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Uthal de Méhul

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Théâtre national de l’Opéra-Comique.
Seconde représentation d’Uthal.

Je disois hier qu’il falloit éviter le pathétique comme la peste de l’Opéra-Comique, et voilà aujourd’hui l’Opéra-Comique empesté d’une tragédie ou d’un grand opéra tragique. Quoique très-favorablement disposé en faveur de l’ouvrage, qui a du mérite, je ne puis pas honnêtement abjurer ma doctrine. Je dirai donc : la pièce est bien écrite, mais ce n’étoit pas là sa place. La pièce est digne de l’auteur de l’agréable épitre sur les Voyages ; mais le poète voyageur s’est égaré : au lieu de diriger sa route vers le superbe palais de Melpomène, vers le magnifique château de Polymnie, il est allé descendre avec toute la pompe de son grand deuil, et tout son cortège drapé de noir, au petit Trianon de Thalie, ou bien à Bagatelle. À son aspect les nymphes du bocage ont pris la fuite ; les Ris et les Amours effarouchés se sont envolés d’une aile rapide ; un nuage de tristesse a couvert ces asiles enchantés des Plaisirs et des Grâces, les bosquets de myrte et de roses se sont changés en bruyères et en forêt noire ; les chants joyeux des bergères, en concert funèbre ; le lugubre Larmor a succédé aux tendres Colins, aux Bastiens amoureux, et le féroce Uthal a pris la place des officiers enjoués ou des galans marquis.

Le sujet est pris dans le bon Plutarque : on nous donne cependant la pièce comme une imitation d’Ossian. Peut-être Macpherson, auteur des poëmes attribués à Ossian, a-t-il imité Plutarque. Je n’en sais rien ; car les poésies mélancoliques qui portent le nom du Barde Écossais, me sont très-peu familières, attendu qu’elles ne sont pas peu ennyeuses. J’aime mieux Homère, je l’avoue :

Homère adoucit les mœurs
Par ses riantes images ;

Ossian appesantit mes humeurs par son emphase et sa monotonie assommante : les brouillards de son paradis ne sont bons qu’à donner des fluxions ou des catharres. La galanterie et la mythologie des anciens montagnards de l’Écosse paroissent bien sauvages à ceux qui sont nourris des fables des Grecs.

Je n’ai pas le temps, et il n’importe guère de vérifier si le trait de Chelonis, rapporté dans la vie d’Agis et Cléomène, par Plutarque, a été transporté dans les poésies Erses, et attribué à Malvina. Peut-être que l’auteur d’Uthal a voulu profiter d’une espèce de vogue passagère dont les Bardes Écossais avoient joui à Paris : il a pensé qu’Ossian seroit plus à la mode que Plutarque, et je crois qu’il ne s’est pas trompé. Le sujet eût été dépouillé de toute espèce de prestige, si M. de Saint-Victor eût entrepris de le traiter dans les mœurs grecques. Il fut un temps où les Lacédémoniens auroient été d’un meilleur ton que les Bardes ; et je crois que dans tous les temps cette communauté d’anachorètes guerriers, fondée à Lacédémone par Lycurgue, intéressera tous les hommes sensés, beaucoup plus que le couvent des Bardes de l’Écosse, même avec leurs harpes d’or, qui ne furent jamais que de cuivre. Quoique l’austérité Lacédémonienne n’eût pas permis à Timothée d’ajouter quelques cordes à la lyre, je crois que les lyres des musiciens de Lacédémone étoient beaucoup plus harmonieuses que les harpes soi-disant d’or de ces anciens prêtres écossais, qui vivoient dans un temps et dans un pays où l’on ne voyoit pas beaucoup d’or, et où l’on ne savoit point de musique.

Uthal a détrôné son beau-père Larmor, de même que dans Plutarque Cléombrote est monté sur le trône à la place de son beau-père Léonidas ; mais il y a cette différence, que l’Écossais Uthal a chassé Larmor par la trahison et par la violence, au lieu que Léonidas a été destitué par les Ephores, comme n’étant pas roi légitime. Cléombrote, par conséquent, est moins coupable ; ce qui n’empêche pas que sa femme Chélonis ne le quitte pour aller dans le temple de Junon se mettre en état de suppliante avec son père ; mais lorsque son père sort de cet asile sacré, et part pour son exil, elle ne le suit pas ; elle revient auprès de son époux, et se contente de porter le deuil. Malvina, dans la pièce, est plus courageuse et moins esclave de la pudeur de son sexe ; car elle va la nuit chercher son père dans une épaisse forêt.

Après une ouverture d’une teinte sombre, et d’un bel effet de mélancolie, la scène s’ouvre par un orage : Larmor, le roi détrôné, paroît à la lueur des éclairs à-peu-près comme le roi Léar [sic], mais un peu moins digne de pitié ; car Léar a été chassé par ses propres filles, auxquelles il avoit abandonné sa couronne. Après avoir chanté une ariette analogue à sa situation, Larmor rencontre sa fille dans la forêt, et lui apprend que les guerriers de Morven s’arment pour sa vengeance. Malvina tremble alors pour son époux. Les Bardes, partisans de Larmor, arrivent sur la scène, et leur entrée a fourni au musicien une occasion de se distinguer.

Cependant Uthal, cherchant sa femme, parcourt la forêt : cette démarche d’un bon mari, ne convient pas beaucoup au caractère de ce farouche usurpateur, plus ambitieux qu’amoureux. La romance qu’il chante, quoique très-agréable, me paroît aussi déplacée ; car les scélérats et les traîtres ne chantent guère de romance. Uthal trouve Malvina qui ne le reconnoît pas, et lui demande sa protection pour son père contre son mari : le mari furieux se fait connoître, et veut emmener sa femme ; mais les cris qu’elle fait en se débattant éveillent les Bardes et les héros de Morven, qui dormoient en attendant la bataille. La situation devient embarrassante pour Uthal, qui se voit seul au milieu d’une armée ennemie. Dans le danger terrible qui le menace, il ne chante pas, il est vrai, de romance, mais il ne paroît pas effrayé : aussi résolu que les Amadis et les Roland, il tire son épée et brave l’armée entière. Heureusement il a affaire à des hommes généreux ; et quoique toutes les lois de la guerre permettent de faire prisonnier un ennemi surpris dans une embuscade, les enfans de Morven aiment mieux combattre Uthal, et acheter la victoire par beaucoup de sang, que de terminer la querelle sans coup férir par la prise du chef : humanité et générosité très-mal entendue et très meurtrière, mais qui a de l’éclat au théâtre, où rien n’est si froid que ce qui est raisonnable.

Uthal avoit été dans toute cette scène très-brutal et très-fanfaron ; il se croyoit sûr de vaincre, ou, s’il étoit vaincu, il promettoit du moins de mourir plutôt que de se rendre. Uthal est vaincu et ne meurt point : il reparoît sur la scène, chargé de fers, humilié et abattu. Larmor, en considération de sa fille, lui fait grace de la vie ; mais il le condamne à l’exil. Malvina, après avoir en vain épuisé tout ce que la tendresse peut imaginer pour fléchir le cœur d’un père, déclare qu’elle va suivre son époux en exil, par la raison qu’elle appartient au malheureux. C’est exactement la même chose dans Plutarque, dont l’auteur a imité tout ce qu’il a pu. Léonidas, étant remonté sur le trône, bannit Cléombrote ; et Chélonis aime mieux accompagner dans sa fuite un époux infortuné que de partager un trône avec son père. Le caractère de Chélonis est absolument le même que celui de Malvina ; mais ce beau caractère convient mieux à l’histoire qu’au théâtre, par la raison qu’il est passif et sans mouvement.

Rien n’est plus touchant que la description que fait Plutarque de cette Chélonis suppliant son père en faveur de son mari : elle le tenoit étroitement serré entre ses bras ; près d’elle étoient ses deux petits enfans, « l’un d’un côté, l’autre de l’autre[1], tellement que tous les assistans s’en émerveilloient et ploroient par compassion de voir la débonnaireté et charité de cette dame, laquelle montrant son vêtement de deuil et ses cheveux épars, sans ornement quelconque, se prit à dire : O mon père, ce n’est point la pitié que j’ai de Cleombrotus qui m’a fait prendre cet habit et cette contenance ; mais ce deuil a toujours demeuré avec moi ; je l’ai toujours porté depuis le commencement de tes maux, quand tu fus chassé en exil. Que dois-je donc faire maintenant ? Faut-il continuer de vivre dans le deuil et porter ce lugubre vêtement lorsque, vainqueur de tes ennemis, tu es restitué en ta royauté ? Fait-il prendre les habits royaux et robes de parement, lorsque tu veux occire le mari auquel tu m’as donnée fille en mariage ? Hélàs ! le malheureux, s’il ne peut te mouvoir à pitié et obtenir de toi mercy par les larmes de sa femme et de ses enfans, il souffrira une peine encore plus dure que celle que tu lui destines, puisqu’il va voir sa femme, laquelle il aime plus chèrement que chose de ce monde, mourir devant ses yeux : autrement de quel front oserois-je me trouver dans la compagnie des autres honnêtes dames, après avoir été rebutée par mon père en riant pour mon mari, repoussée par mon mari en priant pour mon père, fille et femme toujours malheureuse et méprisée des miens, etc.

Chélonis, en faisant ces regrets et lamentations, mit son visage dessus la tête de Cleombrotus, et jeta ses yeux enfoncés de douleur et fondus à force de larmoyer, devers les assistans ; par quoi Léonidas, après avoir un peu communiqué avec ses amis, commanda à Cleombrotus qu’il se levât de là, et qu’il s’en allât hors de la ville en exil, priant sa fille qu’elle voulût demeurer pour l’amour de lui, et n’abandonner point son père qui l’avoit tant aimée, que pour l’amour d’elle il avoit sauvé la vie à son mari ; mais quoi qu’il dît, il ne put la persuader ; mais se levant en même temps que son mari, elle lui tendit un de ses enfans, prit elle-même l’autre entre ses bras ; puis, ayant fait son oraison devant l’autel de la déesse[2], elle s’en alla en exil avec lui. »

Plutarque termine ce récit pathétique par une réflexion où il y a autant de sensibilité que de sagesse et de bon esprit : « De manière, dit-il, que si Cleombrotus n’avoit pas eu le jugement dépravé par ambition et vaine gloire, il eût regardé l’exil avec une telle femme, comme un plus grand honneur que la royauté sans elle. »

C’est peut-être aussi par complaisance pour le musicien, que l’auteur des paroles a préféré à la naïveté, au naturel de Plutarque, la sombre emphase et la couleur mélancolique d’Ossian. Cette mélancolie, dont on a voulu faire un nouveau genre particulier à la littérature moderne, est une maladie des hordes septentrionales, que la solitude, l’âpreté du climat et l’habitude de voir des objets affreux, condamne à une continuelle tristesse. Tous les sauvages sont des animaux tristes ; leur mélancolie n’est ordinairement que l’absence des idées. Voyez le sauvage lorsque la faim ne le tourmente pas, nonchalamment étendu au pied d’un arbre, il a l’air de rêver ; il dort, ou il ne songe à rien : on croiroit qu’il est sensible, il n’est que stupide. C’est des peuples du Nord, c’est de l’Angleterre, de l’Écosse, de la Germanie que nous est venu ce coloris noir, ce désordre d’une imagination bizarre, cette mélancolie lourde et monotone, qui ne consiste que dans une vaine enflure et une ridicule parade de métaphores outrées.

Est-ce donc chez les habitans sauvages de la Calédonie, chez les Cattes et les Chérusques qu’il faut aller chercher des modèles de littérature, quand nous avons devant les yeux les chefs-d’œuvre du peuple le plus poli et le plus ingénieux de l’univers, né sous le plus beau ciel et le climat le plus heureux ? Il n’y avoit guère qu’une femme suisse qui pût imaginer des beautés d’un ordre supérieur dans ce jargon ampoulé d’une mélancolie niaise et insensée. Il y a dans Tibulle de la douce et tendre mélancolie inspirée par le goût et les graces ; il y a en de plus profonde dans Virgile ; mais il n’y a qu’un insipide fatras dans le pleureur Young, une foule d’Anglais et d’Allemands, qui voudroient nous faire prendre pour du sentiment les songes d’un cerveau malade. Les Barbares qui ont conquis et dévasté l’Europe, nous ont infectés de leurs galanteries fades, de leurs rêveries soi-disant passionnées, et de leur radotage, qui passe pour sensibilité. Ce genre mélancolique est le quiétisme du sentiment. Ce quiétisme prend sur-tout aux époques où le physique l’emporte sur le moral, et les sensations sur la pensée. Il y a telle femme d’esprit qui se met en tête de faire la bête pour paroître sensible. En se nourrisant ainsi de sottises, de fadaises et de chimères, auxquelles on attache la plus haute importance, l’esprit s’égare, le jugement se perd, la raison s’affoiblit, l’âme s’énerve : à force de faire la bête, on le devient.

Il y a du style, des vers soignés, et même de l’intérêt dans ce petit drame ; la musique a de l’expression et du caractère : on y trouve des airs d’une belle facture, et des morceaux d’ensemble d’un grand effet. Pour lui donner une teinte plus sombre, on a retranché les violons, et l’on n’a fait usage que des quintes et des instrumens à vent. L’auteur est parvenu à son but ; sa musique porte dans l’âme une impression de tristesse : c’est une composition qui fait honneur au talent de M. Méhul ; mais je dirai toujours qu’elle est d’un genre peu convenable à ce théâtre. Les acteurs, novices dans la déclamation tragique, s’en sont mieux tirés que je ne l’aurois pensé. Gavaudan, dans le rôle d’Uthal, est un Talma, un Damas ; Solié, qui représente Larmor, est le Saint-Prix ; et Mad. Scio tout au moins la Duchesnois de la comédie lyrique. La seconde représentation avoit attiré du monde, et n’a pas été moins heureuse que la première. Les auteurs ont des amis braves, zélés et nombreux, et l’ouvrage pourra se soutenir quelque temps. Bien des gens trouveront plaisant d’aller entendre la tragédie à l’Opéra-Comique.

[1] Je me sers de la traduction d’Amyot, en faisant quelques changemens aux endroits que le vieux style rend obscurs.

[2]On ne sait quelle est cette déesse ; c’est peut-être Junon, dans le temple de laquelle Agis, collègue et associé de Cléombrote, s’étoit réfugié. Quant à Cléombrote, Plutarque dit qu’il avoit choisi pour asile le temple de Neptune.

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Compositeur

Étienne-Nicolas MÉHUL

(1763 - 1817)

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Uthal

Étienne-Nicolas MÉHUL

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Jacques-Maximilien-Benjamin Bins de SAINT-VICTOR

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date de publication : 21/09/23