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La Musique. Ariane

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LA MUSIQUE
À L’OPÉRA. — Première représentation d’Ariane, opéra en cinq actes, poème de M. Catulle Mendès, musique de M. Massenet.

... « Une femme qui a tout fait pour Thésée, qui l’a tiré du plus grand péril, qui s’est sacrifiée pour lui, qui se croit aimée, qui mérite de l’être, qui se voit trompée par sa sœur et abandonnée par son amant, est un des plus heureux sujets de l’antiquité... »

C’est Voltaire qui le dit. Qu’a fait M. Catulle Mendès de cet « heureux sujet » ?

Au premier acte, Ariane fait à Phèdre, sa sœur, l’aveu de son amour. Thésée, à cette heure, combat le Minotaure. De la lutte engagée entre le monstre et le héros, Ariane, Phèdre, Pyrithoüs, lieutenant fidèle, attendent avec anxiété l’issue. Enfin, Thésée l’emporte. Il paraît brandissant un glaive ensanglanté. On l’acclame ; on le fête. Puis il parle à son tour. Il aime Ariane et la veut enlever. Mais déjà Phèdre se trahit et baisant avec trop de ferveur la main du héros, révèle à celui-ci le trouble qui l’agite.

Nous sommes au plein du sujet. Le drame est noué ; cependant l’action se ralentit, et s’arrête.

Ariane et Thésée ont pris place sur la barque qui doit les mener vers Athènes. Les suivantes d’Ariane sont groupées à l’avant ; Phèdre désolée et le pilote se tiennent sur l’arrière relevé. Et, tandis que les rameurs raclent en cadence le parquet de la scène, tandis que derrière le vaisseau immobile des toiles, qu’un courant d’air gonfle et soulève, simulent les flots agités, les deux amants isolés sous une tente, au centre du navire, se disent longuement leur réciproque amour. Puis une tempête sa déchaîne : — pourquoi cette tempête ? — les femmes de la suite s’affolent et crient ; les matelots baissent la voile ; le tonnerre gronde, les éclairs brillent, les toiles s’agitent de plus en plus et, chef-d’œuvre de mise en scène, sur la galère toujours immobile, le mât remue frénétiquement. Ariane s’est endormie... Cependant tout rentre dans l’ordre. La tempête s’achève. Le mât ralentit sa cadence ; le jour succède à la nuit. Ariane s’éveille juste pour voir Naxos, l’île enchantée, surgir de l’onde.

Nous sommes loin comme vous voyez de l’« heureux sujet » de l’antiquité. À moins d’admettre que cette tempête ait une valeur symbolique, il faut bien dire que tout ce deuxième acte est aussi ennuyeux qu’inutile.

Le troisième acte est de tout l’opéra la partie la meilleure. Et d’abord il nous ramène au sujet. Thésée, vous l’avez pressenti, s’est brusquement épris de Phèdre. Et c’est à Phèdre justement, à Phèdre, amoureuse elle aussi, qu’Ariane, ignorante, vient confier son malheur. Elle se voit abandonnée mais ignore pour qui son amant l’abandonne. Elle supplie sa sœur d’aller trouver l’infidèle et de le lui ramener. À Phèdre de dire à Thésée la douleur d’Ariane. Phèdre s’exclame. Phèdre veut refuser. Ariane persiste. Phèdre cède et consent…

Cette première partie du troisième acte, très dramatique, admirablement interprétée par deux grandes artistes, avait effacé la fâcheuse impression que nous avait causée le second acte. Cette impression n’a malheureusement pas tardé à renaître. La fin du troisième acte plus mélodramatique que dramatique, le quatrième acte, de remplissage, le cinquième, qui recommence le troisième, ne servent qu’à démontrer comment on peut diminuer, presque défigurer le meilleur des sujets.

... C’est en vain que Phèdre veut s’acquitter de la mission reçue. Thésée lui avoue son amour, et la sœur d’Ariane ne sait pas lui cacher plus longtemps le sien. Ce qui devait arriver arrive ; lorsque Ariane revient, elle trouve son amant et sa sœur enlacés. Ariane s’affaisse. Phèdre renvoie Thésée. Ariane chasse Phèdre. Le troisième acte s’achève sur la nouvelle qu’on apporte à Ariane de la mort de sa sœur qui, du haut d’un rocher, s’est jetée dans le gouffre.

Tout ce qui suit est, j’imagine, de l’invention de M. Catulle Mendès. Ariane, désintéressée, oh combien ! descend aux Enfers pour rechercher Phèdre. On a intercalé à cet endroit le ballet d’usage. Ariane retrouve Phèdre et l’emmène.

Revenues sur la terre, les deux sœurs — c’est le début du cinquième acte, — retrouvent Thésée. Et le drame recommence. Des deux, laquelle Thésée choisira-t-il ? — Ariane, – s’écrie-t-il d’abord. Ariane s’éloigne. – Phèdre ! hurle Thésée.

À cette analyse décousue, mais exacte, vous reconnaîtrez le principal défaut du nouvel opéra de M. Massenet. Et d’abord, j’imagine que M. Catulle Mendès s’est vu contraint, en écrivant son livret, de faire œuvre extensible ou rétrécissable à volonté. C’était moins un sujet que des paroles qu’il fallait à M. Massenet, et M. Catulle Mendès, si tant est qu’il en ait eu l’idée, a dû bien vite renoncer, collaborant avec l’illustre auteur de Manon, à tirer un heureux parti de l’« heureux sujet » signalé par Voltaire.

On ne pouvait attendre, en effet, de M. Massenet qu’il élevât sa manière jusqu’au tragique. L’auteur de Manon, — et je me plais à répéter que Manon est, en son genre, un chef-d’œuvre, — n’a jamais pu exprimer de grands sentiments ou de grandes douleurs. Nous ne voyons pas qu’il ait prétendu rendre tout ce qu’il y a de tragique dans l’histoire d’Ariane, de Phèdre et de Thésée. C’est moins leurs caractères que leurs aventures qui paraissent l’avoir intéressé. Brodant sur le thème que lui fournissaient ces aventures, M. Massenet s’est laissé aller. Il a écrit des morceaux et puis d’autres morceaux, des chœurs, plusieurs duos, une tempête, d’autres duos encore, d’autres chœurs, un ballet, tant et si bien que la musique a dépassé bientôt, et de beaucoup, le texte dont les seuls amours de Thésée faisaient d’abord le sujet, texte que le librettiste dût alors allonger.

Rien de plus décousue, ai-je dit, que cette œuvre nouvelle de M. Massenet : rien qui pêche davantage par défaut d’unité. Une série de morceaux, de grands et petits morceaux, au milieu desquels M. Massenet a serti un solo de violon qui a fait pâmer bien des gens, deux ou trois grands airs à effet : voilà de quoi est fait Ariane, opéra en cinq actes.

N’eût été le lieu, ce grand théâtre triste et noir et solennel, n’eût été surtout l’incomparable talent de Mmes Bréval et Grandjean, artistes incomparables, je crois bien qu’on aurait sifflé.

Et vraiment la chose en valait bien la peine.

Il est assez irritant, en effet, de voir les directeurs de nos scènes lyriques faire à M. Massenet un accueil qui, chaque année, paraît plus empressé. Quelle que soit l’œuvre, aussitôt présentée, aus-[sic] M. Massenet avait-il paru, après l’insuccès du Cid, renoncer à se faire jouer sur la scène de l’Opéra. Il y revient aujourd’hui. Après le Cid, Ariane ! M. Massenet comprendra-t-il, cette fois, que c’est bien en vain qu’il s’efforce d’approprier sa musique à de trop grands sujets ?

M.-R. CRUCY.

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Compositeur, Pianiste

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(1842 - 1912)

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date de publication : 01/11/23