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Ariane de Massenet

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Théâtre National de l’Opéra — Première représentation d’Ariane, opéra en cinq actes, livret de M. Catulle Mendès, musique de M. Massenet.

C’est devant une salle splendide qu’a été donnée, hier, la première représentation de l’œuvre de M. Massenet. Depuis longtemps on n’avait vu pareille affluence de notabilités artistiques, politiques et mondaines. C’est qu’une manifestation nouvelle du maître auquel nous devons tant de chefs-d’œuvre est attendue avec une si ardente impatience par tous ceux qui s’intéressent à l’art, que le monument de Charles Garnier eût dû être de triple grandeur pour contenir tous les admirateurs du magnifique talent de l’auteur de Manon, de Werther, de Sapho, du Jongleur de Notre-Dame...

On a encore présent à la mémoire le beau et légitime succès qu’avait remporté, il y a trois ans, ce dernier ouvrage, au théâtre de l’Opéra-Comique ; les chroniques prétendent que, au lendemain de la première représentation, le compositeur aurait manifesté le désir, ayant triomphé avec le moyen âge, de reculer bien plus loin encore dans le passé.

L’antiquité le tentait et particulièrement la figure d’Ariane, toute d’amour et de pitoyable attendrissement ; c’est d’une communion de sentiment sur la triste épouse de Thésée que naquit la collaboration du grand musicien qu’est M. Massenet avec le beau poète qu’est M. Catulle Mendès.

Rarement il nous a été donné de lire un aussi exquis livret que celui d’Ariane ; non seulement la forme poétique en est impeccable, mais les pensées qui s’y trouvent exprimées sont d’un esprit généreux et d’un cœur délicat.

Ce n’est point que nous eussions besoin de cette circonstance pour reconnaître la haute valeur du poète qu’est M. Catulle Mendès, mais il nous est permis de regretter que, dans l’énorme vaisseau de l’Opéra, les beautés du livret demeurent lettre morte pour le spectateur à l’oreille duquel ne parviennent que d’imprécises paroles. Et c’est grand dommage, car ceux qui ne liraient que sur la partition les lamentations d’Ariane et les emportements de Phèdre seraient privés d’une véritable sensation d’art. En nous délectant à ce livret, nous avons compris de quelle importance était, pour un compositeur, si grand soit-il, la collaboration d’un vrai poète.

L’impression générale qui se dégage de la partition, c’est que jamais M. Massenet n’a été plus lui-même qu’en cette circonstance. Ariane est bien la sœur de Sapho, de Manon, et, à ce tire, il nous a semblé que sa place eût été à l’Opéra-Comique plutôt qu’à l’Opéra ; le cadre est un peu vaste pour cette aventure d’amour, tout intime et qui donne peu prétexte aux masses chorales et aux évolutions de figuration. Or, il semble que la partition, toute de douceur alanguie et de passion atténuée, eût gagné à une plus grande intimité...

Cette réflexion faite, nous nous hâtons de proclamer que le personnage d’Ariane est un de ceux dont le maître a le mieux traduit le désespoir attendrissant et la résignation pitoyable.

M. Catulle Mendès nous conte l’aventure de Thésée, le héros combattant le Minotaure, et récompensé de sa victoire par le double amour de deux sœurs, Ariane et Phèdre : c’est la première qu’il choisit pour épouse et qu’il emmène à Athènes pour partager le trône avec elle ; mais au cours d’une tempête le navire perd sa route, et c’est dans l’île de Naxos que l’on aborde, Naxos au climat enchanteur, à la végétation luxuriante ; et voilà que l’âme de Thésée se transforme insensiblement : la flamme dont il brûle pour Ariane s’éteint peu à peu, c’est pour Phèdre qu’Amour l’embrase. Amour partagé, sans qu’aucun des deux s’en soit ouvert à l’autre ; ils n’en ont la révélation que lorsque Phèdre, chargée par Ariane d’interroger son époux sur son incompréhensible froideur, avoue sa passion sans même y songer. Passion criminelle à laquelle après un long débat, ils cèdent, mais que les dieux punissent en écrasant la sœur traîtresse sous la statue de Cypris.

En dépit de son désespoir, la tendre Ariane descend aux enfers, supplier la reine du sombre séjour de rappeler Phèdre à la vie, et Phèdre, par reconnaissance, rendra à Ariane l’époux qu’elle lui a enlevé. Vaine promesse : l’amour de Phèdre est plus puissant que tout, et au moment où Ariane croit enfin recouvrer le bonheur, elle aperçoit, sur le pont d’une nef qui sort du port, les deux amants enlacés.

Dans sa désespérance, elle cède aux appels ensorcelants des sirènes et descend lentement vers la mer qui l’engloutit.

La partition de M. Massenet épouse étroitement le livret de M. Mendès, ne fait qu’un avec lui, parcourant merveilleusement les cinq étapes que le poète fait franchir à ses héros.

Un grand charme, nous l’avons dit, s’en dégage : les pages de mélodie sont nombreuses, mais un peu trop remplies, selon nous, de réminiscences. Les parties de violence orchestrale, par contre, ne nous ont pas paru propres à remplir l’énorme salle de l’opéra et ont démontré une fois de plus que le compositeur sait d’exquise façon exprimer les multiples faces de l’âme féminine. Quel dommage que par moments, la musique ne s’harmonise pas avec l’époque !

Il se dégage de toute la musique du rôle d’Ariane un charme inexprimable qui a pénétré tous les spectateurs. Il est vrai que le compositeur a trouvé dans Mlle Lucienne Bréval une interprète incomparable, à la fois chanteuse parfaite et tragédienne consommée. Elle a aussi délicieusement murmuré sa prière à Cypris qu’au troisième acte elle a traduit le désarroi de son âme, quand elle surprend la trahison de sa sœur et de son époux. Et quelle douceur éplorée, quels reproches de victime sans défense, dans ces stances qu’elle a fait applaudir :

Ah ! le cruel !... Oh ! la cruelle !...

Combien elle a mis de détresse dans son invocation à Cypris, toujours au troisième acte :

Chère Cypris ! Cypris compatissante !

Et au cinquième acte, quand elle s’aperçoit de la nouvelle trahison de Thésée, quand elle voit s’éloigner le vaisseau qui emporte à jamais son époux et Phèdre, quelle douleur s’exhale de cette phrase :

Ils mentaient ! À quoi bon ?

Quelle résignation dans cette plainte qu’on dirait balbutiée par un petit enfant :

C’était si beau ! Ce n’est rien !

Le poète et le compositeur ont trouvé dans Mme Lucienne Bréval une interprète magnifique, qui a mis au service de son rôle, non seulement un organe merveilleux, mais un tempérament dramatique, une intelligence artistique de premier ordre : elle est l’Ariane rêvée.

Il est à regretter que Mlle Grandjean n’ait point été, dans le rôle de Phèdre, à la hauteur de sa partenaire ; soit que le personnage tragique de la sœur d’Ariane ne convienne pas à son tempérament, soit pour toute autre cause, cette artiste sur laquelle le directeur de l’Opéra fonda cependant de grands espoirs, n’a point su mettre en valeur les qualités que lui a départies la nature et qu’elle a encore renforcées, grâce à un travail opiniâtre.

De même que son jeu, sa voix manque de naturel ; on sent trop l’étude et l’exagération, le conventionnel, ont une grande part dans l’une et dans l’autre.

Il faut espérer qu’une fois plus en possession de son rôle, Mlle Grandjean se montrera égale à elle-même et méritera les éloges qui lui ont été précédemment, dans d’autres circonstances, décernés.

De M. Muratore, nous ne dirons que ceci : il a une voix splendide et un jeu incompréhensible. Il est trépidant, hurlant, bondissant, parcourant la scène dans des sauts que rien n’explique. Il ne dirige pas sa voix avec plus de retenue et met à susurrer sa romance du premier acte autant de fougue et d’emportement qu’il en met au troisième, pour crier à Phèdre :

Tu mens ! le même amour nous tente !…

M. Delmas a mis au service du confident Pirithoüs, sa belle voix et sa superbe plastique : il n’a malheureusement pas l’occasion de déployer son magnifique talent, et nous devons lui savoir gré de rehausser de sa personne la belle interprétation d’Ariane.

Mlle Demougeot a aimablement incarné les grâces de Cypris et Mlle Mendès (Eunoë) a gentiment roucoulé les couplets du troisième acte :

Ariane ! Ariane ! épouse, pourquoi pleurez-vous ?...

Mlle Lucy Arbell, dans le rôle de Perséphone, a fait valoir ses belles qualités de contralto.

Si, comme nous le regrettions en commençant, il ne nous a point été permis de goûter autant qu’il le méritait les charmes littéraires du livret, il nous a été donné tout au moins d’admirer les splendeurs des décors que l’imagination du poète a inspirés aux maîtres décorateurs Amable et Jambon. On sent que le souffle de M. Catulle Mendès a animé le pinceau des artistes : certaines toiles sont d’une impression saisissante, telles celle du troisième acte « l’île de Naxos », et du quatrième acte « l’Enfer ».

Nous nous permettrons une critique, cependant : il ne nous a point paru que le décor du second acte — celui de la tempête — correspondit à ce que l’on était en droit d’attendre de notre première scène nationale ; le vaisseau qui emporte Ariane et Thésée est bien quelconque, et le truc qui le fait évoluer rappelle celui du vaisseau de Robinson Crusoë, qu’on a vu, il y a quelques années, au Châtelet.

Une autre observation, relative à la mise en scène : Pourquoi existe-t-il, entre les chanteurs et les rameurs, une aussi complète entente, qui les fait chanter et ramer alternativement ?

Enfin, il nous a semblé que les costumes de M. Muratore étaient bien bizarres et d’un goût douteux, ne s’harmonisant que très vaguement avec le portrait qu’Ariane, au premier acte, trace de Thésée.

L’orchestre, que conduisait avec sa maestria coutumière M. Vidal, n’a pas peu contribué, par une exécution impeccable, à donner à cette représentation, tout l’éclat que méritait le talent des deux auteurs d’Ariane.

E. G.

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Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Catulle MENDÈS

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date de publication : 18/09/23