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Critique musicale. Le Roi d'Ys

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CRITIQUE MUSICALE
Opéra-comique. – Le Roi d’Ys, opéra en trois actes et cinq tableaux, paroles de M. Edouard Blau, musique de M. Edouard Lalo.

Tel est l’état des choses en France, en ce qui concerne la production musicale, qu’un artiste de la valeur de M. Lalo, qui depuis trente ans est sur la brèche, qui a donné des preuves incontestables d’un talent noble et élevé, qui n’a cessé de s’affirmer de toutes façons et d’occuper le public non de sa personne, comme tant d’autres, mais de ses œuvres, œuvres fortes pour la plupart et fortement conçues, arrive, à l’âge de près de soixante ans, à se produire pour la première fois au théâtre. (Car je ne compte pas le petit ballet de Namouna, accordé comme par grâce à cet artiste vigoureusement trempé, et qui ne pouvait lui permettre de donner carrière à ses aspirations dramatiques).

Notez que M. Lalo est un des membres les plus actifs et les plus féconds de la nouvelle école musicale française. Il a obtenu de grands succès dans nos concerts symphoniques en faisant exécuter des ouvertures, deux concertos de violon, sa belle et curieuse Rapsodie scandinave et plusieurs autres compositions ; il a fait entendre des quatuors et des trios pour instruments à cordes, il a publié de jolies et nombreuses mélodies vocales. De plus, il a pris part il y a vingt ans, d’une façon très honorable, au concours du Théâtre-Lyrique, avec un opéra intitulé Fiesque, qui fut très favorablement classé et dont des circonstances fâcheuses empêchèrent la représentation à Bruxelles ; il a écrit un autre opéra, Savonarole, sur un poème de mon excellent confrère, Armand Silvestre ; et enfin son Roi d’Ys attendait depuis plus de douze ans qu’un de nos théâtres voulût bien lui donner l’hospitalité, et l’on peut s’apercevoir aujourd’hui que bien des ouvrages ont été joués depuis lors qui ne le valaient pas.

Nous avons donc entendu ce Roi d’Ys, dont le titre énigmatique était depuis longtemps déjà connu du public par le fait de son apparition sur les programmes des concerts populaires, où l’auteur en avait fait exécuter l’ouverture à plusieurs reprises.

Le sujet, on le sait, est tiré d’une légende armoricaine. Notre vieille Bretagne était, dans les temps antiques, divisée en une foule de petits états, dont les souverains minuscules étaient toujours en guerre les uns avec les autres, ce qui indique que cela se passait là comme ailleurs. L’un de ces souverains régnait sur la ville d’Ys, cité florissante et l’une des plus importantes de la terre celtique. La légende veut que cette ville ait un jour disparu dans un cataclysme, que la mer, en la couvrant tout à coup, l’ait fait disparaître ainsi que ses habitants, et que depuis lors il n’en ait plus jamais été question autrement que dans des récits traditionnellement perpétués.

Tel est le point de départ du drame très simple imaginé par M. Edouard Blau. Trop simple, car l’action, même incidente, n’y tient pas assez de place, et l’auteur a négligé d’y introduire les épisodes et les développements accessoires qui pouvaient lui donner, avec l’intérêt dramatique, l’ampleur et la puissance nécessaires.

Le roi d’Ys est en guerre avec un de ses voisins, qu’on nous présente sous le nom de Karnac. La guerre se perpétuant, le vieux roi s’est décidé à la faire cesser au moyen d’une alliance, dont l’une de ses filles sera le prix. Sa fille aînée, Margared, deviendra l’épouse de Karnac.

Cette union rend Margared triste et songeuse. Elle y consent pourtant, mais la mort dans l’âme, et à sa jeune sœur Rozenn, qui lui demande la cause de son chagrin, elle ne répond rien. Rozenn est triste aussi, parce qu’un jeune guerrier qu’elle aimait, le chevalier Mylio, parti pour une expédition lointaine, n’a plus donné de ses nouvelles et qu’on le croit mort avec ses compagnons. Mais voici que Mylio reparaît à ses yeux ; Mylio est de retour, et la joie rentre en son cœur.

Mais le cortège nuptial s’avance. Karnac, à la tôle de ses guerriers, vient chercher la belle Margared. Celle-ci va lui donner la main, lorsque sa sœur, tout heureuse, lui apprend le retour de Mylio. À cette nouvelle, Margared, devant le peuple assemblé et malgré sa promesse, déclare qu’elle ne veut plus de cet époux. Karnac, courroucé, jette alors, en guise de défi, son gantelet aux pieds du roi. Mylio paraît alors aux yeux de tous, relève le gant et accepte le défi. La guerre va recommencer, et c’est lui qui mènera les combattants à la victoire.

Mylio a fait connaître au roi son amour pour Rozenn. – Sois vainqueur, lui dit le souverain, et ma fille est à toi. À ces mots. Margared devient plus sombre et plus farouche. C’est aussi Mylio qu’elle aimait ! Et Mylio en aime une autre. Elle ne permettra pas leur union.

Rozenn la devine et la supplie d’être clémente. C’est en vain. Margared reste inflexible. Et comme Mylio revient vainqueur, comme cette union maudite va s’accomplir, elle ne songe qu’à la vengeance. Le hasard la met en présence de Karnac, qui a échappé au désastre de son armée. Elle lui offre de venger sa défaite, en la vengeant elle-même. – Mais comment ? fait Karnac. – Écoute, lui répond-elle :

Notre cité 
Par une écluse est défendue 
Contre la mer au flot sans cesse tourmenté. 
Qu’on ouvre cette écluse, et la ville est perdue

On voit que la brave personne n’y va pas par quatre chemins. Quoi qu’il en soit, Karnac accepte, l’écluse est ouverte, et la mer envahit la ville, engloutissant tout ce qu’elle rencontre.

Mais lorsqu’elle en voit les résultats, Margaret a horreur de son forfait. Elle s’en confesse devant tous, et le peuple, déjà décimé par les eaux, veut l’immoler à sa fureur. Mylio, généreux, expose ses jours pour la défendre. Mais elle, sachant que le sacrifice d’une victime peut apaiser les éléments, monte sur un rocher et se précipite dans les flots, où elle disparaît. La mer se retire, et la ville est sauvée.

Tel est ce poème, un peu trop simple, je l’ai dit, un peu trop sobre de détails et d’incidents, mais qui, néanmoins, a inspiré à M. Lalo une partition digne d’attention et d’intérêt, une œuvre forte, nerveuse, colorée, tantôt empreinte d’un grand sentiment poétique, tantôt décelant un vrai tempérament dramatique, une œuvre souvent inspirée, dont la vigueur, parfois excessive n’exclut ni le charme, ni la grâce, ni la tendresse.

Et c’est ici qu’il faut rendre grâce à la nature et à la sagesse de notre tempérament français. M. Lalo, qui est dais les rangs de nos musiciens les plus avancés, est l’un des wagnériens les plus ardents que je connaisse. Eh bien, son œuvre n’est nullement une œuvre de tendances ; elle n’accuse aucun parti-pris, et si elle est bien de son temps, si elle concorde bien avec la marche progressive de l’art, on ne lui saurait reprocher aucun excès, aucune exagération. Très claire dans ses lignes générales, rapide et brève, allant droit au but, elle ne s’égare pas dans des développements intempestifs ; d’autre part, elle ne sacrifie point le chant à la déclamation pure, fait à chacun la part qui lui est due, et enfin ne fait pas, au rebours du sens commun, de l’orchestre le maître de l’action musicale. Si celui-ci comporte les développements symphoniques admis par l’art moderne, du moins il ne tient pas les voix sous sa férule et sous sa coupe, il ne les a pas à sa merci, et ces voix restent, comme cela doit être, souveraines et maîtresses, les instruments n’étant que leurs compagnons dociles et soumis. En un mot, M. Lalo se montre ici essentiellement libéral et progressiste, mais non révolutionnaire. Et c’est ce qu’il est bon d’établir.

Il est difficile, on le comprend, de tracer, après une seule audition, une analyse complète et détaillée d’une œuvre aussi touffue. Je me bornerai à en signaler les pages qui m’ont le plus particulièrement frappé.

Au premier acte, le chœur d’introduction : Noël ! Noël ! qui est d’une bonne couleur et d’un heureux effet, le duo des deux sœurs, dans lequel se trouve enchâssée une charmante cantilène : En silence pourquoi souffrir ? d’un caractère plein de tendresse, dite par Rozenn, et la scène amoureuse de Mylio et de Rozenn.

Au second acte, l’air de Margared, qui ne manque pas de vigueur, mais un peu d’inspiration, et qui vaut surtout par la façon dont le chante Mlle Deschamps ; le quatuor du départ, duquel se détache une phrase très heureuse : Pourquoi trembler encore ? adorablement dite dans la demi-teinte par M. Talazac ; puis le duo de la jalousie, entre Margared et Rozenn, dans lequel l’opposition du caractère des deux sœurs, très bien rendue par le compositeur, amène des oppositions musicales d’un excellent effet ; enfin la scène de l’apparition de saint Corentin, dont la statue s’anime aux yeux des coupables, Karnac et Margared, qui est très bien traitée, avec l’heureuse intervention de l’orgue.

Le troisième acte est le meilleur et le plus complet. Ici, tout serait à citer : le joli petit chœur dansé de la noce ; les stances pleines de tendresse de Mylio : Vainement, ma bien aimée…, avec leur accompagnement délicat et léger et les interruptions du chœur ; les strophes de Rozenn : Pourquoi lutter de la sorte ? dont la grâce est pénétrante et l’accent plein de douceur ; la scène du cortège qui laisse entendre au loin l’orgue et le chœur ; la scène très vigoureuse et très énergique de Karnac et de Margared qui a été rendue d’une façon remarquable par M. Bouvet, superbe par Mlle Deschamps ; puis encore, pour faire contraste avec cet épisode farouche, le joli duo de Mylio et de Rozenn, babillage amoureux tout aimable, avec d’heureux accompagnements d’orchestre, discrets et pleins de couleur ; et pour terminer le tableau, l’adorable prière dite à l’unisson par le roi et Rozenn pour ramener Margared à de plus nobles sentiments. Ceci est exquis.

En résumé, l’œuvre est courte, rapide, bien vivante, écrite, il est à peine besoin de le dire, avec le plus grand soin et le plus profond respect, et, dans son ensemble, laissant l’auditeur sous l’impression la plus heureuse et la plus favorable.

L’interprétation du Roi d’Ys est excellente. Le rôle de Margared est tenu avec un rare talent et une grande autorité par Mlle Deschamps, qui y a trouvé des accents pleins de puissance et d’une grandeur farouche. Mais il faut tenir l’excellente artiste en garde contre un défaut très grave. On n’entend pour ainsi dire pas un mot de ce qu’elle chante, et il faut en quelque sorte deviner les paroles par la situation. Que Mlle Deschamps se presse moins, qu’elle prenne le temps d’articuler, et elle décuplera ses effets, déjà si puissants. Elle pourrait prendre exemple, à ce sujet, sur Mlle Simonnet, dont on ne perd pas un seul mot. Elle est tout à fait charmante, Mlle Simonnet, dans ce joli personnage de Rozenn, qui est le sourire et la grâce de ce drame un peu sombre : elle y apporte une candeur tout à fait aimable et s’y montre en très grand progrès.

M. Talazac personnifie Mylio ; il y déploie ses qualités ordinaires, et chante certaines parties du rôle avec un goût très délicat. Karnac, c’est M. Bouvet, et saint Corentin, c’est M. Fournetz ; tous deux sont excellents, quant à M. Cobalet, il tire le meilleur parti possible du rôle un peu effacé du roi.

Chœurs et orchestre pleins de solidité, décors superbes, surtout le premier et le dernier, dus à MM. Lavastre et Carpezat, mise en scène réglée avec beaucoup de soin. En somme, bonne soirée pour tous, et public très empoigné.

Arthur Pougin.

Personnes en lien

Violoniste, Journaliste

Arthur POUGIN

(1834 - 1921)

Compositeur

Édouard LALO

(1823 - 1892)

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Édouard LALO

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Édouard BLAU

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date de publication : 01/11/23