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Revue musicale. Carmen

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REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra : Relâche par indispositions [sic] de MM. Villaret, Bosquin, Achard, Mierzwinski, Salomon et Vergnet. – Théâtre de l'Opéra-Comique : Carmen, opéra-comique en quatre actes tiré de la Nouvelle de Prosper Mérimée, par MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Georges BIzet. – Histoire et Théorie de la musique dans l'antiquité, par M. Gevaert. – Trio pour piano, violon et violoncelle, par Mlle Louise Bertin. – Reprise de Guillaume Tell

On n’avait jamais vu chose pareille : six ténors empêchés du même coup et ayant chacun plusieurs indispositions, s’il faut en croire l’orthographe de l’affiche. Les affections du larynx proprement dites ou celles qui ont pour conséquence l’altération de la voix sont en si grand nombre et si fréquentes dans la saison où nous sommes, qu’il n’est pas étonnant, en effet, d’en voir plus d’une atteindre simultanément le même individu. Nous avons la bronchite et le coryza, la laryngite simple et la laryngite parenchymateuse et paraplectique, la dysphagie et la dyspnée, l’œdème de l’épiglotte, l’hypérémésie, l’hypoémie, la chondrite, la périchondrite et la nécrose, la paresthésie et l’hypercinésie, l’amygdalite inflammatoire et les différentes espèces d’angine, la paralysie du spinal, qui entraîne l’acinésie et la parèse des cricothyroïdiens, l’aphonie nerveuse et aussi ce qu’on appelle un refroidissement, un chaud et froid, un enrouement ou un rhume.

Si toutes ces maladies, dont quelques unes ont des noms assez agréables à l’oreille, avaient fondu ensemble sur les six ténors de l’Opéra, chacun aurait eu, n’est-ce pas ? un assez joli lot. Nous ne nous sommes pas renseigné et nous ne pouvons dire dans quelle proportion les uns ou les autres ont été atteints ; mais, ce qui n’est pas douteux, c’est que chacun de ces infortunés chanteurs a eu au moins deux indispositions à la fois. Pendant toute cette semaine, les spécialistes ont dû être sur les dents, et entre les allopathes et les homéopathes le combat a sans doute été vif. Nous saurons plus tard auquel des deux camps est restée la victoire.

Ce qui a surpris bien des gens, c’est moins l’orthographe de l’affiche que la cause du relâche, étant donnée la situation actuelle et tout à fait exceptionnelle de l’Opéra. Il n’y aurait pas eu une seule place rendue au bureau (je suppose qu’on jouât La Favorite) si l’on eût annoncé, toujours pour cause d’indispositions (avec un s), que le rôle de Fernand serait mimé. Évidemment, cela aurait amené quelques lacunes dans l’exécution ; mais il restait toujours au public les entr’actes pour aller admirer les peintures de Paul Baudry et de Delaunay, les mosaïques de la galerie, les tentures du foyer et l’aspect monumental et grandiose de l’escalier. En d’autres temps, la direction aurait eu la ressource de donner trois ou quatre actes de ballet ; mais aujourd’hui il n’était pas même pas nécessaire d’avoir recours à cet excès de moyens chorégraphique, et d’ailleurs, tous les décors des ballets sont loin d’être prêts, puisque ceux des ouvrages dramatiques impatiemment attendus, à l’exception de La Juive, de La Favorite et de Guillaume Tell, ne le sont pas davantage.

Enfin l’émotion a été grande, et une belle recette a été perdue.

Comment se fait-il encore que le directeur de l’Opéra, qui a dû conserver des relations avec la province, n’ait pas mandé par dépêche télégraphique un ténor de Rouen, de Bordeaux ou de Lille ? Et à Paris même, n’était-il pas possible, dans un cas aussi urgent, de trouver quelque ancien ténor disponible ? Il y a, par exemple, M. Jourdan, qui n’aurait pas mieux demandé que de figurer pour un soir sur l’affiche de l’Opéra, et M. Prunet, qui sans doute eût saisi avec empressement l’occasion de s’y montrer de nouveau.

Ce n’est certainement pas un regret personnel que j’exprime ; mais il est triste de penser que tant de gens qui s’étaient dit le matin : Nous irons ce soir admirer les magnificences du nouvel Opéra, n’y sont point allés.

Je ne veux dire qu’un mot du contretemps qui a fait ajourner la première représentation de la reprise de Guillaume Tell. Cette fois, l’effet, tout fâcheux qu’il était, avait une cause moins grave : deux ténors seulement étaient indisposés, et il est probable qu’à ce moment-là chacun d’eux n’avait qu’une seule indisposition, le mot ayant été écrit au singulier sur l’affiche. Le directeur de l’Opéra s’est vu obligé, par suite de ce retard et des conséquences qui en ont été la suite, de priver la presse de son service habituel le jour même de la reprise. C’était un vendredi, et nous devions être conviés le dimanche suivant. Ce jour-là, nouvel accident, nouvelle indisposition ou nouvelles indispositions ! On est forcé de donner La Juive. Et nous attendons toujours sans perdre patience, et sans perdre courage, que l’occasion nous soit enfin offerte de parler de la reprise de Guillaume Tell, laquelle sera suivie de la reprise d’Hamlet, avec Mme Carvalho dans le rôle d’Ophélie, de la reprise de Faust, pour les débuts de Mlle Marguerite Baux, une jeune personne d’excellente famille et qui possède l’une des plus belles voix qu’on ait jamais entendues, puis aussi de la reprise des Huguenots et de quelques autres reprises.

La Carmen de l’Opéra-Comique est une édition très adoucie, très expurgée, de la Nouvelle que tout le monde a lue, excepté les jeunes filles. MM. Meilhac et Halévy en transportant sur une scène vouée pendant longtemps à des intrigues morales dont le mariage est le dénouement obligé, le type si admirablement dépeint ou inventé par Prosper Mérimée, ont glissé avec toute la légèreté de leur esprit sur bien des situations scabreuses. Ils n’ont pu cependant travestir leur héroïne au point que personne ne la reconnût, et s’ils ne se sont pas arrêtés devant la mort un peu brutale de Carmen, c’est qu’il fallait bien punir le vice, ne pouvant récompenser la vertu. En somme, telle qu’on nous la montre au théâtre Favart, la gitanilla n’a point perdu tout à fait ce piquant relief qu’elle a dans le roman, et qui explique suffisamment au lecteur intelligent la passion de Don José. Dans la pièce, elle joue du couteau et des castagnettes, fait la contrebande et le reste absolument comme dans le roman ; mais je le répète parce qu’il est fort utile de le répéter, tout cela est bien tempéré, bien adouci, bien gazé, bien plus, par exemple, que si les auteurs eussent eu pour collaborateur leur musicien ordinaire et destiné leur opérette au théâtre des Bouffes ou des Variétés. Eh bien ! malgré cela, il y a encore des gens qui ne croient pas à la moralité de Carmen ; et la réputation qu’avait eue jusqu’ici le théâtre Favart d’être un asile sûr pour les familles les plus puritaines se trouve quelque peu ébréchée. Pourtant, si l’on cherchait bien, il ne serait pas très difficile de découvrir dans le répertoire de l’Opéra-Comique des pièces qui n’ont pas précisément été faites pour les demoiselles de Saint-Cyr. Mais les gens qui ont réponse à tout me diront que ces pièces n’ont fait qu’une courte apparition sur l’affiche et qu’elles sont presque oubliées aujourd’hui, tandis qu’on jouera toujours et sans danger pour les plus innocentes et les plus timides : La Dame blanche, Le Postillon de Lonjumeau, Fra Diavolo, et Le Domino noir, Le Domino noir surtout.

Il résulte de ceci que, tout en me trouvant fort à l’aise pour analyser, même dans les colonnes de ce journal, le libretto de Carmen, j’aimerais autant avoir à parler de la nouvelle de Mérimée. Ceux qui ne l’ont pas lue la liront après avoir vu jouer la pièce ; il ne faut pas en douter, et ceux qui la connaissent déjà ne seront pas fâchés de savoir jusqu’où ont pu aller, en marchant sur une corde roide, deux équilibristes de la force de MM. Meilhac et Halévy.

Donc, au commencement du premier acte, quand sonne la cloche de la manufacture de tabac, Carmen paraît, entourée de ses compagnes, et s’approche du brigadier José qui est en train de raccommoder son épinglette.

« Elle avait un jupon rouge fort court, qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans mon pays, ajoute Don José, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À Séville (car nous sommes à Séville), chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ; elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie Bohémienne qu’elle était. »

Je voulais parler du livret, et voilà que je cite la Nouvelle. Ma fois, tant pis, ou plutôt tant mieux, car du même coup je donne le portrait de Carmen et celui de Mme Galli-Marié.

Après quelques agaceries faites au brigadier, toujours occupé à raccommoder son épinglette, Carmen lui jette à la figure la fleur de cassie (c’est Mérimée qui le dit) qu’elle tenait à la bouche et se sauve dans la manufacture en riant aux éclats. Fleur de cassie ne devrait pas plus se dire que fleur de rose ; mais baste ! l’important c’est de savoir que la fleur[1], lancée d’une main sûre, a été à son adresse, et qu’en atteignant le brigadier entre les deux yeux c’est au cœur qu’elle l’a blessé.

Tout à coup un grand brouhaha se fait dans la manufacture, les commères sortent en poussant des cris et le poste d’en face prend les armes, prêt à tout événement. C’est Carmen qui, à la suite d’une discussion avec une de ses compagnes, lui a labouré le visage, de la pointe de son couteau. On l’arrête, et le brigadier José est chargé par son supérieur de lui lier les mains et de la conduire en prison. En route, les liens se brisent et Carmen se sauve.

Nous la retrouvons à l’acte suivant dans une auberge (posada est peut – être plus dans la couleur espagnole) dont le maître favorise la contrebande, et qui pour cela sans doute est surveillé par une escouade de lanciers. Ce sont les militaires du premier acte, à cela près que le pauvre José, condamné à un mois de cachot pour avoir laissé échapper sa prisonnière, a perdu ses galons de brigadier.

Son amour pour Carmen se réveille, et avec l’amour la jalousie. Don José provoque son lieutenant en combat singulier et le blesse d’un coup de pointe, ce qui est pour lui un arrêt de mort. Il avait favorisé la fuite de Carmen, Carmen le protège à son tour et lui donne rendez-vous dans la montagne, où nous le retrouvons à l’acte suivant au milieu d’une troupe de contrebandiers.

Je ne dois point négliger de vous faire savoir que le brigadier Don José, j’allais dire le caporal, a une payse qui lui parle souvent de sa vieille mère et joue auprès de lui un rôle d’ange gardien. Hélas ! la pauvre enfant, courageuse au point de venir rejoindre son fiancé dans la gorge sauvage qui lui sert d’asile et où il se trouve en assez mauvaise compagnie, en est pour ses frais de morale et de conversion. Carmen trouble leur tête-à-tête. Et dans la montagne, comme dans l’auberge, nouvelle scène de jalousie et duel au couteau.

Le dernier cavalier distingué par Carmen est un picador dans le roman et un toréador dans la pièce. Et elle a quitté la tente de Don José pour venir assister aux prouesses du beau Lucas. C’est sur la place où est situé le cirque que José et Carmen se rencontrent et qu’après une explication qui ne laisse aucun doute sur l’infidélité de la gitanella, celle-ci tombe frappée par le couteau de Don José.

Le dénouement tel qu’il est raconté par Mérimée est beaucoup plus poétique.

« Nous étions dans une gorge solitaire...

— Tu aimes donc Lucas ? lui demandai-je.

— Oui, je l’ai aimé comme toi, un instant, moins peut-être que toi. À présent, je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimé.

Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes...

— Pour la dernière fois, m’écriai-je, veux-tu rester avec moi ? »

– Non ! non ! dit-elle en frappant du pied, et elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée et la jeta dans les broussailles.

Je la frappai deux fois. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois voir encore son grand œil noir me regarder fixement ; puis il devint trouble et se ferma. Je restai anéanti une heure assis devant ce cadavre. Puis je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau et je l’y déposai. Je cherchai longtemps sa bague, et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle, avec une petite croix. Peut-être ai-je eu tort. Ensuite, je montai sur mon cheval, je galopai jusqu’à Cordoue, et, au premier corps de garde, je me fis connaître. »

On a pensé peut-être que les spectateurs de l’Opéra-Comique ne seraient pas fâchés, après avoir vu le vice puni, de voir se dresser immédiatement sur la tête du meurtrier le glaive de la justice ; et c’est sans doute à cause de cela que le dénouement a lieu dans le voisinage du cirque où, au premier signe, le rideau s’écarte pour laisser passer une honorable compagnie d’alcades et de corrégidors.

M. Bizet, après Djamileh, s’est mis à réfléchir sur la difficulté de faire apprécier par le public les délicatesses d’une œuvre fine, distinguée et ayant une certaine saveur poétique. Et à la suite de ces réflexions il a écrit la partition de Carmen. Ce préambule, d’ailleurs très court, nous dispense d’établir la moindre comparaison entre Carmen et Djamileh.

Dans Carmen, le compositeur n’a guère pu se dispenser de chercher la couleur espagnole. Ses souvenirs l’y ont aidé. Ceci n’implique nullement le reproche de réminiscence ou de plagiat qu’il serait absolument déplacé d’adresser à un compositeur qui a autant de talent et autant d’imagination que

M. Bizet. Je veux dire seulement que les castagnettes de Carmen doivent nécessairement faire penser à d’autres castagnettes, parce qu’il n’y a pas beaucoup de nouvelles ressources ni de nouveaux effets à attendre d’un tel instrument.

La chanson du premier acte, avec sa phrase chromatique si originale, vient en droite ligne de l’Amérique du Sud ; on l’a chanté beaucoup à la Havane ; on la chantera beaucoup à Paris :

Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !

C’est charmant en vérité, surtout avec le secours que prête à la mélodie l’ingénieux accompagnement de l’orchestre. M. Bizet est passé maître dans l’art de l’instrumentation, et nul n’a plus que lui le secret des fines harmonies et des jolis accouplements de timbres. Je le lui ai dit à propos de Djamileh, à propos de L’Arlésienne, qui est un bijou ; je puis bien le lui répéter à propos de Carmen. Mais pourquoi, après avoir fait chanter Carmen comme une Espagnole, n’a-t-il pas pensé que l’occasion était toute naturelle de lui faire chanter aussi un air de ce pays de Bohême, qui est le sien ? Le contraste eût été intéressant, et M. Bizet n’avait pas besoin d’emprunter la zymbala des frères Farkas pour nous donner, dans tout son parfum pittoresque, quelque échantillon de ces étranges mélopées particulières aux filles d’Égypte et qui, d’après Liszt, « peuvent porter l’ivresse même dans les cerveaux que leurs poses séductrices ne troubleraient pas ».

Faut-il maintenant faire une analyse détaillée de la partition de Carmen ? Le lecteur, je le sais, n’a pas pour ces sortes d’analyses, qui nécessitent l’emploi de termes techniques, un goût excessif. J’aime mieux citer les morceaux que le public a particulièrement bien accueillis, et qui doivent être pour cela les mieux réussis.

On a bissé la habañera du premier acte : le chœur des cigarières est fort joli, et il y a d’excellents passages dans le duo entre Carmen et Don José.

Écoutez attentivement ce délicieux dialogue de clarinette et de basson que l’orchestre exécute pendant l’entr’acte, et convenez avec moi que l’air d’Escamillo (c’est le picador auquel les auteurs n’ont pas voulu conserver le nom un peu trop pastoral de Lucas), convenez avec moi que, cet air étant donné, il est impossible de le mieux chanter que ne l’a fait M. Bouhy. Ajoutons au bilan du second acte un duo scénique fort remarquable et un petit quintette admirablement écrit. Au troisième acte, je citerai la marche de nuit des contrebandiers et l’air de Micaëla (c’est la fiancée de Don José). Et enfin, à l’acte suivant (c’est le dernier), la marche des picadors déjà entendue dans l’introduction, l’ariette chantée par Escamillo et la grande scène finale dans laquelle les éclatantes fanfares du cirque forment un contraste si saisissant et si dramatique avec la mort de Carmen.

Mais Carmen n’est pas morte, et à l’Opéra-Comique on en a vu bien d’autres qui sont revenues d’aussi loin.

[...]

Ernest Reyer

[1] La cassie est une toute petite fleur jaune, au parfum suave et doux. Dans le Midi, j’ai entendu appeler casser l’arbre qui la produit. Littré dit que cassie est un terme du botanique, une graine employée dans la parfumerie, et ne donne pas le nom de l’arbre. Mais il appelle cassier l’arbre qui porte la casse. Napoléon Landais appelle l’arbre comme la fleur : une cassie, et l’Académie ne dit mot. Pour cette fois le Midi pourrait bien avoir raison contre le Nord d’où la lumière nous vient d’habitude.

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date de publication : 03/11/23