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Au jour le jour / Opéra. Ariane

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AU JOUR LE JOUR
ARIANE FUT-ELLE CONSOLÉE ?

Au bordj d’Aïn-Guettar, qui était alors fort isolé, à l’une des extrémités de la province de Constantine, je reçus, naguère, l’hospitalité de l’officier qui, avec vingt-cinq spahis, faisait la police de la région. Le fort était construit sur un plateau où s’était élevée, quelque deux mille ans auparavant, une ville romaine, à laquelle la tradition ne donnait plus que le nom arabe de Taboura. Dans une salle du bordj, blanchie à la chaux, on avait réuni quelques pierres, quelques inscriptions, laborieusement retrouvées, quelques vestiges de la cité disparue. Sur une planche, à côté de ces épaves modestes, mais sérieuses, de l’antiquité, il y avait quelques objets bizarres. Un facétieux sous-lieutenant en visite, dans la pénurie de distractions de ce coin perdu, s’était amusé à enrichir ce musée à sa façon, avec de fantaisistes et illusoires curiosités, baptisant bravement d’une désignation grave quelque vieux fer à cheval, ou quelques centimètres de fils télégraphiques rouillés. Et je me souviens de cette pancarte « Fragment du fil d’Ariane ; don des héritiers de M. le général Thésée. » Plaisanteries d’exilé, gamineries de soldat détaché dans un poste d’Afrique et qui se souvient, en souriant, de son éducation classique. Il est, lui aussi, général aujourd’hui, et, à l’autre bout de l’Algérie, il veille à notre frontière marocaine. 

Cette histoire d’Ariane, dont une nouvelle phase se déroule à l’Opéra, est, décidément, pleine de mystère ! On dira qu’il est peut-être superflu de rechercher la vérité dans une fable. Mais les traditions mythiques et les interprétations des poètes sont singulièrement diverses. Qu’est-il advenu, en fin de compte, de cette infortunée Ariane ? M. Catulle Mendès la noie dans les flots de la mer hellénique, doucement emportée par les sirènes. Thomas Corneille, dont, après deux siècles, se souvint Rachel, voulant être Ariane, à son tour, comme l’avait été la Champmeslé, Clairon et Duclos, terminait sa tragédie par un coup de poignard. Ce coup de poignard indigna même Téophile Gautier, en un de ses feuilletons, au temps où il avait déclaré la guerre à la tragédie, qu’il estimait faite pour être lue, et non pour être jouée, désormais ; il faut, au demeurant, convenir que, avant Rachel, l’Ariane de Thomas Corneille n’était plus guère fameuse que par le souvenir du soufflet donné, sur la scène, à Dancourt par l’irascible Duclos, ce qui était un intermède non prévu dans la pièce. Saint-Jean parut revenir aux sources antiques, dans un opéra de la fin du dix-septième siècle, en faisant intervenir Bacchus « avec sa coupe d’oubli et ses pampres qui invitent au sommeil ». Dans un mélodrame de Benda, Ariane, abandonnée, invoque le feu du ciel, en son désespoir, et les dieux cléments lui envoient, en effet, un foudroyant éclair qui l’anéantit. En somme, Ariane se consola-t-elle ou ne survécut-elle point, cette première victime notoire de l’inconstance d’un amant, à sa douleur ? « Après les larmes les plus sublimes, on finit par se moucher », a dit Henri Heine. Une Ariane convolant en d’autres noces serait évidemment moins héroïque, mais plus représentative de l’humaine fragilité de nos sentiments. C’était, naturellement, selon le goût de sa frivole époque prenant malaisément l’amour au tragique, la version qu’avait adoptée Demoustier dans ses Lettres à Émilie sur la mythologie. Mais que ce Demoustier est extraordinaire à relire aujourd’hui !

C’est Bacchus lui-même qui, dans un banquet céleste donné pour célébrer sa réconciliation avec Junon, raconte son aventure. Il s’était arrêté à Naxos quand il entendit « l’écho soupirer ». Un chant désolé arrivait d’une grotte, et c’était Ariane qui exhalait ses plaintes en quatre petits couplets, en ayant bien soin de ménager à chacun d’eux la chute du refrain :

Hélas ! s’il suffisait d’aimer pour être aimable,
Ingrat, je te plairais encore !

Il faut voir chez ce bon Demoustier, qui n’avait décidément pas l’âme épique, comment Bacchus, plutôt roué que dieu, entre en conversation avec la déplorable Ariane, et, en s’y prenant galamment, a tôt fait de ramener un léger sourire sur son visage ravagé par les larmes :

Votre cœur est blessé, mais on peut le guérir.
Essayez quelque temps, c’est moi qui vous en prie.

Et Ariane, selon le récit de Bacchus, ne laissa point d’« essayer », en effet, acceptant contre l’amour le remède d’un autre amour. « Et vous, demande Junon, lui fûtes-vous fidèle ? – Longtemps, répond Bacchus avec un brin d’embarras. » C’est délicieusement vieillot et puéril. Et c’était pour cela qu’on était célèbre, jadis ! On n’avait assurément point, en ce temps-là, le sens profond des mythes sacrés de l’Hellade. Qu’Ariane ait donné l’exemple initial d’un chagrin d’amour « durant toute la vie », ou qu’elle ait rendu la pareille au volage Thésée, énigme non encore éclairée, nous avons, du moins aujourd’hui, un peu plus de respect pour les immortelles légendes que nous a léguées le génie grec. On les a bien parfois parodiées, mais la parodie est encore la reconnaissance d’une splendeur supérieure.

On conçoit que M. Massenet, dont l’art est fait de passion, de tendresse, se soit épris de cette pathétique figure d’Ariane. Il y a presque exactement quarante ans, jeune compositeur débordant d’idées, il faisait ses débuts avec un moins noble sujet. Le chevalier de Kerdrel, un mauvais garnement, fâché avec toute sa famille, hérite, cependant, d’un oncle, mort sans avoir eu le temps de tester en faveur de sa femme. Le chevalier se rend au château, qui est devenu sien, avec la fâcheuse perspective de trouver dans la veuve une vieille créature quinteuse et bourrue… – Et il rencontre une délicieuse petite personne que l’oncle avait épousée, avec désintéressement, dans la seule pensée d’assurer son sort ! – Le chevalier, fort surpris, ne tarde pas à s’éprendre d’elle. – Cette histoire innocente, c’est le livret de la Grand’Tante, pour l’acte auquel avait droit à l’Opéra-Comique, en sa qualité de prix de Rome, ce nouveau venu dans le monde musical. N’était-ce pas un effort extraordinaire imposé à des jeunes gens nourris de fortes études, bouillonnant d’ardeur, n’envisageant que de larges horizons, que de leur demander de jeter de la mélodie et de l’inspiration sur de pareils enfantillages ?

Il a fait un lumineux chemin, l’auteur de la Grand’tante, mais il l’a fait avec une belle vaillance : il se peut rappeler sa jeunesse semée d’épreuves, son arrivée de Chambéry avec la seule richesse de l’espérance, le temps où timbalier du Théâtre Lyrique, il notait les idées qui chantaient en lui sur la peau d’âne de sa caisse, celui où, bien que lauréat de l’État, il se devait user en de fastidieuses leçons de piano, et celui où, impatient de gloire, il attendait que les théâtres s’ouvrissent pour lui, les sept mortelles années qui s’écoulèrent avant que l’Opéra-Comique lui fît de nouveau accueil… C’est une maîtrise qui a été bien gagnée et de la Grand’Tante à Ariane, il y a vraiment une belle existence d’art.

Paul Ginisty.

[...]

Opéra : Ariane, opéra en cinq actes de MM. Catulle Mendès et Massenet

Thésée, vainqueur du Minotaure, est accueilli, comme il sort du Labyrinthe, par la tendresse d’Ariane. Le héros conduit la fille de Minos vers la trirème qui doit les emporter vers Athènes. Les voici sur la mer. Une violente tempête les force d’aborder à l’île de Naxos. Phèdre, sœur d’Ariane, est de leur suite. Elle contient mal dans son cœur la jalousie que révèle son regard. Une passion fatale la pousse vers Thésée. Et Thésée, en face de Phèdre, a senti tout à coup une fièvre de désir lui monter au cerveau. Ils sont bientôt aux bras l’un de l’autre… La douce Ariane surprend la trahison et croit en mourir… Elle maudit sa sœur… Mais, peu après, Pyrithoüs annonce à Ariane que Phèdre s’est tuée. Alors Ariane pleure douloureusement sur le sort de Phèdre… Elle se sent à peine blessée par le désespoir bruyant de Thésée. Pendant que le fils d’Ægée, avec des cris lamentables, suit le corps de sa maîtresse, — Ariane implore Cypris. Que Cypris lui permette de descendre au ténébreux empire de Perséphone ; elle suppliera celle-ci de lui rendre sa malheureuse sœur ! Cypris, émue, consent que les trois grâces mènent Ariane vers l’épouse de Pluton… Perséphone tout d’abord refuse de rendre Phèdre… Perséphone comptait sans M. Catulle Mendès : M. Catulle Mendès, en effet, par une invention poétique qui ne manque pas de beauté, donne à Ariane tout pouvoir sur Perséphone, grâce seulement à des roses : Ariane répand des roses devant la déesse ; et Perséphone, lasse de sa divinité sombre et de tant de lys noirs érigés autour d’elle, reçoit joyeusement ces fraîches et lumineuses fleurs, les presse sur son sein, les aspire avec ivresse. Et Phèdre est libérée.

Ramenée sur la terre, Phèdre revoit Thésée et retombe à sa passion inexorable. Thésée, un moment touché par la grandeur d’âme d’Ariane, voudrait lui redonner son cœur… mais tous ses sens le livrent à Phèdre qu’il emporte enfin vers Athènes, sur sa trirème, abandonnant la tendre Ariane à tout jamais.

Ainsi se peuvent résumer les cinq actes d’Ariane. M. Catulle Mendès y a répandu toute l’ardeur et toutes les caresses de son lyrisme. Et M. Massenet a fait « la même chose que lui ». Le poète et le musicien, également âgés, restent jeunes également. Il le faut constater avec beaucoup de joie et d’affectueuse envie. Il y a de belles scènes et de beaux chants dans Ariane. Pour un de mes voisins qui, avant d’ouïr cet opéra, n’en connaissait ni le livret, ni la musique, il y eut quelque difficulté d’être attentif à tous les deux, ou plutôt il nous a paru que cet infortuné s’efforçait en vain de découvrir les paroles sous la musique. Et le premier acte lui parut un peu long. Mais on s’habitue à tout. Du reste, la musique s’adoucit dans la suite pour laisser entendre les plaintes douloureuses d’Ariane, admirablement exprimées par Mlle Bréval ; et les voix de Mme Louise Grandjean et de M. Muratore, avec l’aide des gestes, ne sont pas impuissantes à proclamer ce qui trouble et agite les âmes de Phèdre et de Thésée… Tout de même, on souhaiterait jouir plus clairement des vers de M. Catulle Mendes.

Le succès d’Ariane a été grand. Les interprètes servent supérieurement les auteurs. Jamais Mlle Bréval n’est apparue plus belle et plus expressive. Elle prête à Ariane les attitudes les plus nobles, un chant du plus pur et du plus juste accent. Mlle Grandjean a une voix superbe, et une passion impérieuse. M. Muratore est un héros jeune et impulsif, comme il convient, et il met dans son chant une sincérité très persuasive. M. Delmas, M. Triadou, Mlle Lucy Arbel et Mlle Demougeot tiennent les rôles secondaires — Mmes Zambelli et Sandrini dansent comme elles savent danser.

Et la mise en scène n’est pas banale. M. Gailhard s’est mis en frais pour nous offrir de merveilleux décors, ce dont nous le remercions. Mais tout le monde s’est amusé au second acte de cette magnifique trirème dressée devant un ciel où courent des nuages éperdus, entourée de flots bouillonnants et qui reste parfaitement immobile. On a rarement vu au théâtre quelque chose de plus saugrenu. M. Gailhard est pourtant un homme très intelligent. 

ÉDOUARD SARRADIN.

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date de publication : 03/11/23