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Un maître de l'opérette [nécrologie de Charles Lecocq]

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Un maître de l’opérette

Combien de gens, d’artistes, de littérateurs auront disparu au cours de cette longue guerre, sans obtenir, je ne dirai pas des hommages, mais de simples compliments d’adieu en rapport avec leur mérite ! Et tel fût le cas, frappant entre tous, d’un compositeur universellement célèbre, dont la mort, à l’âge de quatre-vingt-six ans, se perdit presque dans le bruit des batailles décisives et de nos victoires. La seule fois que les portes de la salle Favart s’étaient ouvertes pour lui, Charles Lecocq – n’avez-vous pas deviné que c’est de lui que je veux parler ? – n’avait guère été favorisé de la fortune, et son opéra-comique de Plutus, d’après Aristophane, n’avait obtenu qu’un petit nombre de représentations, en 1886. Il n’en est pas moins vrai que c’était là un compositeur supérieur à beaucoup d’autres qui eurent, avant ou après lui, libre accès sur notre deuxième scène lyrique, et que les meilleurs d’entre ses ouvrages sont, en réalité, de charmants opéras-comiques appropriés au cadre plus restreint et aux ressources plus modestes des théâtres de second ordre qui les devaient représenter. Ce qui fut la caractéristique de Charles Lecocq et fit son très grand succès, c’est justement que, commençant à travailler pour le théâtre au moment où les folles élucubrations d’Hervé et les bouffonneries échevelées d’Offenbach étaient en pleine vogue, il sembla réagir contre elles et que, possédant un talent moins primesautier mais plus délicat, avec une meilleure instruction musicale, il écrivit tout naturellement des ouvrages d’une inspiration plus aimable, d’une facture plus délicate en même temps que plus solide, et qui répondaient ainsi le mieux du monde au mouvement qui se dessinait dans les préférences du public après la guerre. La Fille de Madame Angot, qui fut représentée à Paris en 1873, après avoir eu le plus brillant succès à Bruxelles, marque une date, la date de l’évolution de la musique comique et le triomphe de l’opérette vive, légère et gracieuse sur la grosse charge et l’opéra bouffe effréné.

L’auteur qui venait de remporter ce succès extraordinaire et dont le nom se répandait dans le monde entier comptait alors quarante ans tout juste et avait eu des commencements assez difficiles. Né à Paris le 3 juin 1832, il avait déjà poussé assez loin ses études musicales et acquis un réel talent sur le piano lors qu’il entra au Conservatoire où il obtint des succès dans la classe d’harmonie de Bazin, puis dans la classe de fugue et composition d’Halévy, et dans celle d’orgue de Benoist. Il était sorti de l’école en 1854 et se livrait au professorat, dans la nécessité où il se trouvait de subvenir à l’existence de sa mère et à la sienne, lorsqu’un concours offert par Offenbach aux Bouffes-Parisiens lui vint offrir l’occasion de tenter la fortune au théâtre : il eut la chance d’obtenir le premier prix ex aequo avec Bizet ; et le Docteur Miracle de l’un alterna pendant quelques jours avec le Docteur Miracle de l’autre sur la petite scène du passage Choiseul. Cela se passait en avril 1857. D’autres menus ouvrages joués soit aux Folies-Nouvelles, soit aux Folies-Marigny ou même, au Palais Royal, le menèrent modestement jusqu’à l’année 1868 où son opérette mythologique : l’Amour et son carquois, et sa joyeuse chinoiserie de Fleur de thé, représentées sur le petit théâtre de l’Athénée qui venait de se fonder rue Scribe, le mirent en évidence et fixèrent sur lui l’attention des meilleurs musiciens. « M. Lecocq, écrivait Reyer ici-même, a de la verve, de l’originalité, l’inspiration facile, et bien d’autres qualités plus sérieuses qu’il aura certainement l’occasion de révéler un jour ou l’autre sur une scène plus vaste. »

La guerre éclate en 1870 et Lecocq, qu’une cruelle infirmité condamnait à marcher avec deux béquilles, se réfugie à Bruxelles, où il noue de solides relations avec des directeurs que ses précédents ouvrages avaient déjà mis en éveil, et c’est ainsi qu’une fois la tourmente passée il put faire jouer là-bas, sur le théâtre des Fantaisies-Parisiennes, deux et même trois des ouvrages qui devaient le faire atteindre, à la célébrité ; d’abord les Cent-Vierges, qui passèrent peu après aux Variétés de Paris, puis la Fille de Madame Angot, dont les Folies-Dramatiques s’emparèrent bien vite afin d’en tirer une fortune, enfin Giroflé-Girofla qui fut, à Paris, le premier jalon de la grande prospérité du théâtre de la Renaissance. Lecocq ne semblait-il pas indiquer ainsi la route à d’autres compositeurs français, et des plus marquants, qui, eux aussi, allaient, bientôt prendre le chemin de Bruxelles pour y faire représenter, l’un son Hérodiade, et l’autre son Sigurd ?

Après le double triomphe de la Fille de Madame Angot et de Giroflé-Girofla, qui étaient, qui sont encore de véritables modèles dans un genre secondaire, et dont la facture ingénieuse et soignée, la grâce mélodique et l’esprit très léger venaient confirmer les flatteuses prédictions de l’auteur d’Erostrate, l’heureux compositeur tenait sans contestation possible la première place dans les nombreux théâtres qui jouaient alors l’opérette et, s’il avait moins de chance avec le Pompon et les Prés-Saint-Gervais, il retrouvait toute la faveur du public avec la Petite Mariée, qui est peut-être son chef-d’œuvre, avec Kosiki et la Marjolaine, avec le Petit Duc, qui complète avec Giroflé-Girofla et la Petite Mariée la série des succès les plus retentissants de la Renaissance. Mais Lecocq ne s’en tenait pas là : il écrivait encore la Camargo, qu’on s’étonne qu’aucun théâtre n’ait encore reprise, le Grand Casimir, la Jolie Persane, Janot, la Roussotte, le Jour et la Nuit, le Cœur et la Main, la Princesse des Canaries, l’Oiseau bleu, Plutus, pour l’Opéra-Comique ; Ali-Baba, la Belle au bois dormant, le petit ballet du Cygne, etc.

Cette production si active en vue des théâtres n’empêchait pas Lecocq de s’entretenir dans la musique pure en composant pour lui-même ou ses amis d’assez nombreuses petites pièces pour piano, d’agréables mélodies vocales et jusqu’à des morceaux de musique religieuse ; il donnait aussi satisfaction à son goût pour les vieux maîtres de la musique française en réduisant pour piano et chant, en publiant à ses frais, avant que nul autre ne s’en avisât, la tragédie lyrique de Rameau : Castor et Pollux. Il s’essayait même à approcher de ces illustres modèles en mettant en musique pour son propre plaisir telle grande scène de Corneille ou de Racine ; enfin, comme sa plume ne restait jamais inactive, il s’amusait jusqu’en ces derniers temps à jeter sur le papier soit de petits vers ironiques, soit des fantaisies satiriques, voire des parodies complètes d’œuvres célèbres où la verve gauloise et le sel attique se mélangent de la plus agréable façon.

Charles Lecocq, somme toute, aura peut-être conquis, en étant contraint de travailler pour d’autres théâtres que l’Opéra-Comique, une situation préférable et une renommée supérieure à celle qu’auraient pu lui acquérir, salle Favart, des ouvrages qui eussent été forcément plus rares, puisqu’ils ne seraient pas répandus sur trois ou quatre scènes rivales. C’est pourtant là qu’il avait sa place marquée et ce fut pour lui un chagrin durable que de ne pas parvenir à l’occuper ; car le goût très vif qu’il avait pour les maîtres de l’ancien opéra-comique, le soin qu’il prenait, comme eux, de bien approprier sa musique à la parole, et jusqu’à la qualité de sa veine mélodique, qui aurait pu parfois être plus originale, mais qui était toujours très scénique, prouvent assez qu’il était bien, de leur lignée. Il avait toute raison de se considérer comme le digne héritier des maîtres de la comédie à ariettes, des Dalayrac, des Grétry, des Nicolo, et ne pouvait pas ne pas penser qu’il aurait mérité autant qu’un Grisar, qu’un Poise ou qu’un Bazin de les remplacer sur la scène même qu’ils avaient illustrée... Est-ce qu’il n’aurait pas dû se consoler de n’être pas monté aussi haut qu’il eût rêvé de le faire en voyant quelle était la popularité de sa musique et l’étendue de son succès ?

Adolphe Jullien

Personnes en lien

Journaliste

Adolphe JULLIEN

(1845 - 1932)

Compositeur

Charles LECOCQ

(1832 - 1918)

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date de publication : 03/11/23