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Revue musicale. Ariane

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REVUE MUSICALE
Opéra : Ariane, opéra en cinq actes, de M. Catulle Mendès ; musique de M. Jules Massenet. — Concerts-Colonne : Réouverture avec Mme Félia Litvinne et M. Burgstaller dans des mélodies de Schumann et des scènes de Wagner ; les Heures dolentes, de M. Gabriel Dupont, et Dyonisos, musique de scène de M. Léon Moreau.

L’auteur de Werther n’a plus rien à envier à ses cadets, presque ses rivaux, qui s’appellent Camille Erlanger, Xavier Leroux, Reynaldo Hahn : il a composé un opéra sur un poème de M. Catulle Mendès et de cette collaboration si longue à se nouer, encore qu’elle fût fatale, à ce que j’ai lu dans plus d’une feuille, il est résulté un ouvrage dont les destinées ne seront pas différentes, espérons-le, de celles du Fils de l’Étoile, de la Reine Fiammette et de la Carmélite. Qu’est-ce que M. Massenet pourrait souhaiter de plus ?

Le livret — oh ! pardon — le poème et la partition d’Ariane se présentent à nous sous le triple patronage d’Ovide, de Thomas Corneille et de Jean Racine, mais c’est peu de chose que trois épigraphes et les quelques vers qu’elles comportent n’auraient fourni qu’une matière bien insuffisante à n’importe quel auteur doué de moins d’imagination que M. Catulle Mendès. Chez lui, d’ailleurs, l’imagination qui tourne assez souvent dans le même cercle et finit par s’épancher en d’odorantes jonchées de fleurs, se double d’une clairvoyance particulière ; or, tout de suite, il nous avertit de ce qu’il voit, de ce que nous devons voir dans les héros de la fable antique qu’il va transporter sur la scène. « Ariane, c’est la tendre femelle, l’acceptation même du mensonge et des injures, pourvu qu’elle soit aimée, pourvu qu’elle aime. » Phèdre, au contraire, « c’est l’amour imposé par le destin, la fatalité de la passion » et, ne cédant pas au seul sentiment naturel qu’elle éprouve, à savoir l’amour de sa sœur, « elle ne connaîtra que des joies terribles dans le remords de ne pas être soi-même ». Thésée, « c’est la virilité jeune, bien faite et très charmante : c’est le mâle séduisant, » quelque peu surpris « en face de Phèdre, non pas femelle, mais femme très complexe, extrahumaine » ; Pirithoüs enfin, « peu subtil, est le rude et tendre compagnon d’armes », une sorte de Kurwenal avant l’heure, et quant à Perséphone, déesse des Enfers, « elle porte pour sceptre infernal un lys noir dans sa main lourde de pierreries et, dans le cœur, la nostalgie des petites fleurs des champs ». N’est-ce pas là tout dire, en ajoutant, comme le fait l’auteur, qu’elle doit être pareille à un rêve radieux et précis de Gustave Moreau ?

Maintenant que voilà les personnages présentés et expliqués avec un soin que nul autre librettiste d’opéra n’avait pris — si ce n’est Beaumarchais dans son Tarare — avant M. Catulle Mendès, nous allons voir de quelles riches broderies il a tissé cette histoire universellement connue et dans quels vers il l’a enchâssée afin d’enflammer l’inspiration si juvénile et si mollement caressante de son nouveau collaborateur. Thésée, à l’instant ou le rideau se lève, a débarqué dans l’île de Crète, escortant le tribut annuel d’adolescents et de vierges qu’Athènes est contrainte d’offrir au monstre issu des amours adultères de Pasiphaé avec le Taureau. Il vient de pénétrer avec les jeunes victimes dans le labyrinthe où se cache le Minotaure, abandonnant sur le rivage ses compagnons d’armes, lesquels résistent faiblement aux doux chants des Sirènes, des Sirènes ailées, en qui ils pensent voir,

au miroir du flot lent,
Des seins de femme sous un vol de goéland.

Ariane, de son côté, lance une fervente invocation à Cypris en faveur de celui qui va combattre, à Cypris « miel des langueurs et flamme de la fièvre », à Cypris « clémente aux lits, qui déteste la tombe » ; et lorsque paraît sa sœur, sa Phèdre bien aimée, ici sa sœur jumelle, elle lui confie les transes de son amour effréné, de son amour qui lui a fait trahir père et patrie en confiant au jeune héros le fil qui doit le sauver. Tout à coup, de grands cris partent du labyrinthe ; ce sont les vierges et les éphèbes que le monstre va dévorer qui appellent Thésée à leur aide, et voilà le combat qui s’engage :

C’est le duel du Matin et de l’Ombre hagarde !

s’écrie joyeusement Pirithoüs, qui connaît son Wagner. Les portes de bronze du labyrinthe s’ouvrent avec fracas ; les jeunes gens et les jeunes filles qui viennent d’échapper à la mort s’élancent en scène fous de joie et se mettent tout de suite à cueillir des fruits et des fleurs :

Victoire de Thésée ! Et victoire du Jour !
Du sang noir de la Nuit la terre est arrosée !

Thésée, tout couvert du sang du monstre, apparaît au seuil du labyrinthe et, se dirigeant vers la princesse en extase : « Ariane », s’écrie-t-il,

Ariane, ô bouche fleurie
Comme une touffe de baisers,
Ô chevelure qui charrie
De l’ombre et des ors embrasés,
Ariane, sein pur, bras enlaçants, liane
De fraîche innocence et de volupté,
Virginal printemps aux splendeurs d’été,
Voulez-vous me suivre, Ariane ?

À peine a-t-elle eu le temps de répondre qu’il l’entraîne vers la galère qui doit les conduire à Athènes, suivie de tous les jeunes couples auxquels le fier héros a sauvé la vie et de Phèdre elle-même qui, sans se l’avouer encore, ne peut déjà plus se séparer de ce brillant vainqueur.

La navigation commence et se poursuit à travers les îles de la mer Égée : Délos, Paros, Mélos, Andros, etc., que le pilote annonce et dont les vierges et les éphèbes célèbrent les beautés à mesure qu’on devrait les apercevoir, sans que cette petite leçon de géographie intéresse aucunement les futurs époux déjà liés l’un à l’autre et perdus dans leur rêve d’amour. Ceux-ci n’arrêtent pas de se débiter mille douceurs :

Ton bonheur est vrai, douce Ariane, corolle
De l’abeille toujours du désir renaissant
Comme le mien !...

et se pâment, pour la plus grande douleur de Phèdre qui les épie,

dans la paresse
Insurmontable des baisers.

Tout à coup éclate une effroyable tempête qui les laisse souverainement indifférents, mais après laquelle le pilote, ayant perdu sa route, est forcé de cingler vers l’île de Naxos,

Où le corbeau lui-même a des ailes de jour,
Naxos qui n’a point de tombes
Et n’a que des lits d’amour.

C’est là que tous les passagers débarquent et que le drame va se nouer. Depuis quatre mois déjà, après avoir purgé l’île des brigands qui l’infestaient, Thésée laisse reposer ses armes. Il se détourne peu à peu de la douce Ariane et se sent possédé d’un amour furieux pour Phèdre, la hardie chasseresse ; c’est en vain que Pirithoüs cherche à réveiller sa valeur endormie,

Ô vigueur usée !
Es-tu comme le cerf qui tremble au son du cor ?

Ariane accourt. Elle souffre cruellement de la froideur croissante de Thésée, et devinant déjà ce qu’elle fera dans la tragédie de Thomas Corneille, prie sa chère sœur d’intervenir auprès de celui qui l’oublie, de lui dire « les tristes nuits de sa tendresse méprisée », et celle-ci, partagée entre son amour pour sa sœur et sa passion torturante pour Thésée, voudrait éluder cette dangereuse entrevue. Elle se résigne cependant à remplir ses devoirs de sœur non sans avoir, au préalable, confondu dans un même anathème l’atroce Éros et l’âpre Cypris :

Pour le beau héros
Le désir, bitume
Fluide, consume
Ma chair et mes os !

Mais entre elle et Thésée, et quelque résistance qu’elle tente, l’accord suprême n’est pas long à se faire :

Soyons, pour le salut des hommes,
L’amante et l’amant !

s’écrient-ils, et Ariane, qui les surprend tendrement enlacés, tombe comme morte. Aussitôt qu’elle reprend ses sens, elle chasse avec fureur sa sœur coupable et s’emporte en élans de colère, non sans quelques retours de tendresse, contre ceux qui l’ont trahie ; mais quelle n’est pas sa douleur quand Pirithoüs accourt lui annoncer que Phèdre, ayant porté une main sacrilège sur la statue d’Adonis en défiant Vénus, a été écrasée par la chute du marbre sacré ; lorsqu’elle voit défiler devant elle le cortège funèbre de sa sœur jumelle ensevelie sous des roses ! Mais Cypris a fait le mal, Cypris peut le réparer ; Ariane demande à grands cris à la déesse de lui rendre sa sœur chérie et la déesse, compatissante, met l’intrépide Ariane sous la protection des Grâces qui la conduiront jusqu’aux Enfers.

Et voici, maintenant, l’Enfer, un enfer tout spécial, non point méchant, mais triste et désolant, l’Enfer des âmes en peine et des âmes qui n’en peuvent plus, d’après le dire des auteurs ; l’Enfer où commande une Perséphone attristée de n’être plus sur terre et dont tout l’être vibre quand, après une lutte où les trois Grâces ont rapidement raison des trois Furies, elle presse la main d’un être vivant, une main où le sang circule, enfin la main d’Ariane suppliante. Elle refuse d’abord, impitoyable, la grâce qu’on lui demande ; mais Ariane a su se munir de ce qui pouvait le mieux amadouer la déesse en séduisant la femme ; elle lui apporte des brassées de roses et tout aussitôt Perséphone s’en pare et joue avec ces fleurs, ainsi qu’une folle Reine Fiammette. Phèdre est rendue à sa sœur, puis, dès que le cortège des protégées de Vénus a regagné la terre, l’Enfer retombe dans une torpeur morne et la déesse, après ce court réveil de joie, reprend sa pose hiératique :

Maintenant dans la gaine étroite
De mon rêve et de mon devoir,
Je me tiens pâle et toute droite
Avec, dans la main, un lys noir.

Cependant, Thésée, ayant perdu les deux femmes entre lesquelles se débat sa destinée, brame comme un cerf en rut : qu’une seule revienne et c’est l’autre qu’il voudra ; qu’elles reviennent toutes les deux, il les prendra l’une et l’autre. Et les voici justement qui reparaissent. Du premier mouvement et comme transformé lui-même par l’héroïque sacrifice de son amour qu’Ariane est prête à faire, Thésée se tourne ardemment vers elle et lui jure de reprendre le lien conjugal, de n’avoir plus d’autre culte que le sien.

Moment d’or !

s’écrie Ariane, éperdue de joie, et Phèdre ainsi que Thésée rêvent de se sacrifier dans un bel élan de reconnaissance envers celle qui les a réunis :

Sous ton regard à la caresse déchirante

J’étais comme un cheval lacéré d’éperons...

dit-il à Phèdre, et celle-ci de répondre :

Lorsque tu respirais mon cou, j’étais mourante...

« Mais nous ferons notre devoir ! » clament-ils, héroïques. Par malheur, Phèdre lève son voile, et tout aussitôt adieu ces belles résolutions : ils tombent dans les bras l’un de l’autre et s’éloignent, perdus dans leur ivresse, tandis qu’Ariane, trahie encore une fois, abandonnée sans retour, exhale sa plainte douloureuse :

Et me voici seule, laissée,

Si blessée
Et jamais plus caressée !

puis descend lentement, comme prise de vertige, vers le rivage et les flots consolateurs où l’appellent les Sirènes, « les Belles de la mer, les voix douces du flux amer ».

Comme il y avait longtemps que M. Massenet n’avait donné d’ouvrage nouveau à l’Académie de musique ! Aujourd’hui qu’il paraît ne plus travailler que pour le théâtre et qu’il témoigne d’une fécondité comparable à celle de son maître Ambroise Thomas, à cette heure où il doit bien approcher de son vingtième ouvrage dramatique, il n’en compte pas plus de quatre qui se soient joués à l’Opéra : le Roi de Lahore, le Cid, le Mage, Thaïs, et qu’est-ce que pèsent ces partitions auprès de Manon, pour la très grosse majorité du public ; auprès de Werther, pour quelques amateurs, plus délicats peut-être ?

Ce n’est pas simple effet du hasard si les ouvrages écrits par M. Massenet, en vue de l’Académie de musique, ont eu moins de succès que les autres : c’est qu’en réalité son talent très délicat et son art très fin, mais légèrement précieux, se fait beaucoup mieux apprécier dans des salles de dimensions moyennes, lorsqu’il ne se croit pas forcé de grandir son style et de grossir les sonorités pour remplir un plus vaste cadre. J’ajouterai que les scènes de drame intime, que la peinture de sentiments agitant des personnages de condition moyenne et plus rapprochés de nous que des héros légendaires ou chevaleresques, lui sont particulièrement favorables, parce qu’il semble que ces êtres-là lui touchent et nous touchent de plus près et qu’il n’a dès lors qu’à laisser jaillir de son cerveau les motifs tendres ou langoureux, dont il n’est jamais à court, pour être sans nul effort au niveau des personnages dont il doit dépeindre les tendresses ou les caresses et traduire l’amour plus ou moins voluptueux.

En effet, que ses personnages grandissent, et il ne grandira pas avec eux ; il leur fera toujours chanter ces mélodies d’un contour langoureux, d’une expression sensuelle auxquelles il a habitué le public, et que celui-ci, d’ailleurs, serait bien déconcerté de ne pas trouver dans n’importe quel opéra d’un de ses maîtres favoris. C’est ainsi que, dans la partition qui nous occupe, la tendre Ariane chante des cantilènes et nous est présentée par des motifs (en particulier celui de l’air où elle dépeint à sa sœur la « fine grâce » de Thésée, et qui reviendra opportunément par la suite) ayant un air de famille très prononcé avec tout ce que Manon nous a déjà soupiré. Quoi d’étonnant à cela, d’ailleurs ; car il est peu de personnalités plus accusées que celle de M. Massenet en musique, et la grâce lascive de ses mélodies est de celles qu’on peut bien imiter, comme l’ont fait nombre de nos jeunes compositeurs, mais que lui-même ne saurait varier à l’infini ?

Que résulte-t-il de là ? C’est qu’il arrive très souvent à Ariane et à Thésée de moduler leurs soupirs amoureux exactement comme l’ont déjà fait la gentille fillette et le galant chevalier qui se rencontrent dans la cour de l’hôtellerie d’Amiens, et que la chose ne laisse pas d’être assez surprenante, étant donné la différence de taille des personnages et la grandeur peut-être un peu conventionnelle, mais consacrée à coup sûr, que le recul des âges prête au vainqueur du Minotaure ainsi qu’à la fille de Minos et de Pasiphaé. Ne nous plaignons pas cependant, comme on le dit, que la mariée soit trop belle et sachons gré à M. Massenet d’être resté lui même et d’avoir su ne pas forcer ici son talent, comme il lui arrivait de le faire quand il avait moins d’âge et de raison.

Dans cet ouvrage, il y a deux actes qui sont, à nettement parler, de véritables hors d’œuvre ; mais des hors d’œuvre très propres à satisfaire la vue, par la beauté du spectacle, en même temps qu’ils se prêtaient à des effets de musique descriptive : l’acte de la traversée en mer et celui de la descente aux Enfers. Ici et là, le compositeur s’est ingénié à déployer ses grâces les plus charmantes, ses effusions les plus suaves, ses caresses mélodiques les plus exquises, et ces deux actes, en dépit des efforts du musicien, malgré les transports d’amour qui font se pâmer les deux amants sur la galère où ont déjà navigué Iseult et Tristan ; malgré le combat tout en danses légères des Grâces contre les Furies ou l’élégant motif de valse attaqué par Perséphone dès qu’elle s’empare avidement des fleurs qu’Ariane lui apporte, ces deux actes paraissent bien un peu languissants et passablement vides. Au tableau des Enfers, cependant, le lugubre engourdissement du royaume des morts est dépeint d’une façon assez heureuse et l’auteur semble avoir mis toutes les tristesses de son cœur dans la plainte impassible de Perséphone... Heureux compositeur que celui auquel il suffit de raconter tout un acte comme celui-là à un enfant qui l’interroge pour en concevoir, en une minute, — c’est lui-même qui l’a confessé — toute la musique et la voir comme réalisée dans le même instant !

Je ne sais si je me trompe, mais je me figure que le musicien, malgré la rapidité de production qu’on se plaît à lui reconnaître, a dû mettre un peu plus de temps pour concevoir et écrire son troisième acte, celui qui se déroule dans l’île de Naxos. Et cela, non pas seulement parce que cet acte est d’une étendue beaucoup plus considérable, mais aussi parce que c’est le nœud même du drame et qu’il renferme au moins deux pages capitales que n’importe quel compositeur sérieux, M. Massenet moins que tout autre, n’aurait jamais traitées à la légère et sans y avoir quelque peu réfléchi. Dans ces deux morceaux-là, en effet, qui sont le duo où Ariane prie Phèdre d’intervenir auprès de Thésée et celui où Phèdre et Thésée laissent éclater la passion qui les pousse dans les bras l’un de l’autre, le talent très sûr du musicien a su trouver des accents souvent très justes (par exemple, la chute du court récit d’Ariane sur ce dernier vers, d’ailleurs fort joli :

Puis, mari de ta sœur, il est presque ton frère

ou des élans d’une violence presque bestiale lorsque Thésée se jette brutalement sur Phèdre et lui crache en quelque sorte son amour à la face, en rejetant bien loin le souvenir odieux d’Ariane qui l’a bien pu sauver, c’est vrai, mais qu’il a largement récompensée par le don de sa royale personne. En vérité, ces deux morceaux là, solidement établis et savamment gradués, ne pouvaient sortir que de la plume d’un compositeur très mûr d’esprit, de grande expérience et qui n’abandonne rien au hasard. Voilà, pour moi, et pour d’autres aussi, je crois, les meilleurs passages de cette grosse partition, comme il convenait qu’ils le fussent, comme il était clair que tout compositeur expérimenté s’efforcerait d’y réussir, dût-il, pour cela, faire pousser à ses deux amants, pressés l’un contre l’autre, des exclamations d’amour et des cris de passion qui nous feraient penser tout de suite aux enlacements enivrés de la fiancée et du neveu du roi Mark.

Le cortège funèbre qui ramène au palais la dépouille de Phèdre n’est pas traité d’une main moins habile et couronne très congrûment cette série de tableaux tendres, violents ou lugubres, tous écrits dans un style à la fois très moderne et légèrement rétrospectif, ce qui n’empêche pas que le petit temps de menuet qui termine l’acte, au moment où les Grâces guident Ariane vers le royaume infernal, ne nous surprenne et ne nous choque un peu ; car s’il faut du Rameau, il n’en faut pas en n’importe quelle occasion et cet aimable pastiche des airs à chanter ou à danser du dix-huitième siècle fait ici l’effet le plus singulier du monde en nous transportant en plein Cours-la-Reine, au moment où le corps de ballet de l’Opéra vint y déployer ses grâces pour les beaux yeux de l’éblouissante et radieuse Manon. Le dernier acte, auquel j’arrive tout droit, puisque j’ai déjà parlé de l’épisode des Enfers, n’a pas importance et les derniers combats que se livrent en pure perte le violent amour et les légers remords de Thésée et de Phèdre ne nous apprennent rien de neuf (à noter l’emprunt que l’auteur s’est fait à lui-même d’un motif de son ouverture de Phèdre), non plus que les joyeuses illusions d’Ariane, si vite évanouies, ou que ses plaintes désespérées auxquelles répondent les douces voix des Filles du Rhin, des Sirènes veux-je dire, dont les caressants appels ont servi de prologue à ce drame et servent aussi de conclusion... Mais, j’y pense, pourquoi donc M. Mendès qui, dans une interview, s’est félicité d’avoir trouvé en M. Massenet « un merveilleux Lulli, un parfait Rameau et un très parfait Gluck », n’a-t-il pas prononcé le nom de Wagner dont le souvenir le hantait visiblement quand il a écrit son poème et pour qui M. Massenet n’a sûrement pas moins d’admiration, sans l’imiter bien entendu, que pour Lulli, Rameau ou Gluck ?

Ce nouvel opéra, qui prouve au moins que l’auteur de Manon, malgré l’âge qui vient, n’a rien perdu de sa facilité légendaire ni de sa belle ardeur au travail, nous est présenté dans un cadre très luxueux, avec des décors tour à tour très brillants ou très sombres, des évolutions de bateaux qui ne laissent rien à désirer et des danses qui, par bonheur, n’y tiennent pas une place démesurée. Et vous pensez bien que pour célébrer le retour de M. Massenet, à l’Opéra, le directeur de ce théâtre a mis à la disposition du compositeur prodigue les premiers sujets de sa troupe chantante et dansante, afin de le faire profiter des rivalités mêmes qu’un tel rapprochement devait provoquer. C’est ainsi que, nous voyons, dans le chant, Mlle Bréval et Mlle Grandjean, chargées de représenter les deux sœurs amies et rivales à la fois, lutter à qui montrera la voix la plus éclatante et le jeu le plus chaleureux, à qui trouvera les expressions du visage ou les attitudes les plus éloquentes, la première sous la tunique d’Ariane et la seconde sous les habits de Phèdre. C’est ainsi que, dans la danse, nous suivons une lutte infiniment courtoise, mais cependant acharnée, car c’est à qui déploiera le plus de grâce légère ou de sauvage emportement, entre Mlle Sandrini dans la nymphe Aglaïa et Mlle Zambelli dans la Furie Tisiphone. Ainsi voyons-nous le ténor Muratore se dépenser sans ménagement dans le personnage de Thésée qui est bien un peu lourd pour lui, mais qui aurait paru bien léger sans doute à M. Alvarez, et M. Delmas s’acquitter avec le zèle et la majesté dont il ne se départ jamais de la tâche ingrate qu’on lui a confiée en le chargeant du rôle de Pirithoüs. Enfin, n’oublions pas plus que ne le fera sûrement le compositeur en distribuant ses remerciements les plus émus, d’abord Mme Lucy Arbell qui fait une belle Perséphone, à qui tous les vivants aimeraient à offrir des roses, ensuite Mlle Demougeot, qui n’a presque rien à chanter mais qui devait être la Cypris d’Ariane, ayant été déjà la Vénus de Tannhœuser, puis, pour finir, M. Vidal, le chef d’orchestre, qui ne se plaindra sûrement pas d’arriver en dernier, puisque cela lui vaut de se présenter à vous entre deux déesses...

Mais ici je m’arrête. Aussi bien, qu’est-ce que peuvent valoir mes éloges, mes pauvres petits compliments, auprès de ceux que les auteurs se sont publiquement adressés l’un à l’autre, auprès de ceux que leurs interprètes leur ont si généreusement décernés par la voie de la presse ? En vérité, n’est-ce pas là le renversement de toutes choses et, s’il est encore admissible que deux collaborateurs se félicitent d’avoir travaillé ensemble, à la veille ou au lendemain d’une soirée qu’ils espèrent devoir être suivie de beaucoup d’autres, n’est-il pas étrange — et fort amusant, du reste — de voir les artistes qu’ils ont choisis et dressés se porter garants de leur talent, de leur génie et crier tous — ou presque tous — au chef-d’œuvre avant que les chandelles ne soient allumées ?

[…]

ADOLPHE JULLIEN.

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date de publication : 03/11/23