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Le Paradis perdu de Dubois

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Le Conseil municipal nous occupe généralement peu. Ses actes politiques ou administratifs appartiennent à la polémique de journaux dont les tendances ne sont pas exclusivement artistiques comme les nôtres. Aujourd’hui, par hasard, nous avons voix à la discussion. Ce ne sera sans doute pas la dernière fois. Nos délégués sont disposés à encourager les arts et les musiciens paraissent appelés à bénéficier tout particulièrement de ce généreux patronage.

Le concours auquel nous devons les deux partitions de MM. Dubois et Godard est de fondation récente, et tout porte à croire qu’il donnera d’excellents résultats. L’audition de mercredi dernier nous en offre l’augure. Le Conseil municipal a pensé avec raison qu’une somme de 10 000 francs ne récompensait pas suffisamment le compositeur favorisé par lui. L’argent paye le temps dépensé. C’est une satisfaction matérielle à une avance matérielle. Mais la dépense intellectuelle mérite un autre remboursement, et c’est ce remboursement que trois mille personnes étaient appelées à offrir au lauréat, dans la salle du Châtelet. Un bon en réputation, voilà le meilleur que puisse recevoir un artiste. C’est un crédit sur la vogue, et la vogue vient du public. L’appel qu’on a fait à son jugement est la vraie récompense.

Le poème choisi par M. Dubois est de M. Édouard Blau, un littérateur distingué. C’est un raccourcissement de l’immortel chef-d’œuvre de Milton. Nous ne disons pas une mutilation, car le livret témoigne d’un sentiment artistique profondément sincère. Les beaux vers y sont nombreux et leur coupe toujours musicale. Pourrait-on faire plus ? nous ne le croyons pas.

M. Édouard Blau a divisé son poème en quatre parties : la Révolte, l’Enfer, le Paradis terrestre et le Jugement.

Au début, le chaos règne. Le Fils apparaît sur la sainte colline. Les phalanges célestes, appelées autour de lui, le reconnaissent et l’acclament. Mais ces honneurs excitent une jalousie. L’orgueil blessé engendre la haine. Satan, éperdu de rancune ambitieuse, défie le Fils à la tête des Anges soulevés par lui : la bataille s’engage. Satan vaincu est précipité dans les noirs abîmes.

Les Anges rebelles sont en Enfer. Des flammes implacables les enlacent et les brûlent. Dans l’effarement de la douleur, ils reprochent à Satan de les avoir perdus. Le Réprouvé médite… Au loin, dans la nuée, tout baignés d’une lumière douce, il aperçoit l’homme et la femme… Dieu les fit à son image. Il leur donna l’innocence et la pureté. Satan instruira cette innocence, souillera cette pureté. Le Maître sera frappé dans son œuvre, le Père en son amour.

Nous sommes au Paradis terrestre. C’est la nuit, mais la nuit lumineuse et sereine. Les étoiles, éparses sous la voûte bleue, enveloppent la terre de transparence. De doux parfums oscillent dans l’air. À l’écart, sous un figuier en fleurs, Adam et Ève sommeillent enlacés et souriants… Bientôt la brume se dissipe. Une éclaircie rayonne, splendide et tiède. C’est l’aurore. C’est le jour. Adam s’éveille. Après une prière à Dieu, un baiser à Ève, il s’éloigne. La femme est seule. L’Esprit du mal rampe. Il s’approche, il la tente. Ève, troublée, hésite d’abord, puis elle succombe effarée et curieuse, haletante et avide. Adam, au retour, se laisse convaincre. Le péché est partagé. Satan triomphe.

La terre a tremblé. Et voilà que l’Archange descend sur la terre, messager de la colère du Maître. Des Séraphins l’entourent. C’est le jugement. Ève pleure et s’épouvante. Adam se repent et supplie. L’Archange est inflexible : L’homme arrosera la terre de la sueur de son front, la femme enfantera dans la douleur. La Malédiction descend, pesante, irrésistible. Mais une voix plus forte s’élève dans l’espace. C’est la voix du Fils. Il promet le pardon. L’humanité confiante le glorifie.

M. Théodore Dubois, l’auteur heureux de la partition, n’est point un nouveau-né dans le monde artistique. Il s’y est fait une position enviable par la pureté de son talent et l’honorabilité de son caractère. Si le public le connaît peu, on doit le regretter et en garder rancune aux directeurs de théâtre qui n’ont point su apprécier toutes les aptitudes scéniques du musicien. Et pourtant quelle heureuse carrière dramatique faisait présager La Guzla de l’Emir ! Il y avait tout dans cet aimable ouvrage : le sentiment de la scène, l’abondance mélodique, la science de la modulation et de l’instrumentation. L’Opéra-Comique l’avait reçu avec bien d’autres.

Il eût peut-être partagé avec eux l’existence moisie des cartons directoriaux, si un homme d’un grand tact artistique ne l’avait demandé pour son petit théâtre de l’Athénée. Le succès fut indiscuté. On croyait à une aurore. Il n’en fut rien. Non-seulement M. Dubois ne reparu pas à la scène avec un ouvrage nouveau, mais on ne songea même pas à reprendre sur une scène où elle avait été acceptée cette Guzla dont chacun avait apprécié la distinction.

M. Dubois se fit encore applaudir au Châtelet avec de charmantes Pièces d’orchestre et à la Société nationale dans diverses compositions. Il écrivit enfin le Paradis perdu. Ce sujet convenait-il bien à la nature du compositeur. Nous ne le croyons pas. Pour le traiter, il fallait un homme plus poète que musicien, plus chercheur qu’érudit, plus rêveur que philosophe. Berlioz eût été cet homme. M. Dubois nous semble aujourd’hui le seul représentant de cette école éclectique, qui sans répudier aucun système accepte d’eux tout ce qui paraît conforme à la saine raison. C’est un classique modernisé. La réflexion pourra l’exciter à l’audace. Son tempérament ne l’y porte pas. Il est susceptible d’oser. Et pourtant ce n’est point un oseur. Toutes les écoles ont favorisé sa formation. Il est l’intime de toutes et le fils d’aucune.

Après ces quelque réflexions notre critique est presque faite. Il est facile d’en déduire la nature du Paradis perdu de M. Dubois. C’est une œuvre de haut goût, d’un style pur et toujours soutenu, un monument dont la précision des lignes, la régularité des contours attestent une grande maturité de réflexion et une obéissance impassible de la main, c’est une fresque burinée dans ses limites, encore plus que dessinée, où la couleur soigneusement broyée est peut-être un peu uniforme dans ses teintes, où la lumière est pâle, l’ombre indécise. C’est une œuvre en un mot que l’esprit admire encore plus que l’oreille, qui excitera des émotions délicates, des satisfactions intimes, mais ne soulèvera point l’expansion fougueuse de l’enthousiasme.

L’Introduction est une belle page pleine de mystère… Alors que le monde n’était pas encore, et que régnait le chaos, les armées célestes furent appelées de tous les coins du ciel aux pieds du Seigneur. Il y a sur tout ce prélude comme un immense voile fait de lenteurs et d’ombres. De temps à autre, des trompettes viennent jeter les éclats cuivrés de leur strideur [sic], à travers l’immobilité de ce grand calme. C’est l’éveil du pressentiment, la révélation lointaine des discordes qui fermentent. Puis les violons, les clarinettes et les flûtes dominent peu à peu l’écho de ces déchirements. Un rayon de soleil descend sur la tempête. Ce sont les séraphins qui, du vol paisible de leurs ailes blanches, traversent l’immensité exhalant leur bonheur dans un hymne d’amour. M. Dubois n’a rien fait de mieux que ce chœur. Le sentiment en est exquis et l’harmonie intéressante. L’air de l’archange a de l’accent et forme un heureux contraste avec l’entrée de Satan qui vient jeter l’insulte dans ce concert de louanges. Les deux chœurs terminant cette première partie ne nous ont pas complétement satisfait. Il y a de la vigueur dans la révolte des anges et dans la bataille, mais c’est une vigueur trop sereine, trop musicale. Le désordre de quelques harmonies eût mieux rendu ce fracas des tumultes célestes. Par contre, nous n’avons pas trouvé assez de grandeur dans le chœur général des fidèles, un largo nous eût paru mieux en situation que cet allegro fugué et trop bruyant. On croirait entendre un chant de triomphe de démons bien plutôt que des actions de grâces de Séraphins. Les armées célestes doivent être disciplinées. Leur victoire même n’autorise point de pareils trépignements frénétiques. Ceci n’est du reste qu’une question d’interprétation. M. Dubois n’a pas compris la situation comme nous. Il n’a rendue comme il l’a comprise. Et nous applaudissons sans réserve au style de son langage.

La deuxième partie nous semble la meilleure de l’ouvrage. Rien de plus saisissant et de mieux rythmé que ce chœur de démons chantés à l’octave par les ténors et les basses, sur les sifflements de la petite flûte et les accords sourds et gémissants des bassons et des clarinettes. Le trio des trois anges damnés est d’une belle emphase, mais louons surtout l’air de Satan. On croit ainsi le réprouvé apercevoir au loin ce jardin délicieux, où deux créatures nouvelles et magnifiques vont, parmi les frémissements des branches en fleurs, toutes frissonnantes d’extases et de pures voluptés. Les chœurs des damnés, suivant, des entrailles de leurs ténèbres, le vol de Satan vers la terre, est d’une harmonie heureusement imitative.

C’est la nuit, mais la nuit transparente et sereine,

Le jour, loin de l’Eden à regret s’effaçant

Épand tant de clartés sur les monts ou la plaine

Que l’ombre s’illumine alors qu’elle y descend

Laissant flotter leur âme

Dans un rêve enchanteur,

Le premier homme et la première femme

Sont endormis sous les figuiers en fleurs.

Nous sommes au paradis terrestre. Le poète nous dit par quelle nuit. Le musicien confirme le poète. Ce prélude restera au répertoire des Concerts, aussi expressif dans le vague de son inspiration que l’adorable rêverie de Schumann. La sonorité voilée des hautbois et des altos nous redit bien le silence et la splendeur douce de ces nuits où l’âme enivrée de religieuse ardeur s’abîme dans la contemplation. Par instant les arpèges de la harpe vibrent au sein de ce calme infini… Et l’on croit voir une de ces étoiles faites du feu des plus belles qui déchirent parfois de leurs gerbes radieuses les brumes oscillantes de l’atmosphère. Le matin paraît, et des Esprits flottant dans les brises s’éveillent et chantent. Ce chœur est gracieux : la seconde partie surtout, accompagnée par les gammes des flûtes, est d’une bonne couleur poétique. L’action de grâces en duo d’Adam et d’Ève ne nous semble pas très-sincère. C’est un peu le monotone babil de l’enfant qui prie en se frottant les yeux, obéissant bien plutôt à une habitude qu’à un besoin réel d’expansion. Le musicien se relève avec l’entrée de Satan, qui ricane dans l’ombre et prépare sa vengeance. Il y a bien du charme et de la grâce dans le duo d’Ève et d’Adam. Il nous a semblé pourtant que M. Dubois s’était trouvé gêné. Ce n’est point l’amour de deux époux qu’il fallait chanter mais l’ivresse ineffable de deux amants. Je sais bien qu’en plein jardin leurs amours sont un peu à découvert. Mais à ce moment leur volupté était innocente. Ce n’est qu’après le péché qu’ils rougiront. Les regards ne peuvent les troubler. Adam et Ève ne distinguent pas encore entre le langage des sens et celui du cœur. Ils n’en comprennent qu’un : c’est ce langage, mélange admirable des deux, qui les pousse l’un vers l’autre et les unit dans d’irrésistibles embrassements. La scène de la tentation est d’une excellente inspiration et décrite avec une science intime de toutes les ressources de l’orchestre. L’air de triomphe de Satan est d’un beau jet. M. Lauwers, malgré son talent, n’a pu que l’esquisser. Cet air est du reste exténuant.

La quatrième partie est presque exclusivement composée d’ensembles. Citons, parmi ce qui nous a le plus frappé, un allégro très-coloré d’Adam et d’Ève ainsi que le récit de l’Archange. Ce rôle de l’Archange est du reste absolument réussi. Il est familier à l’aptitude de M. Dubois et a dû sortir tout armé de son cerveau. On devine qu’il est né d’une seule pièce. L’invocation est large et pleine d’élan.

Le récit du fils est d’une grandeur magistrale mais un peu raide. Ce fils sera homme, particulièrement bon, généreux. Pourquoi lui donner cette allure impénétrable et autoritaire du seul Tout-Puissant. Le tempérament matérialisé du Père est la justice, mais la justice sévère, inflexible. L’essence du fils c’est l’abnégation jusqu’à la mort, le dévouement jusqu’à l’humilité. Tel que M. Dubois nous l’a présenté, ce Fils ne paraît point porter en lui le germe de cette simplicité humaine, de cette aptitude de Rédempteur qu’il affirmera plus tard. Nous avons dit plus haut que nous n’étions pas toujours d’accord avec M. Dubois sur l’interprétation du texte poétique, nous avons le regret de le quitter une autre fois : Tous célèbrent la puissance et la bonté divines. Nous ne pouvons admettre comme développement musical de cette pensée un allegro fugué à trois temps. Il est particulièrement resté dans notre souvenir un appel en tutti des instruments à vent qui a bouleversé toutes nos illusions. Reconnaissons toutefois, abstraitement, la valeur de ce morceau construit dans le style de Haëndel et développé avec un beau déploiement de sonorités.

L’exécution a été suffisante de la part des chanteurs. Louons l’excellent style de Mlle Sarah Bonheur et la vigueur, peut-être un peu exclusive, de Mlle Jenny Howe, qui semble avoir retrouvé son magnifique soprano d’autrefois. M. Lauwers a chanté avec beaucoup de goût et de talent la partie très-chargée de Satan. Sa voix cependant nous paraît un peu blanche pour les rôles exclusivement méphistophéliques, auxquels il semble voué. M. Furst n’a pas donné une bonne mesure de son talent dans le rôle d’Adam, et cependant l’organe est superbe, très sonore, mais l’intonation, toujours douteuse dans les piano, a effacé la première impression qui était favorable. La voix vibre trop. La source du mal est là. MM. Villaret, Séguin et Labarre a dit avec une grande ampleur de débit le récit du Fils.

N’oublions pas les chœurs, et louons surtout M. Colonne et son orchestre, absolument magnifiques d’entrain et de précision dans tous les détails instrumentaux de la partition. Nous citerons plus particulièrement l’exécution du prélude du Paradis terrestre, où le jeune chef a su communiquer à ses musiciens ce tact exquis des nuances qui attire si constamment l’attention sur lui. Et maintenant, à quand le Tasse ?

Élie.

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Compositeur, Organiste

Théodore DUBOIS

(1837 - 1924)

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Théodore DUBOIS

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Édouard BLAU

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date de publication : 15/09/23