mais il a animé le personnage en trouvant des accents puissants et chaleureux pour exprimer l’amitié qu’il ressent pour Thésée et pour rappeler les exploits auxquels il a collaboré. Le confident est aussi un héros et c’est ce que marque la musique belliqueuse et enthousiaste.
Mais voici Ariane qui vient vers le Labyrinthe dans lequel Thésée est entré pour combattre le Minotaure. Ariane, c’est l’amoureuse soumise au héros et à ses caprices. L’orchestre exprime les angoisses que lui inspire l’issue du combat : elle invoque Cypris en faveur de Thésée et c’est une page d’une exquise fluidité. À la tendre Ariane s’oppose aussitôt Phèdre, la chasseresse. Elle dédaigne l’amour, et M. Massenet a pris plaisir à évoquer, à côté d’Ariane douce et alanguie, l’audacieuse Phèdre qui est semblable à un chaste adolescent, à quelque Hippolyte.
Cependant, dans le Labyrinthe, Thésée lutte contre le Minotaure. Pirithoüs et Phèdre suivent les péripéties du combat ; les enfants qui sont livrés au monstre crient ; nous aurions peut-être souhaité que la musique fût plus poignante, plus terrible. Mais comment résister à la grâce du chœur que chantent les enfants délivrés ? Comment ne serions-nous pas charmés par l’ardeur et aussi par la galanterie de Thésée ?
Ariane, ô bouche fleurie
Comme une touffe de baisers,
Ô chevelure qui charrie
De l’ambre et des ors embrasés,
Ariane, sein pur, bras enlaçants, liane
De fraîche innocence et de volupté,
Virginal printemps aux splendeurs d’été,
Voulez-vous me suivre, Ariane ?
*
Maintenant, sur la mer tranquille, s’élèvent des chants joyeux et clairs ; ce sont les adolescents que devait dévorer le Minotaure : ils saluent les Cyclades : Paros, Andros. Lemnos.
Où, tombé des célestes séjours,
Vulcain, Cypris riant, fut boiteux de la chute.
Que de temps a passé depuis cette culbute !
Mais Vulcain boite encore et Cypris rit toujours !
Le chant devient grave, religieux, parce qu’il songe à la ville qui sera le terme du voyage, à Athènes :
Athènes ! Force ! Grâce ! Amour ! Musique ! Athènes !
Dans l’abri, qui est une chambre nuptiale, Thésée et Ariane n’entendent pas ces chœurs, ni les chants cadencés des rameurs, ni les appels du pilote et de Pirithoüs. Ils goûtent délicieusement la fatigue de l’amour. C’est une adorable scène et M. Massenet a merveilleusement traduit la pensée souple de M. Mendès. Il a exprimé, avec une délicatesse extrême, la passion inquiète d’Ariane, ce bonheur qui tremble, qui n’ose s’épanouir. Il lui a opposé la satisfaction orgueilleuse et trop éloquente de Thésée. Aux protestations de Thésée, Ariane sourit mélancoliquement :
Ne dis pas que tu m’aimeras, dis que tu m’aimes.
Ce qui donne à ce duo d’amour un caractère tout spécial, c’est que la sincérité simple d’Ariane y est en contradiction avec les paroles déjà mensongères de Thésée. Le musicien exprime avec conviction les sentiments d’Ariane et ce n’est pas sans ironie qu’il nous révèle l’âme de Thésée. Il lui prête même des accents d’une drôlerie inattendue dans le récit :
Quand Hercule eut conquis
La rose d’une bouche et le lys frais d’un cœur
Est d’un comique savoureux, profond, accusateur.
La tempête que M. Massenet a imaginée m’a paru pittoresque ; mais il m’a semblé que les plaintes de Phèdre n’étaient pas très déchirantes. La situation est pourtant poignante : elle gémit d’amour devant Ariane et Thésée qui dorment enlacés et que l’orage n’a pas réveillés. Mais quelle douceur dans l’arrivée à Naxos, tandis que les sirènes semblent attirer la galère vers
L’île aux écueils sans courroux
Où la mer sur le sable endormi se lamente
Avec des sanglots si doux !
*
Le troisième acte a assuré le succès de cette partition. C’est d’abord l’hésitation de Thésée que Pirithoüs veut ramener vers le devoir, et qui entend, au loin, dans la forêt le cor de Phèdre chasseresse. C’est comme une plainte mystérieuse et douce. Thésée ne résiste pas à cet appel. Il s’élance sous les arbres, vers la vierge hardie : il n’a point pitié d’Ariane qui pleure sur le seuil de sa demeure.
Tendrement, les compagnes d’Ariane l’interrogent :
Ariane ! Ariane ! Épouse !
Pourquoi pleurez-vous ?
Le chant se déroule avec une délicate pitié, un délicieux attendrissement, et Ariane sanglote. Qui pourrait la consoler, sinon Phèdre, sa sœur ? N’est-ce pas Phèdre qui doit parler à Thésée et lui demander s’il est vrai qu’il n’aime plus Ariane ? Phèdre refuse ; mais Ariane la supplie :
Tu lui parleras, n’est-ce pas ?
Ô plus sœur que mes sœurs aimées,
Nous avons fait nos premiers pas
D’une seule vie animées !
M. Massenet a trouvé là des accents d’une émotion profonde ; il nous a offert une fraîche évocation de l’enfance d’Ariane et de Phèdre. Ce furent des minutes exquises.
Voici donc Phèdre en présence de Thésée. Elle voudrait lui dissimuler son amour. Mais Thésée est ardent et brutal. M. Massenet a fiévreusement traduit son affolement et son égoïsme :
Ariane est plus belle
Que le lys du jour ? Je n’ai point souci d’elle
Un fil guida mes pas
Aux embûches de l’ombre ? Il ne m’en souvient pas.
Elle a fui pour me plaire.
Sa famille et ses dieux ? Elle en eut le salaire.
Toi, fière aux noirs cheveux,
Tu n’as rien fait pour moi ; je t’aime et je te veux !
La passion de Thésée n’est pas seulement jeune et chaleureuse : elle est héroïque ; il rêve aux exploits qu’il accomplira avec Phèdre et la musique s’élargit, devient noble et triomphale. Le farouche désir qui s’est emparé de Thésée soumet bientôt Phèdre. Ce n’est pas le banal duo d’amour ; c’est la vaine lutte contre la loi de Cypris ; c’est l’asservissement du cerveau et de la chair.
Et nous entendrons la douleur d’Ariane qui a surpris les deux amants. Elle se lamente comme une petite fille à qui l’on a fait du mal. C’est une poignante complainte :
Ah ! le cruel ! Ah ! la cruelle !
Je ne vivais plus que pour lui,
Et je serais morte pour elle !
Ah ! le cruel ! ah ! la cruelle !
Maintenant c’est le funèbre cortège de Phèdre ; ce sont les lamentations des pleureuses auxquelles se mêlent les cris de Thésée. Ah ! le douloureux, le simple tableau de deuil ! Mais un délicieux morceau d’orchestre dissipe ces noires visions. Ariane arrachera Phèdre à la mort.
*
Les deux derniers actes de la partition ne sont pas aussi riches que ce troisième acte. Cependant, on ne saurait écouter sans émotion la musique froide, glaciale qui évoque les enfers et la tristesse de Perséphone. Soudain ce froid désespoir fond : c’est qu’Ariane, pour racheter sa sœur, a offert à Perséphone des roses :
Emmène ta sœur ! Emmène ta sœur !
Des roses ! des roses ! des roses !
Je vois, j’aspire, et touche et baise la douceur
De toutes les humaines choses
Dans leurs chères fraîcheurs écloses !
Emmène ta sœur ! Que de roses !
M. Massenet a traduit avec fougue cette heureuse invention du poète. Il convient de signaler encore les pages tragiques qui disent le désespoir de Thésée et celles qui nous montrent la joie folle d’Ariane quand elle croit avoir reconquis son époux et la scène musicale — si réelle qu’elle est presque comique — dans laquelle Phèdre et Thésée se reprennent en se jurant de ne pas manquer à leur devoir. La pièce ne s’achève pas sur des cris désespérés. Ariane n’est pas Didon. Elle pleure, elle se résigne, elle descend dans les flots avec les sirènes. M. Massenet aurait pu obtenir un facile succès en faisant hurler Ariane. Mais Ariane est une victime infiniment triste et qui ne cherche pas à exciter contre l’infidèle les colères des dieux. Elle comprend que sa douleur était nécessaire à la gloire de Thésée.
Grâce à moi, le Héros resplendit sur le monde !
Et je bénis le deuil de mon sort accompli.
Point de menaces, mais un apaisement presque religieux !
*
On ne manque pas de se demander quelle place occupe Ariane dans l’œuvre de M. Massenet. C’est une question qui me paraît oiseuse. Pourquoi classer ? Pourquoi ne pas nous contenter de jouir d’une œuvre qui contient tant de beautés ? Des critiques chagrins observeront que, souvent, ces beautés ne sont pas inconnues ; ils reprocheront à M. Massenet, non pas d’avoir imité ses confrères, mais de s’être répété. N’avons-nous pas été heureux d’entendre, de nouveau, certains passages d’Hérodiade, de Werther et de Thaïs ?
Surtout on affirmera que cette partition n’est point assez sévère ; on observera qu’elle n’est pas rigoureusement dramatique et qu’elle s’attarde à des morceaux. Il est certain qu’elle n’a pas la grandeur d’une tragédie wagnérienne ; il semble que MM. Mendès et Massenet se sont proposé de demeurer dans la tradition classique. S’ils ont sacrifié aux airs, c’est à la façon de Gluck.
Leur opéra se distingue par de rares qualités. Mais il a ce rare mérite d’être agréable à écouter. Est-il besoin de signaler le charme de l’orchestration ? Me faut-il insister sur l’harmonie des vers qu’a écrits M. Catulle Mendès ? Ce serait puéril. On est charmé en entendant Ariane. Mais il faut aussi voir ces cinq actes, et ceci est un peu pénible.
Disons tout d’abord que M. Gailhard a très adroitement réglé la tempête du deuxième acte ; il semble vraiment que la galère file sous le vent, et elle décrit un mouvement hardi pour tourner sa proue vers Naxos. Mais les rochers en carton du premier acte, la sinistre apparition de Cypris et des Grâces, l’évocation du séjour infernal qui semble une plage au rabais pendant une journée d’orage ! Mais le ballet presque ridicule qui met aux prises les Furies et les Grâces : le public d’un music-hall ne supporterait pas la pauvreté de ces danses ! En vain Mlle Zambelli et Mlle Sandrini font des efforts pour sauver l’honneur de la Maison ! Et ne parlons pas des costumes !
L’interprétation est, dans son ensemble, très médiocre. L’orchestre, sous la direction de M. Vidal, s’est bien acquitté de sa tâche. Mais les chœurs sont d’une mollesse et d’une incertitude qui nous étonnent. Quant aux artistes, on les écoute et on les regarde avec stupeur.
Cypris, c’est Mlle Demougeot, aux gestes ridicules : il nous a été impossible de comprendre une seule des paroles qu’elle prononce. Mlle Berthe Mendès a une voix jolie, fraîche, pure ; mais elle a chanté avec une inexpérience touchante la charmante page :
Ariane ! Ariane ! Épouse,
Pourquoi pleurez-vous ?
Mlle Lucy Arbell, qui n’est pas toujours aussi simple qu’on le pourrait souhaiter et dont la voix manque d’éclat, a, du moins, donné à Perséphone d’heureuses attitudes. Mais que dire de M. Muratore, qui prête à Thésée l’aspect d’un acrobate ? Ah ! la marche de M. Muratore et les mouvements de ses bras ! Sa voix, qui n’est point forte, n’est pas désagréable : mais il semble parodier le héros qu’il devrait représenter. M. Delmas, au contraire, donne à Pirithoüs une fière allure et des gestes majestueux : il chante largement les nobles récitatifs qui lui sont confiés ; il joue, et il articule : on comprend ce qu’il fait et ce qu’il dit.
Phèdre, c’est Mlle Louise Grandjean. Elle semble revenir du bal des Quatr’z’Arts, et sa large coiffure est surmontée d’un petit croissant de zinc. Sa voix n’est pas mauvaise. Mais elle n’a pas un geste heureux, pas une attitude harmonieuse. Elle n’a pas réussi, un moment, à émouvoir la salle, malgré les efforts de ses amis et de la claque. Elle envoie des notes et des grimaces au public comme ferait un baryton de province. C’est en vain qu’on veut persuader au public que Mlle Grandjean est une artiste : ce n’est qu’une chanteuse de second ordre.
L’artiste, c’est Mlle Lucienne BrévaI, et son triomphe a été éclatant. Avec M. Delmas, elle a sauvé hier la réputation de l’Opéra et, si le privilège de M. Gailhard est renouvelé à la suite de la représentation d’Ariane, il devra à Mlle Bréval une bonne part de son succès. Elle a été admirable. Jamais sa voix ne nous avait paru aussi tragique et, par instants, aussi légère. Elle a été profondément douloureuse, en demeurant simple. Elle nous a donné une inoubliable sensation de souffrance, d’amour, de noblesse, de grandeur. Ses attitudes, la façon dont elle se drape, un mouvement de ses bras, une inclination de tête, tout est harmonieux, sculptural, émouvant. Elle n’a pas besoin de contracter ses traits pour nous révéler les tortures de son âme : la tristesse de ses regards suffit et le découragement de son front. Elle a été acclamée après son invocation à Cypris, après la prière qu’elle adresse à Phèdre, après ses plaintes. On aurait voulu l’acclamer pendant toute la durée de ces cinq actes. Seule, Mme Rose Caron nous a donné d’aussi merveilleuses soirées.
Un de nos confrères disait : « Il semble que Mlle Bréval soit en représentation dans une ville de province. » Rien n’est plus vrai. Si nous faisons une exception pour M. Delmas, qui d’ailleurs tient un petit rôle, Mlle Bréval semblait être venue dans un médiocre théâtre lyrique des départements. On s’étonnait de la voir à côté d’une chanteuse vulgaire et d’un ténor ridicule. Nous éprouvions un soulagement quand elle restait seule en scène. Nous sentions qu’enfin rien n’allait troubler notre joie. Elle nous faisait comprendre le charme poignant de la musique et des vers. Ah ! pourquoi Massenet et Mendès n’ont-ils eu, pour les servir, que cette étonnante interprète ? Pourquoi ont-ils été si mal secondés par la troupe, par les chœurs, par les décorateurs de l’Opéra ?
Pour excuser la médiocrité des représentations, on dit qu’il est impossible de donner, sur la scène de l’Opéra, une impression de beauté. Ce n’est pas vrai. M. Gailhard sait fort bien que la Walkyrie a justement excité l’enthousiasme. Mais le drame lyrique de Wagner était interprété, si j’ai bonne mémoire, par Rose Caron, par Bréval, par Héglon, par Saléza, par Delmas. Il y avait alors, sur notre premier théâtre lyrique, une réunion d’artistes, et l’on n’aurait pas osé offrir à des maîtres tels que Mendès et Massenet un ténor tel que M. Muratore, une chanteuse telle que Mlle Grandjean.
Nozière.
Soirée Parisienne
« Ariane », de MM. Massenet et Mendès, au Théâtre de l’Opéra
L’Opéra ne donne pas souvent de spectacle nouveau ; mais lorsqu’il se décide à quelque manifestation musicale, c’est un grand et parfois glorieux événement. Ariane sera, tout au moins, un grand événement, une date qui comptera dans les annales de l’Opéra.
L’affabulation que M. Mendès combina est l’aventure classique. Nous la connaissions par avance, ce qui nous permet de la comprendre à peu près. Et nous savons, par la brillante éducation que nous versa l’Université, comment le peu délicat Thésée enleva sa belle-sœur Phèdre, ce qui contraignit la complaisante Ariane à descendre aux enfers pour l’y quérir. Ce rapt amoureux a pour moyens un bateau, l’automobile n’étant pas encore à la mode.
On acclama Mlle Bréval, Ariane admirable, et Mlle Grandjean, Phèdre héroïque. M. Muratore chanta Thésée généreusement, le joua violemment et de son mieux, ce mieux qui est parfois l’ennemi du bien. Mais les décors étaient énormes et somptueux. Le succès ayant paru éclatant et les bravos du public sincères, on en a conclu généralement que le vrai, le grand triomphateur, c’était M. Gailhard. Et ses amis assuraient, en conclusion, que M. Briand avait, à l’issue de ce gala, serré, de façon significative, les mains de ce directeur « privilégié ».
Donc, la salle était étincelante. Les gens les plus remarquables s’y pressaient, et les plus divers, depuis M. Messager, assis à l’orchestre — non pas à l’orchestre des musiciens, mais à celui du public — jusqu’à M. P. B. Ghensi qui lançait des regards amoureux vers l’avant-scène directoriale où, quelque jour il se placera. Pour M. Gailhard, désertant par exception cette avant-scène, il avait pris une loge de face, et, de là, solitaire, surveillait le spectacle. Son bras accoudé soutenait sa noble tête brune, lourde de projets. Et il suivait avec admiration les évolutions scéniques combinées par lui. M. Messager les admirait naturellement un peu moins…
M. Thomson s’était installé dans une avant-scène de balcon. Et il considérait la manœuvre du bateau qui, au second acte, évolue sur la mer impétueuse. M. Thomson souriait. Ah ! si sa mer à lui avait ces façons peu méchantes, que la tâche serait aisée ! Être ministre de la marine à l’Opéra, quel rêve ! M. Fallières, qui eut si fort le mal de mer à sa tentative récente en rade de Marseille, se reprenait à aimer les voyages : car le célèbre « vaisseau » de l’Opéra, tant redouté, est un bon enfant, qui n’engloutit personne.
Des cantatrices en masse : Mme Rose Caron, trop mince, Mme Litvinne, trop forte, en robe à paillettes d’argent, telle qu’elle apparut chez Colonne l’après-midi, et pareille à la femme-serpent ; Mme Marguerite Carré qui, ce soir, trouvera les acclamations bruxelloises avec la Bohème, son triomphe accoutumé ; Mlle Emma Calvé, qui va partir en yacht, en vrai yacht, sur une vraie mer, avec l’espoir de vraies tempêtes ; Mme Adiny, superbe ; Mme Guiraudon-Cain, très jolie ; et, dans une loge de face, privilégiée du voisinage immédiat de M. Gailhard toujours semblable au penseur de Rodin, trois séduisantes Parisiennes : Mme Maurice Donnay, Mme Alfred Edwards et Mme Réjane, à laquelle M. Adrien Hébrard souhaite sans doute l’inauguration de son théâtre pour le 1er avril prochain.
M. Henry Roujon, qui aime à se promener en « marge » des événements, va par les couloirs, où sa bene humeur, son esprit caustique trouvent des sujets grandioses. Il aborde M. Albert Carré :
— Oh ! oh !…
Et M. Carré, connaisseur satisfait :
— Mais oui, mais oui…
C’est toute une opinion. M. d’Estournelles de Constant a fait une place, dans sa loge, à Mlle Renée du Minil, ce qui est une compensation pour la chaire de diction lyrique au Conservatoire que son amitié tenta d’obtenir. M. Fallières est content : le bateau l’avait ravi, l’Enfer l’enthousiasme… C’est un Enfer délicieux, où Mlle Zambelli, où Mlle Sandrini mettent des façons d’Elysée.
— Allons, allons, dit M. Briand, voici qui va des mieux !
M. Gailhard et le ministre se regardent et ne peuvent s’empêcher de rire. Ainsi, jadis, les augures complices qui se fichaient du peuple.
Raoul Aubry
P.-S. — Faisant trêve à ces fantaisies, rédigeons un simple procès-verbal de la soirée d’hier. Succès de première représentation supérieur encore au succès de répétition générale. Le roi de Grèce, qui remplaçait M. Fallières dans la loge présidentielle, disait à ceux de sa suite : « Athènes, Naxos, la Grèce, ça me connaît… Et je déclare l’évocation parfaite. » Acclamations à Mlle Bréval, qui bisse son air du troisième acte : « Ah ! cruel… » Le roi de Grèce applaudit et Gluck sourit du haut des cieux. Applaudissements à la méditation dudit acte, bien massenetiste, et bis au violon. Enthousiasme… Quelques critiques rentrent à leur journal modifier leur article et hausser le ton au niveau de la satisfaction publique. Tous les musiciens sont là : Puccini, Xavier Leroux, Gabriel Fauré, Alfred Bruneau, Reynaldo Hahn, Widor, Salvayre, Erlanger, G. Doret, Fernand Le Borne. Seul Massenet est absent ; le succès est complet ; il va revenir. – R. A.
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Jules MASSENET
/Catulle MENDÈS
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date de publication : 31/10/23