Revue musicale. Lancelot
REVUE MUSICALE.
Opéra : Lancelot, drame lyrique en quatre actes et six tableaux, de Louis Gallet et de M. Édouard Blau ; musique de M. Victorin Joncières. – Théâtre-Lyrique (salle de la Renaissance) : Martin et Martine, conte flamand en trois actes, de M. Paul Milliet ; musique de M. Émile Trépard. – Église Saint--Eustache : Exécution du Requiem, de Berlioz ; Resurrectio mortuorum, de Charles Gounod. – Théâtre Cluny : Le Fiancé de Thylda, opérette à grand spectacle en trois actes, de MM. V. de Cottens et Robert Charvay ; musique de M. Louis Varney.
Il y avait terriblement longtemps que l’Opéra devait une revanche à M. Victorin Joncières, – car sa malheureuse Reine Berthe remonte à la fin de 1878 ; – il y avait si longtemps que M. Joncières, par moment, semblait désespérer de ne jamais trouver l’occasion de prendre cette revanche sur le théâtre même où il avait été battu et qu’il essayait de se rattraper à l’Opéra-Comique, en 1885, avec un Chevalier Jean dont les destinées ne furent pas brillantes. Les années se succédèrent sans qu’il vit rien poindre du côté de l’Opéra et sa vie entière était suspendue à ce rêve d’un grand ouvrage à faire jouer pour reprendre le rang qu’il avait eu dans le monde de la musique après Dimitri et dont la Reine Berthe et le Chevalier Jean l’avaient fait déchoir. Après vingt-deux ans d’attente, enfin, alors que toute espérance semblait lui échapper et que sa santé même en était ébranlée, il a pu atteindre à son but, grâce à la bienveillance de M. Gaillard et de feu Bertrand, surtout ce dernier ; il a eu l’inexprimable jouissance d’occuper la scène de l’Opéra durant toute une soirée et de la remplir avec son Lancelot du Lac…
Mieux vaut tard que jamais ; mais c’est tout de même un peu tard… Je veux dire par là que M. Joncières n’a pas suivi le mouvement musical qui s’est opéré en vingt-quatre ans, c’est-à-dire depuis le jour où il faisait représenter son Dimitri qui le posait non pas en révolutionnaire, non pas en novateur, mais en adepte plutôt qu’en détracteur des idées nouvelles. Il y a avait dans cette partition-là des scènes d’une grandeur et d’une vigueur de déclamation très louables, avec, çà et là, quelques bouffées d’air wagnérien qui secouaient les auditeurs, – tout le monde en était là, du reste, à Paris, – qui n’avaient jamais vu jouer sur la scène un opéra de Richard Wagner ; mais, actuellement, nous connaissons tous les chefs d’œuvres du maître en eux-mêmes et n’avons plus nul besoin de les entendre, ainsi qu’autrefois, par vagues ressouvenirs ou sous d’autres signatures. De plus, M. Joncières, en vieillissant, a totalement secoué l’influence d’un maître auquel il trouve à présent qu’on fait la place trop large, et il en est revenu de sa jeunesse, au type du grand opéra français tel que Meyerbeer et Halévy, Membrée et Mermet l’ont cultivé. Voilà qui me semble tout de même un peu fort de voir l’auteur de Dimitri faire un si grand pas en arrière. Il n’y a pas cependant à s’y tromper : avec une écriture plus solide et moins de brutalité à l’orchestre, Lancelot du Lac n’est qu’une nouvelle Esclave, une nouvelle Jeanne d’Arc.
D’où provient le poème ? Il a été pris dans les Idylles du roi, de Tennyson, et voici comment le brave Louis Gallet et l’excellent Blau l’ont disposé pour l’usage de M. Victorin Joncières, en fondant ensemble les deux idylles de Guinèvre et d’Elaine, issues toutes les deux du cycle de la Table-Ronde. Nous sommes à Kerléon, dans le palais du roi de Bretagne, Arthus, lequel, comme vous ne l’ignorez pas, a fondé l’Ordre des Chevaliers de la Table-Ronde. [suite de l’argument].
Ici, plus encore que dans la Reine Berthe ou le Chevalier Jean, – je laisse exprès de côté Dimitri, l’ouvrage le plus libre et le plus marquant qu’il ait jamais écrit, – M. Joncières observe religieusement les lois de l’ancien grand opéra, quant à la coupe générale, à la fonction des voix et aux procédés de facture instrumentale. Il subordonne tout à l’effet vocal, en dehors même des exigences de l’expression scénique ; ses solos comme ses chœurs visent avant tout à frapper l’oreille ; ses récits, ses airs, ses duos, nettement délimités et qui semblent autant de fragments juxtaposés les uns aux autres, tendent tous à produire une belle sonorité, tandis que l’orchestre, en-dessous, ne sert guère qu’à doubler ces parties vocales, avec, ça et là, quelques réponses très simples, très faciles à percevoir et ne manifeste aucune tendance au style symphonique. Aux instruments comme aux voix, tout découle ici du style exclusivement mélodique ou qui se dit tel, avec emploi constant de formules vocales et de cadences dont nos oreilles ont heureusement perdu l’habitude. Il est clair que, parmi ces récits, il s’en rencontre de bien frappés à côté d’autres trop flasques ; qu’entre ces nombreux chœurs simplement vulgaires, il s’en trouve un ou deux de vigoureusement rythmés, que quelques-uns de ces airs, enfin, sont d’un contour mélodique plus heureux et moins banal que leurs voisins ; mais ce qui me chagrine ici, ce n’est pas telle page plutôt que telle autre, car toutes se valent à peu près bien à peu de choses près ; c’est l’esprit général dans lequel cet ouvrage a été conçu et réalisé par un compositeur qui ne doit pas être aussi rétrograde, aussi vieux que son œuvre dernière semblerait l’indiquer.
Les parties de sentiment tendre et de délicate effusion me paraissent avoir été, plus que les autres, favorables à M. Joncières, probablement parce que, se surveillant ici de près, en s’efforçant de se tenir dans une gamme moyenne, il était tout naturellement empêché de verser dans des excès de sonorité creuse ou dans des phrases par trop vulgaires qui l’auraient peut-être alors choqué, n’étant pas de colles qu’on peut soutenir et corser par un grand déploiement d’orchestre. En un mot, tout le rôle d’Elaine, est celui qui nous vaut les pages les plus agréables de cette partition, car cette figure de douce vierge était charmante à traiter en musique ; Lancelot lui-même ne chante jamais avec plus de bonheur et dans un sentiment plus juste que lorsqu’il laisse à peine deviner les secrets de son cœur en parlant à la fille du comte Alain, bien plutôt que quand il s’abandonne aux élans d’amour enfiévré de la reine Guinèvre. Aussi le triste adieu qu’il adresse à Elaine en la remerciant de sa douce sollicitude et des bons soins est-il, pour moi, le morceau le mieux senti de tout l’opéra. Qu’il y ait, à présent, quelque noblesse et quelque vigueur dans certains récits ou lamentos du roi Arthus, que la reine Guinèvre ait par-ci par-là quelque chaleureuse apostrophe à lancer, quelque violent cri d’amour ou de désespoir à pousser, c’est possible, et le contraire étonnerait de la part d’un compositeur qui n’en est plus à apprendre son métier. Mais le malheur est que mouvements de colère, élans d’amour ou cris de désespoir, rien e tout cela n’est frappé d’une empreinte le moins du monde personnelle. Est ce que nous entendons là, aux voix comme à l’orchestre, il semble que nous l’ayons déjà vingt fois entendu sans que M. Joncières, alors, y fût pour rien.
L’auteur de Lancelot, si l’on en croit les gazettes, a fait répéter avec une ardeur de jeune homme l’opéra sur lequel il allait jouer une suprême partie et lui-même, à ce qu’il paraît, se plaisait à constater qu’il n’avait qu’à se louer de tout le monde et que, pour la première fois de sa vie, il voyait des artistes satisfaits de leurs rôles, satisfaits au point de ne lui demander aucun changement, si léger fût-il. cet éloge a son prix dans la bouche d’un compositeur et cela prouve de deux choses l’une : ou que les divers sujets de l’Opéra désignés pour chanter dans Lancelot étaient, en effet, très heureux d’étudier une musique exclusivement destinée à faire valoir la voix, ou bien que, sans être absolument ravis de la besogne qui leur incombait, ils jugeaient superflu, pour quelque raison que ce fût, de demander à l’auteur d’y apporter une modification quelconque. Ils ont donc tous chanté leurs rôles avec le même zèle, en apparence, et la même conviction, que s’il se fût agi d’un chef-d’œuvre et tous mériteraient d’être loués, rien que pour cette dépense de zèle et cette belle conviction.
Mlle Delna, qui, maintenant met presque toujours, ou paraît mettre une sourdine à sa voix, naguère si étoffée, est une reine Guinèvre à laquelle on comprend que Lancelot n’ait pas résisté, mais à laquelle on comprend aussi qu’il préfère la blonde Elaine, personnifiée par Mme Bosman avec la bonne grâce et la voix moelleuse qui lui sont propres. La voix claire et plus solide qu’on ne croirait de M. Vaguet, l’organe onctueux et la belle diction de M. Renaud mettent bien en valeur les personnages du loyal Lancelot et du roi Arthus ; MM. Fournets et Bartet ne font pas moins bonne figure dans le noble conte Alain et le méchant baron Markhoël ; enfin, dans le ballet, la Fée du lac et le jeune Lancelot sont représentés par deux danseuses : Mlles Sandrine et Robin, que l’auteur aurait sûrement demandées aux directeurs si ceux-ci ne les lui eussent pas offertes. Ce fut, entre eux, jusqu’à l’avant-dernier jour, un véritable assaut d’amabilité.
Et je sais tout ce qu’on peut dire pour expliquer finalement le singulier effet produit par Lancelot sur un auditoire surpris et désorienté : que le compositeur, ici, a fait œuvre d’artiste honnête et sincère en affichant de façon très positive des préférences pour un genre de musique qui ne compte plus guère de partisans aujourd’hui ; qu’il y avait plus de loyauté, de courage à agir ainsi qu’à louvoyer, pour essayer de contenter à moitié tout le monde…
Oui, je le veux bien. Je souhaite donc que le succès de Lancelot dépasse même l’attente de M. Joncières et lui fasse oublier ses déboires passés ; mais je connais les goûts actuels du public, ce qui me cause quelque inquiétude, et si, par impossible, al réussite était le moins du monde indécise, est-ce l’auteur, cruellement déçu, aurait quelque autre ouvrage à mettre en ligne, après la Reine Berthe, après Lancelot du Lac ?… [...]
Adolphe Jullien
Personnes en lien
Œuvres en lien
Lancelot
Victorin JONCIÈRES
/Édouard BLAU Louis GALLET
Permalien
date de publication : 03/11/23