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Carmen de Bizet

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Lorsque Mérimée publia, vers 1834 ou 1835, et si nous avons bonne mémoire, cet étrange récit, Carmen, il ne se doutait certes pas qu’il préparait un futur livret d’opéra comique.

Au moment où parut Carmen, une tendance généreuse et nouvelle, poussée trop loin depuis, commençait à se faire sentir dans les œuvres littéraires.

Claude Gueux, Le Dernier jour d’un condamné, etc., etc., avaient ramené vers les malheureux et les coupables bien des regards qui s’étaient d’abord détournés indifférents ou indignés. On commençait à ressentir une sympathie singulière pour ces êtres peut-être poursuivis par la fatalité antique, réduits à de vulgaires proportions. À la malédiction unanime dont on les poursuivait naguère commençait à se substituer cette réflexion redoutable : La faute est-elle bien à eux seuls, et ne faut-il pas, pour demeurer équitable, tenir compte de l’éducation donnée et des exemples reçus ?

C’est au milieu de ces préoccupations que parut Carmen.

On connaît l’histoire de Carmen. Un jeune voyageur français, amené en Espagne par des recherches scientifiques, est accoudé un soir sur le parapet d’un pont de Séville ; une jeune fille d’aspect agréable vient se placer près de lui. La conversation s’engage sur un ton doux et familier. Sous prétexte de bonne aventure, Carmen, c’est elle, attire dans un repaire le jeune voyageur, qui a eu l’imprudence de tirer et de faire sonner devant elle sa montre d’or. Avec l’indifférence du sauvage, qui vous tue pour vous prendre une verroterie, Carmen ne reculerait pas devant un meurtre pour s’approprier le bijou dont elle a envie ; mais, grâce aux observations de son complice et associé Don José, elle consent enfin à devoir la montre à des moyens plus doux, c’est-à-dire qu’elle la vole ou la fait voler. Le jeune savant s’éloigne ; il a presque oublié cette aventure, lorsque, quelques mois après, il retrouve, dans la cellule des condamnés à mort et devant être garrotté le lendemain, Don José, soldat devenu déserteur après avoir frappé son supérieur, contrebandier devenu assassin !

Le jeune Français qui a retrouvé sa montre et pardonné, aussi bien à Don José qu’à Carmen, offre à Don José des cigares, ce pain de l’Espagnol, et le malheureux condamné lui raconte alors sa triste histoire. Carmen, avec ses alternatives de tendresse et de mépris, l’a perdu ; il n’a pu se contenter de la modeste part qu’elle lui offrait dans une affection trop partagée et mêlée de trop d’orages, et, dans une scène de jalousie bien suffisamment motivée, il lui a donné deux coups mortels, d’un de ces terribles couteaux espagnols qui, fermés, ont à peu près la forme et l’aspect d’un gros poisson de cuivre et d’acier, et, ouverts, presque la dimension d’un sabre de cavalerie. Carmen est morte en fixant sur son assassin son grand œil noir. Son regard s’est troublé, puis s’est éteint, dit le misérable. Il est alors venu se remettre aux mains de la justice, et le récit finit par ces mots mélancoliques qui livrent le secret et l’intention de l’auteur : Pauvre enfant, ce sont les callé (bohémiens) qui sont coupables de l’avoir élevée ainsi !

Aux époques d’attendrissements faciles, cette excuse peut être admise.

Aux époques de logique inflexible, on répondrait à une telle réflexion par celle-ci : d’autres êtres aussi abandonnés que Carmen, aussi entourés de tristes exemples, ont tiré leur épingle de ce mauvais jeu et ont fini par gagner dans d’aussi dangereuses parties une digne vie et une honorable mort. Grâce à Dieu, nous n’avons pas à nous prononcer en faveur d’une de ces deux opinions, et nous revenons bien vite à notre modeste tâche, l’examen du sujet et du livret de Carmen.

La mission du théâtre, et surtout celle du théâtre musical, consiste à représenter les faits et gestes des personnages qu’il emploie. Les raisonnements et les appréciations philosophiques ne sont pas ordinairement de son ressort. Le style lui-même, ce manteau d’or jeté parfois sur des épaules débiles, le style, dans un livret d’opéra comique, comme ces personnages que Claude Lorrain donnait, disait-il, par-dessus le marché à ceux qui achetaient ses magnifiques paysages, n’a qu’une importance, réelle, mais secondaire. Or, dans la Carmen de Mérimée, le style est magnifique, les réflexions qui naissent de cette sombre histoire sont fécondes, mais les faits représentés ne sont rien moins que sympathiques ; et malgré toute l’adresse des auteurs, malgré tout le talent déployé par les artistes, le sujet de Carmen est vraiment un peu trop... original, surtout pour le théâtre sur lequel il vient d’être représenté.

Certes, les auteurs de Carmen sont de trop habiles gens pour ne pas avoir pris quelques précautions en maniant ce dangereux sujet. Le livret de Carmen leur doit le personnage sympathique d’une jeune fille envoyée par la mère de Don José pour veiller sur lui. Mais cette Alice navarraise a moins de succès que l’Alice qui arrive de Normandie, et dans le cœur de Robert Don José c’est Carmen-Bertram qui l’emporte, bien qu’elle expire au milieu de son triomphe. Si le conte de Mérimée a gagné à sa transformation en opéra comique l’aimable personnage si bien représenté par Mlle Chapuy, il a perdu dans cette transformation un type d’officier anglais qui pouvait amener un peu de comique dans un ouvrage où les effets comiques ne sont pas nombreux ! nul doute qu’un habit rouge à brandebourgs d’or n’eut suffi à dérider le bon public de la salle Favart, qui accueille toujours avec de si francs éclats de rire l’officier anglais du Domino noir. En somme, le livret de Carmen est habilement disposé pour la scène, et, étant donné ce sujet peu musical, convenablement coupé pour la musique.

Et maintenant, venons à l’examen attentif de l’œuvre nouvelle de M. G. Bizet. Le moment musical où nous sommes arrivés aujourd’hui exige d’ailleurs, à propos d’une œuvre sérieuse, d’être sérieusement apprécié.

À certaines époques de l’histoire de notre art, époques qui reviennent presque avec la périodicité de phénomènes astronomiques, les mêmes causes amènent inévitablement les mêmes effets. Une partie du public, plus délicate ou plus impatiente que l’autre, fatiguée de formes épuisées d’une langue vieillissante dont les expressions émoussées sont devenues impuissantes à éveiller les sensations, éprouve tout à coup un irrésistible besoin de choses nouvelles. C’est l’instant où se mettent en route les chercheurs, en quête de sentiers inconnus ; c’est l’heure où, à Florence, dans le salon du palais Bardi, le vieux Galilei, Peri, Caccini, Cavaliere lassés de l’art madrigalesque, se tournent vers l’antiquité pour lui demander le secret de ces grandes tragédies antiques de l’imitation desquelles naîtra l’opéra.

Les novateurs lancent alors à la tête de leurs adversaires cette épithète mal sonnante : Orecchie di corne. Mais, en revanche, le chanoine Artusi insulte et raille les novateurs, en reprochant à Monteverde ses triples dissonances et ses septièmes sans préparation.

Plus tard aussi, lorsque la France est fatiguée du style solennel de Lulli et de Rameau, cette même partie du public se jette avec transport dans les bras de Pergolèse et de la voluptueuse école de Naples, abandonnée depuis, pour suivre les sentiers conduisant au réel et au vrai que montrent, en y marchant les premiers, Monsigny, Grétry et Gluck ! puis enfin c’est la langue musicale elle – même qui, sous les mains d’Haydn, de Mozart, de Cherubini, devient et plus riche et plus forte, malgré les observations des musiciens qui ne savent pas l’harmonie et protestent contre les audaces, au nom de la clarté et de la simplicité.

Que la modestie de M. G. Bizet ne s’effraye pas de tant de grands noms cités à propos de son œuvre : nous traitons ici une question générale, avant d’en venir à la question, particulière et personnelle.

Or donc, pendant que la partie du public dont nous avons parlé tout d’abord, guidée par l’amour de l’inconnu et le légitime espoir des découvertes, s’engage dans les sentiers difficiles de la montagne à la suite de prophètes, vrais ou faux, qui ne lui donnent quelquefois, il est vrai à se mettre sous la dent, que ce maigre ordinaire : les cinq pains et les trois poissons légendaires, l’autre partie assise commodément devant de gras festins, respirant les bouquets de seconde fraîcheur, mangeant les pêches froissées des mélodies banales du demi – monde musical, jouit sans fatigue des reliefs d’un art dégusté et approuvé par les ancêtres.

Voilà ce qui, premièrement, explique et justifie les honorables tentatives de la jeune école musicale française ; voilà, ensuite, ce qui explique, sans les justifier, d’autres succès fructueux qu’il est inutile de désigner ici d’une façon plus directe. Quant à nous, notre choix n’est pas douteux, et, quoique nous entrions toujours avec un respect charmé dans les grandes œuvres du passé, nous nous engageons avec sympathie dans cette compagnie en partance pour essayer de gravir les cimes que beaucoup n’atteindront pas, et où sont déjà inscrits les noms de Thomas, de Gounod, de Félicien David, et aussi celui d’un autre grand musicien étranger, l’auteur de Lohengrin !

La partition de Carmen, cause et prétexte de cette trop longue digression, est une de ces tentatives dont nous parlions tout à l’heure. L’orchestre de M. Bizet est travaillé et fouillé comme celui d’une symphonie, et quoique nous pensions que la musique de théâtre doive être peinte, à de plus larges traits, nous avons vivement applaudi avec le public, dans l’œuvre nouvelle : la chanson espagnole du premier acte :

Si tu ne m’aimes pas, je t’aime !
Si tu m’aimes, prends garde à toi !

un chœur de cigarières, d’une couleur plus allemande qu’espagnole ; le duo entre Micaëla et Don José ; au deuxième acte, des airs de ballet originaux et bien orchestrés ; l’air de Bouhy : Toréador, en garde ! morceau vigoureusement rythmé et qui tranche un peu sur le ton général de la partition ; un quintette : En matière de tromperie, grand morceau bien conduit et développé dans une forme nouvelle plutôt symphonique que vocale ; au troisième acte, un bon chœur qui, comme tous les chœurs de Carmen a le tort d’être d’une exécution bien difficile. Il faut citer aussi parmi les morceaux les plus heureux et les mieux accueillis, le morceau dit : des Tireuses de cartes. Voilà avec un joli arioso de Mlle Chapuy, et une marche sonore au quatrième acte, quelques-uns des points les plus saillants du nouvel opéra.

Ce qu’il faut louer surtout dans l’ensemble de la partition de Carmen, c’est l’horreur du banal et du convenu, c’est la nouveauté de la forme et l’habileté de l’instrumentation.

Une critique plus sévère pourrait peut-être reprocher à M. G. Bizet d’avoir quelque peu abusé dans ses harmonies du chromatique et des altérations.

Il y a souvent dans la partition de Carmen de ces jolis effets d’instruments à vent qui font songer à la musique que M. Bizet a écrite pour l’œuvre si remarquable et si littéraire de M. Alphonse Daudet : L’Arlésienne. L’exécution musicale de Carmen est bonne. Mme Galli-Marié fera encore mieux aux représentations suivantes qu’à la première ; il était facile de voir qu’elle était préoccupée de la façon dont le personnage singulier qu’elle représente allait être accueilli.

M. Bouhy a dit avec verve les couplets du Toréador ; M. Lhérie a joué et chanté d’une façon sympathique le rôle un peu effacé de Don José ; Mlle Chapuy dans le petit rôle de Micaëla, a eu, comme comédienne et comme chanteuse, les honneurs de la soirée. MM. Dufriche et Duvernoy ont complété un bon ensemble. Est-il possible que des artistes de la valeur de Mlle Ducasse et Chevalier aient consenti à se charger de rôles comme ceux des deux commères de Carmen ?

L’orchestre a bien été ; les chœurs sont d’une exécution bien difficile !

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date de publication : 21/09/23