Les Danaïdes de Salieri
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE
La Reine a honoré ce spectacle de sa présence.
M. de Suffren ayant été aperçu du Public, dans le moment où il est venu prendre sa place au Balcon, a été applaudi universellement & avec transport. Malgré la foule incroyable des spectateurs qui se gênaient & se fatiguaient mutuellement, ces applaudissements ont duré très longtemps. L’orchestre, animé par ces témoignages publics de la joie universelle, l’a salué d’une fanfare avec les timbales & trompettes. Le public a crié bis, & la fanfare a recommencé.
Si les sujets tragiques qui présentent de grandes actions et de grands mouvements, sont propres au genre de l’Opéra, celui des Danaïdes ne laisse rien à désirer sous ce double aspect.
L’action commence à l’arrivée des fils d’Égiptus, qui trouvent sur le bord de la mer tout préparé pour les serments de paix & d’alliance entre eux & Danaüs, Roi d’Argos, leur oncle. Ces serments ont lieu, & l’acte entier est consacré aux témoignages de joie & de tendresse de la part de ces nombreux époux.
Danaüs, qui n’a consenti au mariage de ses cinquante filles avec ses cinquante neveux, que pour faire tomber ces derniers dans le piège qu’il leur tend, & qui n’a appuyé sa réconciliation de serments sur les autels, que pour leur donner la sécurité nécessaire pour le succès de son projet, conduit au second acte ses filles dans un lieu souterrain de son palais consacré à Némésis. Là, il leur rappelle qu’Égiptus l’a chassé de son trône & ce qu’elle ont eu elles-mêmes à souffrir des suites de cette persécution ; il les prévient que ce même Égiptus a chargé ses fils de les faire toutes périr après le mariage, & pour prévenir ce crime, il leur propose de jurer de massacrer elles-mêmes leurs époux. Ces Furies embrassent la statue de Némésis & font l’affreux serment. La seule Hypermnestre se tient à l’écart, & témoigne par quelques àparté, l’horreur que ses sœurs lui inspirent. Danaüs, qui l’a observée, reste seul avec elle, lui reproche sa désobéissance, lui ordonne de se joindre à ses sœurs, lui recommande le secret sous peine de périr elle-même avec Lincée son époux, & la prévient que ses démarches seront toutes éclairées, & les moindres discours entendus.
La scène au troisième acte, représente un jardin orné pour une fête consacrée à Bacchus & aux Dieux d’Hyménée. Les époux & les épouses boivent dans la coupe de l’Hymen, qu’Hypermnestre refuse. Danaüs, au milieu de ses filles, les excite à la joie. Il fait à Hypermnestre de tendres reproches sur son refus, rassure Lincée, lui promet de ramener sa fille à l’obéissance, & quitte la fête en recommandant à son Confident d’avoir les yeux perpétuellement ouverts sur Hypermnestre & Lincée.
Hypermnestre, au 4e acte, fait tous ses efforts pour détourner son père de son projet barbare. Danaüs lui ordonne de nouveau de s’unir à ses sœurs & lui renouvelle ses menaces dans le cas où elle se permettrait une indiscrétion. Hypermnestre a gagné un Chef de la garde du Palais, qui lui a promis de favoriser la fuite de Lincée ; mais la difficulté est de faire comprendre à Lincée la nécessité de fuir. Hypermnestre, craint, en lui déclarant le projet, de compromettre la vie de son père : elle craint même pour la vie de Lincée, dans le cas où elle serait entendue ; cependant l’heure approche, le signal se donne & les oreilles de ces deux Amans sont frappées par les accents douloureux des malheureuses victimes. Hypermnestre, qui n’a plus rien à ménager, lui dit qu’on égorge ses frères & le remet entre les mains du Chef de la garde qui doit protéger sa fuite.
Le 4e acte, tant dans le Poëme imprimé que lors des répétitions, se terminait à cette horrible catastrophe ; mais à la représentation, on a fait un changement heureux, & qui prête encore plus au mouvement de l’action si nécessaire à ce Théâtre. Le silence qui succède aux cris des victimes, suppose leur mort ; les Danaïdes entrent en foule & en désordre sur la scène ; elles sont vêtues en Bacchantes ; elles portent dans leurs mains des poignards, des tambours ou des torches enflammées ; elles chantent en chœur un Hymne à Bacchus. Danaüs, qui n’a point reconnu le corps de Lincée, arrive, se plaint à ses filles de ce qu’une victime lui est échappée, & tous sortent pour la chercher et l’immoler.
Hypermnestre, inquiète sur le sort de Lincée, ouvre le cinquième acte. Danaüs arrive, lui reproche sa perfidie ; Hypermnestre rassurée, par le chagrin de son père, suppose, avec raison, que Lincée lui est échappé : elle ne peut dissimuler sa joie. Danaüs la fait charger de chaînes ; on vient annoncer à ce Roi barbare, que Lincée, à la tête d’une troupe nombreuse, assiège les portes du Palais. Toujours avide de sang, il veut avant de mourir jouir du plaisir d’immoler sa fille ; mais prêt à frapper, il est lui-même frappé par un de ses sujets. Dans le moment Lincée entre ; il se réunit à Hypermnestre : mais la foudre qui gronde, leur fait craindre d’habiter plus longtemps ce Palais de Sang. Tous se retirent ; le Palais s’ébranle & s’écroule ; le Théâtre représente le Tartare : on y voit Danaüs enchaîné sur un rocher, éprouvant le supplice de Prométhée ; sa tête est frappée plusieurs fois par la foudre. Les Danaïdes sont, les unes enchaînées en groupe, les autres poursuivies par les furies, & toutes tourmentées par le fer & le feu ; une pluie de feu, qui frappe indistinctement tous les habitants de cet affreux séjour, termine cette scène d’horreur.
On y voit, par le compte que nous venons de rendre, que l’auteur a profité de toutes les situations que le sujet pouvait lui présenter. Nous croyons qu’on doit lui savoir gré d’avoir multiplié les fêtes. L’effet de ces épisodes est de distraire du sujet principal, & ce qui est regardé, avec raison, dans les ouvrages ordinaires comme un défaut, devient dans celui-ci une adresse dont l’auteur doit s’applaudir.
La musique est de la composition de M. le Chevalier Gluck, & de M. Salieri, maître de la musique de la Chambre de l’Empereur. Nous ignorons jusqu’à quel degré le sublime auteur des deux Iphigénies, d’Alceste, d’Armide, &c. a influé sur cette composition ; mais il ne paraît pas que le public y ait remarqué aucune disparate, ce qui doit faire supposer que M. Salieri est digne de s’associer à ce grand homme, & que d’après les principes qu’il en a reçus, il sait respecter les convenances théâtrales.
Il est peu d’ouvrages qui présentent un ensemble aussi riche & aussi important. La multiplicité des personnages, le nombre des décorations & leur genre pittoresque, la belle exécution des machines, le brillant des costumes & le choix des sujets dans tous les genres, ont influé nécessairement sur le succès de la première représentation.
Le tems ni l’espace ne nous permettent pas d’entrer dans le détail des morceaux qui ont obtenu le plus d’applaudissements ; mais nous croyons devoir prévenir que les Ballets, qui sont de la composition de M. Gardel, produisent un effet absolument nouveau. Ce maître a senti qu’il ne fallait pas trop distinguer les frères entr’eux & les sœurs entr’elles ; il en est résulté que les premiers sujets font corps avec les figurants, & cette union tourne au profit des danses générales, dont l’exécution fait éprouver un plaisir inconnu jusqu’alors.
Les rôles de Danaüs, Hypermnestre & Lincée, sont rendus par M. Larrivée, MmeSt. Huberti & M. [Lainez]. L’attention soutenue que leur donnent les spectateurs font l’éloge de leur jeu & celui du Poëme. Nous reviendrons, lors des représentations suivantes, sur les détails qui peuvent intéresser les lecteurs & faire connaître l’ouvrage entier dans toutes ses parties.
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Les Danaïdes
Antonio SALIERI
/François-Louis Gand Le Bland DU ROULLET
Permalien
date de publication : 21/09/23