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Opéra. Ariane

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OPÉRA. — Ariane, opéra en cinq actes de M. Jules Massenet[1].

Une œuvre nouvelle de M. Jules Massenet est un gros événement musical, car, de l’avis incontesté de tous les musiciens, M. J. Massenet est actuellement le premier compositeur lyrique français, on peut même dire du monde entier.

M. J. Massenet est la personnification de la musique lyrique et, ce qui est plus rare, un dramaturge et un metteur en scène aussi remarquable que M. Sardou. Avec cela, doué d’une puissance et d’une rapidité de travail telles que cet homme prodigieux a pu écrire jusqu’ici une vingtaine d’ouvrages, dont chacun, avec les ressources compliquées d’orchestration qu’offre aujourd’hui la perfection des instruments, demande un travail matériel de douze à quinze mois, soit dix fois au moins ce qu’il fallait il y a cinquante et cent ans, avec les moyens réduits dont on disposait alors. Il « pense » toute sa musique et la conserve éclose en son cerveau, sans se servir du piano ; il l’entend tout entière intérieurement et cependant il lui serait impossible de la jouer, puisqu’il la compose d’abord pour l’orchestre et que c’est seulement lorsqu’elle est entièrement conçue qu’il se met à écrire, sans aucune rature dans tout le manuscrit.

M. J. Massenet est le compositeur lyrique dont le bagage est le plus considérable à notre époque ; la quantité de ses ouvrages atteint presque le chiffre des œuvres de Rossini et d’Auber, ces deux musiciens à l’inspiration facile et au cerveau productif.

*

Le livret de M. Catulle Mendès est emprunt d’un grand sentiment lyrique. Thésée, roi d Athènes, est venu, avec son fidèle compagnon Pirithoüs dans l’île où règne Minos, tuer le Minotaure, qui, chaque année, exige d’Athènes un tribut de jeunes vierges et de jeunes guerriers. Ariane, dont l’amour est instinctif, absolu, sans complications intellectuelles, lui a livré le fil, le secret du labyrinthe, qui lui permettra de se frayer un chemin, parmi les dédales, jusqu’auprès du monstre.

Sa sœur, Phèdre, chasseresse ignorante des douceurs de l’amour, s’irrite des sentiments qui s’éveillent dans le cœur d’Ariane ; mais des cris retentissent : Thésée est vainqueur du Minotaure et c’est à Ariane que s’adressent ses pensées d’amour et de reconnaissance. Il l’emmènera avec lui à Athènes, où elle sera reine ; Phèdre les suivra, inconsciente ; mais un amour secret, imposé par le destin, fatal en sa passion qui couve, rendra Thésée amoureux d’elle et c’est de ce double amour pour les deux sœurs que découlera le drame.

La galère qui transporte Thésée et sa suite fait naufrage dans l’île de Naxos, lieu enchanté, à la luxuriante floraison, invitant au repos délicieux ; Thésée s’abandonne aux douceurs de l’amour ; mais une inquiétude s’est emparée de son cœur : il n’aime plus Ariane et c’est Phèdre qu’il désire. Il lui déclare son amour auquel répond la flamme de Phèdre : Ariane, surprenant leur premier baiser, tombe inanimée.

Phèdre, sur ces entrefaites, meurt, un peu de remords, mais plutôt d’un vulgaire accident, nécessaire à la confection des deux derniers actes. Ariane, dans un sublime mouvement d’abnégation, va chercher sa sœur aux enfers et la ramène au soleil de Naxos ; mais cet élan du cœur est inutile, car Thésée n’a pas plutôt revu Phèdre qu’il sent son amour plus ardent que jamais et l’emmène sur sa galère à Athènes, tandis que, dans le crépuscule qui décroît, l’amante délaissée s’abandonne aux sirènes de la mer et disparaît avec elles dans les flots.

*

Le livret de M. Catulle Mendès, qui est un poète, un dramaturge et en même temps un musicien remarquable, se prête admirablement à la scène et à la musique. On peut lui reprocher quelques longueurs au deuxième acte qui se passe tout entier sur le navire et que remplit insuffisamment un duo d’amour et une tempête anodine. Le troisième acte dégage une profonde impression lorsque, le cadavre de Phèdre emporté par les soldats, Ariane tombe épuisée sur un rocher et que le violon-solo exhale douloureusement le leitmotiv de l’amour qu’elle ressent encore pour Thésée ; il est regrettable que la toile ne tombe pas à ce moment. L’action reprend aussitôt avec une apparition de Cypris entourée de Grâces roses et mauves, auxquelles elle ordonne d’accompagner l’amante héroïque au séjour des morts. Cette trop aimable fin d’acte gagnerait à être coupée, car elle détruit l’effet dramatique et personne ne serait choqué de se trouver à l’acte suivant dans les enfers pour y suivre la trop sensible Ariane.

Mais ces légers reproches n’atteignent pas le musicien qui nous a donné une partition exquise ; en ces cinq actes, on ne rencontre rien de commun, ni de banal ; tout est intéressant, vibrant, passionné, émouvant. Sans doute la muse de M. J. Massenet, qui fut toujours aimable, manque-t-elle un peu de force dans la description de la tempête du deuxième acte et de tragique dans la scène des enfers ; mais les passages de tendresse, les pages d’amour et de séduction sont du moins rendus avec ce charme pressant et subtil auquel l’auteur de Manon et de Werther nous a habitués.

M. J. Massenet, est-il besoin de le dire, est une personnalité musicale trop importante et un trop grand artiste pour avoir cherché à faire une concession quelconque au goût actuel et à moderniser sa pensée ; il est resté tel que nous l’avons toujours connu et aimé ; il ne s’est laissé influencer par aucune école, par aucune doctrine, par aucun procédé ; il est demeuré lui-même et il a écrit ce que le public appelle « du Massenet » ; le « Massenet » est, en effet, un genre fort apprécié, hautement estimé, que tant de musiciens ont cherché à imiter depuis trente ans ! Or, Ariane est bien du Massenet et du meilleur...

La partition abonde en morceaux de chant dont vont s’emparer les salons ; c’est, au premier acte, la prière « Chère Cypris », puis le leitmotiv, sur lequel, en contre-chant, Ariane dépeint son amour naissant, et l’arioso de Thésée : « Ariane, ô bouche fleurie ».

Le long duo d’amour du deuxième acte contient d’exquises choses, encore que la passion n’en soit très jeune ni très ardente ; c’est l’expression d’un amour un peu bourgeois ; il manque d’héroïsme et de grandeur ; la tempête peut supporter la même observation.

Tout cela est un peu terne, bien que l’on puisse dire que ce deuxième acte appartient à l’amour instinctif et naturel et que la passion ne va commencer qu’au troisième.

Le troisième acte, en effet, le plus réussi au point de vue scénique, eût suffi à décider le succès de l’ouvrage ; la passion ardente y éclate ; le mouvement dramatique vous saisit et l’émotion vous étreint. La scène où Ariane, sentant l’amour de Thésée lui échapper, demande à Phèdre d’intercéder pour elle ; puis celle où Phèdre, malgré sa passion naissante, se jure à elle-même d’accomplir son devoir ; le duo, enfin, entre Thésée et Phèdre, où l’amour fatal, inconscient, les jette aux bras l’un de l’autre, tout cela est vibrant, emporté et écrit avec tout l’enthousiasme des vingt ans. Jamais M. Massenet ne fut plus jeune et mieux inspiré !

Le quatrième acte est plus particulièrement symphonique ; l’enfer grec, monotone, désolé et serein, où une enfant, la reine Perséphone, pleure, un triste lis entre les doigts, sa funèbre destinée, n’a rien de lugubre et de sinistre ; il est seulement triste et morose, mais, tel qu’il est, c’est un enfer auquel on se ferait encore assez volontiers. Au surplus, le ballet sombre que l’on y voit n’est pas fait pour l’attrister, non plus d’ailleurs que pour l’égayer.

Le cinquième acte, assez court, amène rapidement le dénouement avec le deuxième et assez puéril enlèvement de Phèdre par le volage Thésée.

Parmi les interprètes, il faut tirer hors pair Mlle Bréval, absolument remarquable et de beaucoup supérieure à tous : tendre, aimante, passionnée, dramatique tour à tour, elle a donné à chaque scène sa valeur et son interprétation parfaites, et Ariane demeurera certainement une de ses plus belles créations. Mlle Grandjean, si supérieure dans le répertoire wagnérien, n’a eu ici que le mérite de chanter impeccablement des phrases à la grâce mélodique et à l’invincible charme. Mlle Lucy Arbell est une Perséphone correcte ; Mlle Berthe Mendès, une Eunoë gracieuse, et Mlle Demougeot une Cypris trop imposante.

Deux personnages masculins seulement : M. Delmas, que l’on ne voit pas assez et qui ne chante pas assez, et M. Muratore, que l’on voit trop, qui crie trop et qui se livre à une mimique extraordinaire et désordonnée : la passion du cœur de Thésée est-elle tout entière dans les gestes ?

La mise en scène de M. Gailhard est particulièrement luxueuse, spécialement au deuxième acte, avec ce navire de seize mètres évoluant sur la scène ; les décors des quatrième et cinquième actes sont également fort beaux.

M. Paul Vidal a obtenu de son orchestre une netteté d’exécution et une attention dignes de lui et de M. J. Massenet.

En résumé, Ariane fut un gros succès dont le retentissement sera long.

Charles Bert.

[1] Partition, chez MM. Heugel et Cie, Au Ménestrel, 2 bis, rue Vivienne.

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Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Jules MASSENET

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date de publication : 01/11/23