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Critique musicale. Carmen

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CRITIQUE MUSICALE
OPÉRA-COMIQUE - Carmen, opéra-comique en quatre actes de MM. Meilhac et Halévy, musique de M. Georges Bizet.

Après tant de romances et d’opéras-comiques, tenter de faire du nouveau avec le beau ciel de l’Espagne, les défilés de la montagne, les hidalgos, les fandangos, les corrégidors, les toréadors, les mantilles, les séguedilles, les contrabandistas et les castagnettas, cela eût paru impossible à des librettistes ordinaires ; mais MM. Meilhac et Halévy ne sont pas des librettistes ordinaires, aussi, avec la hardiesse et – disons-le brutalement – avec le sans-gêne que donne le succès, ils n’hésitent pas, pour ne point faire comme tout le monde, à mettre les pieds dans le plat et à faire avec les morceaux une paire de castagnettes qui se distinguera au moins par la forme et par le bruit des castagnettes connues jusqu’alors.

Telle est leur recette qui paraît simple au premier abord, mais que le premier venu ne saurait appliquer ; car le tout n’est pas d’avoir un plat et des pieds, il faut avoir le rare instinct de savoir à quel moment précis on peut mettre ceux-ci dans celui-là.

C’est cet instinct, développé par une pratique constante du procédé, que possèdent à un très haut degré les auteurs qui ont mis au théâtre la Carmen de Mérimée.

Ils ont campé sur cette scène que hantent les amoureuses langoureuses, languissantes, émollientes ; la fille d’Égypte déhanchée et provocante, jetant la fleur de son corsage à la figure du beau garçon qui vient de passer et marquant son baiser sur les lèvres de celui qui passera tout à l’heure, s’il est aussi beau que le premier, avec la même chanson d’amour à la bouche et le même regard inassouvi dans les yeux ; la bohémienne qui dépouille un cœur comme elle pèlerait une orange, et ne fait pas plus de cas du fruit qu’elle a dentelé avec ses dents blanches que du cœur sur lequel elle a un moment, par plaisir, pesé sa griffe de chatte coureuse de gouttières.

La seule précaution qu’aient prise les auteurs, pour enlever un peu de son cynisme à la nouvelle de Mérimée en la transportant à la scène, ç’a été d’enlever à Carmen son mari, le bohémien Garcia le Borgne, et de donner à Don José une mère et une fiancée. Ce facile stratagème leur a permis d’insinuer à travers ces scènes de passion, de jalousie, de vol et de meurtre, quelques scènes de tendresse qui reposent de tant de tableaux excitants ou odieux.

Nous n’avons pas à analyser un livret habilement façonné sur une nouvelle que chacun connaît ; nous n’avons voulu que constater que peu de librettistes auraient pu mener à bonne fin ce travail fort scabreux, et que MM. Meilhac et Halévy y ont réussi en conservant presque intacts l’étrangeté, la sauvagerie et le pittoresque de leur modèle.

L’œuvre du compositeur est capitale.

Carmen renferme assez de musique pour remplir cinq actes d’opéra si, au lieu du très court dialogue, on eût écrit des récitatifs ; mais sa partition n’est pas de celles dont un public, trop facilement satisfait pourrait dicter quelques pages en les fredonnant après les avoir entendues une seule fois. Non pas que ce que l’on est convenu d’appeler « la mélodie » y manque ; elle y abonde ; mais elle ne s’y livre pas, toute nue, au premier venu ; et souvent il faut découvrir ses charmes et ses harmonieuses lignes sous la riche étoffe dont le compositeur la pare.

Aux premières mesures de l’introduction, on sent déjà la main sûre d’un habile manieur d’instruments et l’autorité d’un symphoniste rompu à la tactique compliquée de l’orchestre. Comme l’introduction, le chœur des dragons, au lever du rideau, est enlevé d’assaut, à la baguette.

Je citerai une heureuse phrase faisant diversion à ce chœur, et reprise tour à tour par M. Duvernoy et Mlle Chapuy :

Il reviendra quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.

Les deux morceaux les plus pittoresques de l’acte sont une petite marche de dragons, écrite pour fifre et trompette, et une « habañera » d’une couleur exquise :

L’amour est un oiseau rebelle.

Rien de touchant comme le joli duo où la messagère Micaëla remet à Don José une lettre de sa mère, et dépose ensuite chastement sur son front le baiser que la vieille Navarraise lui a dit de lui donner en son nom. Don José, à ce souvenir de sa famille délaissée, sent se calmer un moment la fièvre qu’un regard de la Carmencita a déjà mise en lui et rend à Micaëla son baiser filial pour qu’elle le rapporte à celle qui avait rêvé de les unir tous les deux un jour.

On ne saurait dire l’effet piquant que produisent après cette douce entrevue la chanson sauvage de Carmen :

Si je t’aime, prends garde à toi !

si brutalement modulée, si étrangement accompagnée, et enfin l’imprévu du début du finale annoncé par une fugue des instruments à cordes, en sourdine, dont le violoncelle expose gravement le sujet.

Au deuxième acte, nous sommes dans le patio d’une posada où les filles de bohême dansent leurs pas lascifs devant une bande de soldats et de gitanas attablés, riant, chantant et buvant. Le tableau est d’une saisissante vérité et le musicien y a ajouté ses plus lumineuses couleurs. Ces danses sont interrompues par un air de toréador qui est franchement rhythmé.

Le quintette en bémol des deux contrebandiers et des trois bohémiennes est tout à fait scénique et finement dialogué. Quant à la romalis, dansée en même temps que chantée par Carmen, elle est d’une exécution bien difficile et pourrait être facilement retranchée pour alléger cet acte un peu touffu de musique. Pourtant nous ne nous défendrions pas de regretter la fin de cette curieuse danse qui se mêle d’une manière si inattendue au son de la retraite qui passe au loin. Le duo passionné qui lui succède est fait de contrastes que le compositeur a merveilleusement soulignés, et il a exprimé avec un rare bonheur la lutte entre la passion qui envahit Don José et le devoir qui l’appelle ; puis, le triomphe de l’irrésistible charmeuse.

Très sombre est le chœur des contrebandiers de l’acte suivant, avec le dessin obstiné de l’accompagnement, qui l’assombrit encore ; et il y a beaucoup de mouvement et d’entrain dans le trio des bohémiennes se tirant les cartes, les unes y lisant la joie, Carmen y voyant la mort. Cette opposition a été rendue avec une extrême adresse par M. Bizet.

Citons, dans ce même acte, l’air si bien chanté par Mlle Chapuy, qui a fait de Micaëla une charmante apparition, et le duo du duel entre Don José et le torrero.

Voici l’entrée des torreros : les picadores, les chulos, les banderilleros, et l’espada. La fanfare éclate joyeusement, les voix acclament le passage des acteurs du drame sanglant. Ce tableau est splendide, et décors et costumes semblent avoir été inspirés directement de la Tauromaquia, de Goya, qui éventrait si farouchement le taureau à coups de crayon.

Quand nous aurons rappelé le duo qui termine cet acte, nous aurons analysé avec les détails qu’elle mérite cette partition hardie d’un compositeur de très grand talent, qui occupe une des premières places dans la nouvelle école.

M. Bouhy est fort galant sous la cape de l’espada, et chante fort bien ce qui n’est pas écrit trop bas pour sa voix ; M. Lhérie, en se forçant, dépasse souvent la note ; qu’il se borne à ses qualités et n’essaie pas d’être autre chose qu’un très sympathique ténor de demi-caractère à qui les grands effets de grande voix sont interdits.

Carmen, c’est Mme Galli-Marié, c’est-à-dire la seule artiste capable d’être la Carmen de Don José, de l’espada et des autres, avec cette fière allure, ce noir regard de fille prodigue d’amour mais « qui n’a jamais menti ». Elle joue, elle chante, elle mime ce rôle en grande comédienne qu’elle est, et y apporte le mordant de cette voix étrange et sauvage, toujours indomptée et toujours séduisante, qui est une de ses originalités. Après la tendre et touchante bohémienne d’Ambroise Thomas, la douce Mignon, elle crée avec la même perfection cette autre Mignon de Georges Bizet, la courtisane, parente à la mode de Bohême d’une autre fille de plaisir, et qui pourrait s’appeler Mignon Lescaut aussi bien que Carmen. On comprend son amour pour les torreros, car, quand Mme Galli-Marié veut se rendre maîtresse d’un rôle, elle n’a jamais hésité à prendre le taureau par les cornes.

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date de publication : 31/10/23