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Revue musicale. La Montagne noire

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REVUE MUSICALE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA : la Montagne noire, drame lyrique en quatre actes, poème et musique de Mlle Augusta Holmès. — MM. Alvarez, Renaud, Gresse;  Mlles Bréval, Berthet et Mme Héglon. [...] 

Je suis loin de partager l’opinion de M. Strindberg, qui place la femme, vis-à-vis de l’homme, dans un état d’infériorité morale et intellectuelle, la considérant uniquement comme un être pervers et déséquilibré, incapable de concevoir ce qui est beau, ce qui est noble, ce qui est grand.

Je dois cependant reconnaître qu’en général les femmes n’ont pas le don de l’invention. Si leurs sensations sont très vives, si elles s’assimilent facilement les idées d’autrui, il faut avouer qu’elles ont moins d’imagination que les hommes et qu’elles sont moins aptes à la production artistique ou scientifique. Cela tient peut-être à leur éducation spéciale, quoique l’enseignement de la musique et de la peinture soit le même pour elles que pour les hommes. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au point de vue de l’interprétation, les femmes sont loin d’être inférieures aux hommes, et que l’on compte parmi elles de nombreuses virtuoses ou artistes du chant et de la déclamation. Le nombre des femmes-compositeurs est, au contraire fort restreint : on en trouverait actuellement à peine quatre ou cinq, dignes de fixer ou seulement d’intéresser l’opinion.

Parmi ces quatre ou cinq, Mlle Holmès tient incontestablement le premier rang. Bien qu’elle aborde le théâtre aujourd’hui pour la première fois, elle s’est fait connaître, depuis longtemps, par des œuvres de haute envergure, telles que Lutèce, les Argonautes, Ludus pro patria, l’Ode triomphale, Irlande, et par une quantité de mélodies et de morceaux, où se révèle une nature d’artiste, ardente et enthousiaste, pleine de foi, de conviction et de sincérité. Ces qualités, je les retrouve dans sa première œuvre, représentée sur la scène : mais, je dois l’avouer, avec moins d’expansion et de libre allure que dans ses œuvres de concert. Auteur de son propre livret, elle s’est peut-être trop complaisamment étendue sur un sujet qui ne comportait pas quatre actes, et qui aurait, je le crois, produit une impression plus saisissante, s’il avait été traité avec plus de concision.

L’action se passe au Monténégro pendant la guerre d’indépendance contre les Turcs. Au lever du rideau, un combat terrible a lieu, à la cantonade, entre les deux ennemis, tandis que sur les remparts du village, les femmes implorent l’assistance divine. Mais voici les Monténégrins qui reviennent vainqueurs et saluent leurs chefs, Mirko et Aslar, dont le pope Sava bénit l’union fraternelle. Les deux compagnons d’armes, devant le peuple assemblé, jurent de s’aimer dans la vie ou la mort et de sauvegarder leur honneur de chrétien, fût-ce au prix du sang de celui qui trahirait son serment. Tout à coup éclatent des clameurs : c’est une jeune esclave turque, faite prisonnière par les soldats monténégrins. « À mort ! à mort ! » crie la foule, tandis que la belle Yamina tombe aux pieds de Mirko et le supplie de lui sauver la vie. Mirko, comme fasciné par le regard brûlant de cette fille d’Asie, intercède auprès de sa mère, qui consent à la prendre comme esclave. Yamina quittera ses somptueux habits pour l’humble vêtement de bure ; elle portera de lourds fardeaux et travaillera sans relâche.

Mais non, Yamina a deviné dans le regard de Mirko l’impression qu’elle a produite sur le jeune guerrier. Le reste se devine : Mirko, affolé du désir qu’excite sur ses jeunes sens la beauté perverse de la fille de plaisir, oublie pour elle sa fiancée, sa mère, sa patrie. Il fuit lâchement avec elle, abandonnant les siens. Il est rejoint par Aslar, son frère d’armes, qui le supplie en vain de ne pas manquer à tous ses serments et lui barre résolument la route, en offrant, sans défense, sa poitrine au poignard de Mirko. Celui-ci recule épouvanté et jette son arme ; Yamina la ramasse et traîtreusement frappe Aslar, qui tombe inanimé. Mirko, désespéré, chasse l’infâme Yamina et appelle au secours. À ses cris, arrivent les guerriers monténégrins. Mirko va s’accuser d’avoir assassiné son frère d’armes, mais par bonheur le coup porté par la frêle main de Yamina n’a pas tranché les jours du héros, qui revient à la vie pour déclarer que, tombé dans une embuscade turque, il a été défendu par Mirko. Soutenu par celui-ci, il regagne le village suivi de ses compagnons.

Comment retrouvons-nous Mirko, au quatrième acte, en Turquie, étendu à côté de Yamina, sur un divan, tandis que des almées exécutent devant lui une danse lascive ? Cette Yamina, fille à soldats au camp turc, a donc un palais sur la frontière ? Comment Mirko a-t-il pu s’introduire impunément sur le territoire ennemi en conservant ses habits de Monténégrin ? Comment à son tour Aslar, qui ne prend pas soin de dissimuler sa nationalité, pénètre-t-il chez Yamina pour annoncer à Mirko que les Monténégrins sont aux portes de la ville et vont donner l’assaut. Aslar recommence ici la scène de l’acte précédent, cherchant à arracher Mirko des bras de Yamina. Ne pouvant y réussir, il le poignarde et se frappe ensuite, tandis que les Monténégrins entrent dans la ville aux lueurs de l’incendie.

On ne peut nier que la conception du drame imaginé par Mlle Holmès n’ait une certaine grandeur. La lutte entre le devoir et le plaisir, entre l’honneur et la volupté, pouvait donner lieu à de belles situations, bien que le thème d’un semblable conflit ne soit pas très nouveau. Malheureusement Mlle Holmès, dans son inexpérience du théâtre, a sans cesse recommencé la même scène, où ce malheureux Mirko, tiraillé d’un côté par son amitié pour Aslar, de l’autre par son amour pour Yamina, va de l’un à l’autre, indécis, pour ne se décider franchement qu’au quatrième acte, où nous le retrouvons tout à coup menant la vie de pacha, en Turquie.

Il y a un singulier mélange d’héroïsme et d’érotisme dans l’œuvre de Mlle Holmès. Après les accents patriotiques, les hymnes guerrières, les grands mots d’honneur et de liberté, voici les exaltations de la passion la plus sensuelle, la plus perversement raffinée. C’est cette singulière dualité qui caractérise la nature très curieuse de l’auteur de l’Ode triomphale et des Griffes d’or. C’est par là aussi qu’en dépit de ses viriles aspirations, elle reste femme, n’en déplaise à ceux qui faussent ses véritables aptitudes, en lui répétant sans cesse qu’elle a le tempérament d’un homme.

Quelles sont d’ailleurs les parties les mieux venues de son opéra ? Ne sont-ce pas celles où le charme et la' volupté dominent ? Je les préfère de beaucoup aux bruyants chœurs orphéoniques, qui encombrent l’ouvrage, au début, et à la solennelle et emphatique scène, où le pope consacre la fraternité de Mirko et d’Aslar. La vérité — et j’ai « trop d’estime et de sympathie pour Mlle Holmès pour la lui cacher — la vérité, c’est que depuis que sa partition est écrite, c’est-à-dire depuis douze ans, il s’est opéré une transformation dans le goût du public, qui ne lui permet plus de goûter un ouvrage conçu dans la forme de celui de la Montagne noire. Bien que l’affiche qualifie cet ouvrage de « drame lyrique », c’est un « opéra » suivant l’ancienne formule. Je sais bien que certains motifs reviennent, quand la situation le commande ; mais je ne saurais voir, dans ces simples rappels, le système wagnérien du leitmotiv, se développant parallèlement avec le drame, formant, par ses multiples combinaisons, la trame même de l’harmonie, servant constamment de commentaire à l’action.

Il y a certainement une grande distance entre l’œuvre rêvée par Mlle Holmès et celle qu’elle a réalisée ; mais c’est déjà beaucoup que de l’avoir conçue et d’avoir souvent atteint à l’idéal entrevu. Je ne puis analyser en détail toutes les pages de la partition de la Montagne noire, mais je veux citer cependant, au premier acte : le troublant cantabile de Yamina ; l’air de danse vigoureusement rythmée qui le termine ; au second, la délicieuse chanson de Yamina, qui aurait gagné à ne pas être suivie d’une sorte de valse, d’une allure un peu vulgaire ; la scène d’amour entre Yamina et Mirko. Le troisième acte m’a paru long et vide. Le duo entre les deux hommes est trop developpé. Le quatrième acte débute par un chœur dansé d’une grâce tout orientale. La scène entre Mirko et Aslar a du mouvement.

En somme, l’œuvre est honorable, et il faut savoir gré à l’auteur de la Montagne noire, de l’effort considérable, qu’elle a dû faire, pour mettre sur pied, du premier coup, un opéra en quatre actes. Si l’action en est parfois languissante et monotone ; si le style de la musique n’est pas toujours très personnel ; si l’abus des progressions ascendantes finit par énerver l’auditeur ; si l’instrumentation en est, tantôt trop bruyante, tantôt trop maigre ; si, en un mot, son œuvre a causé quelque déception à ceux, qui se rappelaient les pages émouvantes des Argonautes et de Ludus pro Patria, il me paraîtrait injuste de traiter Mlle Holmès aussi durement, que l’ont fait quelques-uns de mes confrères en critiques. Leurs reproches auraient dû s’adresser aux directeurs, qui apportent si peu de discernement dans le choix des ouvrages qu’ils doivent monter. Il y aurait eu certainement profit pour Mlle Holmès à débuter sur une moins vaste scène, ou tout au moins avec un ouvrage de moins grandes dimensions. Quel avantage a-t-elle tiré de l’expérience qu’ont tentée en sa faveur MM. Bertrand et Gailhard ? Cette expérience servira-t-elle à leur démontrer qu’il y a souvent danger à préférer les compositeurs qui n’ont pas encore débuté au théâtre, à ceux qui y ont déjà fait leurs preuves.

L’interprétation est excellente : M. Alvarez est très remarquable dans le rôle de Mirko. Il le chante et le joue avec une chaleur et une conviction superbes. M. Renaud lui donne vaillamment la réplique sous les traits d’Aslar mais que son rôle est difficile à chanter ! Celui de Yamina n’est guère plus vocal, et je crains bien que Mlle Bréval ne se fatigue la voix, si elle doit le chanter longtemps. Elle a composé la physionomie de la belle esclave turque avec une rare intelligence. Mlle Berthet prête sa grâce décente à la naïve et sensible fiancée de Mirko. Il est à regretter que le rôle de Dara, la mère de ce triste héros, soit si court : Mme Héglon, dans les quelques phrases dont il se compose, s’y est fait chaleureusement applaudir. M. Gresse, qui représente le pope, descend dans les profondeurs caverneuses de sa puissante voix de basse, pour monter ensuite, non sans peine, dans le registre, inconnu jusque-là pour lui, du baryton, avec un zèle et une bonne volonté, couronnés d’ailleurs de succès. Je n’aurai garde d’oublier la belle Mlle Torri, l’unique danseuse du petit divertissement du quatrième acte.

L’orchestre et les chœurs ont marché avec ensemble. Quant à la mise en scène, elle est en général peu intéressante, et parfois à contre-sens, comme, par exemple, dans la danse du premier acte, ou apparaissent sur le théâtre des joueurs de guitare, tandis que les cuivres et les instruments à percussion sont déchaînés dans l’orchestre. Je pourrais citer quantité d’autres détails aussi choquants. […]

VICTORIN JONCIÈRES

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date de publication : 22/09/23