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Revue musicale. Namouna

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REVUE MUSICALE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA : Namouna, ballet en deux actes et trois tableaux, de MM. Nuitter et Petipa, musique de M. Edouard Lalo. — Mmes Sangalli, Biot, Subra, Invernizzi, Mercédès, Fatou, Piron, Bernay, Hirsch et Bussy ; MM. Mérante, Bloque et Vasquez.

Théodore de Banville, dans un de ses plus charmants contes fantastiques, raconte qu’étant allé un jour pour affaire personnelle au ministère des beaux-arts, il s’égara dans les couloirs et parvint ainsi jusqu’aux combles de l’édifice ; là son attention fut attisée par des gémissements qui partaient d’une pièce dont la porte était restée entrouverte. Il risqua un œil par l’entrebâillement et aperçut un singulier spectacle : deux opérateurs étaient en train d’enlever… son âme au directeur nouvellement nommé d’un théâtre subventionné.

En promenant son regard dans la pièce où se pratiquait cette étrange opération, Théodore de Banville remarqua sur des tablettes, des flacons de cristal ornés d’étiquettes ainsi conçues : « âme de M. X…, directeur de l’Opéra ; âme de M. Y…, directeur de l’Opéra-Comique ; âme de M. Z…, directeur de l’Odéon. »

Épouvanté, le poète descendit en toute hâte, et rencontra dans l’escalier un de ses amis, chef de bureau au ministère, auquel il raconta ce qu’il venait de voir, le chef de bureau parut très ennuyé de cette révélation. — « Vous venez de surprendre, dit-il à Banville, un secret religieusement gardé sous tous les ministères, qui se sont succédé depuis plus de cent ans.

L’administration a reconnu, dès le principe, que rien ne serait plus gênant pour un directeur, que d’avoir une âme ; aussi, a-t-elle décidé, que dès qu’un directeur serait nommé, il viendrait ici subir la petite opération à laquelle vous avez assisté. L’âme de chaque directeur est soigneusement conservée, pour lui être rendue le jour où il cesse d’être en fonction. »

Cette explication fut un trait de lumière pour Banville. Il comprit l’étrange aventure arrivée à un poète de sa connaissance, dont le meilleur ami avait été nommé directeur de l’Odéon. Avant d’occuper cette haute situation, Oreste vantait partout le talent de Pylade ; il récitait dans tous les salons des passages de la dernière comédie en vers de son ami, et s’indignait qu’elle ne fût pas représentée.

Dès qu’il apprit la nomination d’Oreste, Pylade courut lui porter son œuvre ; mais, ô surprise ! Oreste fut très froid et lui conseilla de la présenter au Théâtre-Cluny. C’est à grand’ peine que Pylade put faire admettre, sous la direction d’Oreste, une petite pièce de vers en l’honneur de Corneille, qui lut dite une seule fois, à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du grand tragique. Quand Oreste cessa d’être recteur, il se reprit d’un b au zèle pour Pylade [sic], et fit de nombreuses démarches auprès de son successeur pour lui faire représenter la comédie qu’il avait refusée.

Nos lecteurs doivent se demander où nous voulons en venir avec cette histoire fantaisiste, et quel rapport elle peut bien avoir avec Namouna, le ballet de M. Lalo, représenté la semaine dernière à l’Opéra. Qu’ils prennent un peu patience, nous allons leur donner l’explication de ce long préambule.

On raconte que, lorsque M. Vaucorbeil était commissaire du gouvernement, il était un des plus chauds admirateurs du Roi d’Ys, opéra en quatre actes de M. Lalo. Dans un rapport qu’il aurait adressé au ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, il concluait à la représentation du Roi d’Ys sur la scène de l’Opéra, dans les termes les plus flatteurs pour le compositeur. On ajoute que lorsque M. Vaucorbeil fut nommé directeur de l’Académie de musique, M. Lalo, plein de confiance, s’empressa de lui apporter son Roi d’Ys ; mais M. Vaucorbeil avait sans doute subi la mystérieuse opération dont parle Banville, et… il proposa à M. Lalo de faire un ballet. Un ballet, pour M. Lalo, c’était à peu près l’équivalent de la pièce de circonstance dont il était question tout à l’heure.

Arrivé à un âge où l’on n’a plus le temps d’attendre, M. Lalo accepta, non sans regret, la proposition de M. Vaucorbeil, et se mit à l’œuvre. Ses habitudes de travail longuement réfléchi lui rendaient fort difficile la tâche qu’il avait entreprise. Jusque-là, M. Lalo avait écrit à loisir des symphonies, des grands opéras ; il n’était nullement préparé à cette besogne hâtive et presque d’improvisation, qui demande des facultés spéciales et un tempérament rompu depuis longtemps aux exigences du métier. S’étant engagé à livrer sa partition à une échéance de quatre mois, M. Lalo travaillait quatorze heures par jour. Un pareil labeur excédait les forces humaines ; aussi le pauvre compositeur fut-il atteint d’une attaque de paralysie qui mit ses jours en danger Son œuvre éliait heureusement terminée, il ne manquait que l’orchestration des derniers morceaux, dont voulut bien se charger M. Gounod, toujours prêt à rendre service à un confrère, et dont le grand cœur égale le grand talent.

Enfin, le jour de la première représentation arriva ; M. Lalo allait-il être récompensé de ses peines ? allait-il recevoir la juste compensation des déboires sans nombre qu’il avait dû éprouver avant de pouvoir débuter au théâtre ? Hélas ! non : la partition de Namouna a été accueillie plus que froidement par les abonnés de l’Opéra, et il est peu probable qu’elle puisse se relever aux représentations suivantes.

Nous avons une trop grande estime du talent de M. Lalo pour lui cacher la vérité et ne pas lui dire notre opinion tout entière. Un artiste de sa valeur doit préférer, aux louanges banales et sans conviction, une appréciation sincère et raisonnée.

Le principal attrait d’un ballet est dans le spectacle. On n’en écoute la musique qu’après avoir admiré les danseuses, les décors, les coutumes. Le plaisir des yeux passe avant celui de l’oreille. La musique de ballet doit donc être rythmée, élégante et facile, ce qui ne veut pas dire que le compositeur d’un ballet ait pour tâche d’être banal et vulgaire. M. Delibes a bien prouvé qu’on pouvait être original et distingué dans ce genre, sans cesser d’être clair et accessible à tous.

M. Lalo est surtout un symphoniste. Ses œuvres sont très intéressantes à étudier au point de vue des recherches et des trouvailles harmoniques et instrumentales. Il excelle à développer un motif ; mais le jet mélodieux lui fait un peu défaut ; l’imagination très réelle du compositeur se complaît plutôt dans la mise en œuvre que dans l’imagination même de l’idée. Un semblable tempérament de musicien le rend absolument impropre à écrire un ballet. Pour réussir un ballet, il faut être jeune, gai, léger de caractère ; il faut aimer le plaisir, les fêtes, la vie facile et mondaine.

« Croyez-vous que je vais vous faire la musique de Giselle ? » disait M. Lalo au maître de ballet de l’Opéra, qui lui recommandait de prendre Adolphe Adam pour modèle. Le mot a été commenté malignement, et on l’a durement reproché à M. Lalo. L’auteur du Roi d’Ys ne pouvait cependant concevoir le ballet au point de vue de l’auteur de Giselle.

Tout partisan que nous sommes des tendances de la nouvelle école française, nous avouons sans peine que, lorsqu’il s’agit d’un ballet, nous préférons le style d’Adolphe Adam à celui de M. Lalo. Le ballet n’a rien à voir avec le drame lyrique, encore moins avec la symphonie. Le « ballet-symphonie » est une expression heureusement trouvée par l’éditeur Heugel au sujet des ballets de M. Delibes ; mais elle est inexacte. De ce que M. Delibes a su donner à ses ballets un intérêt musical plus soutenu que celui auquel ou était habitué dans les œuvres du même genre, il ne faudrait pas en conclure qu’il y a employé les procédés de la symphonie.

Certes, on peut introduire dans le ballet toutes les ressources du l’art moderne ; les modulations piquantes, les harmonies ingénieuses, les combinaisons originales de timbres, n’en sont pas exclues ; mais le développement logique du motif, passant par différents modes et différents tons, appartient exclusivement à la symphonie. La variété du spectacle impose une semblable variété dans la musique. Ce doit être une sorte de kaléidoscope présentant sans cesse de nouveaux dessins, multipliant à l’infini les couleurs.

On a prétendu que la musique de M. Lalo n’avait pas de rythme, qu’il était impossible de danser sur ses motifs. Le reproche est injuste ; mais il faut bien reconnaître que ses phrases, toutes carrées qu’elles sont, manquent de franchise ; qu’elles se répètent à satiété, et que, malgré les changements d’harmonie et instrumentation qui en modifient le caractère, il résulte de ces redites continuelles une impression de monotonies vraiment fatigante.

Il y a du reste, dans Namouna, des insistances particulièrement obsédantes. Au second tableau, M. Lalo a fait intervenir une fanfare sur la scène, qui produit, à notre avis, un effet désastreux. Pour rendre le caractère d’une fête populaire, l’auteur de Namouna a cru devoir confier aux cornets à piston un motif qui nous a paru bien vulgaire. Ajoutez à cela, que ce motif, répété indéfiniment, passe par des modulations qui en rendent l’exécution très dangereuse.

Est-ce à dire que l’œuvre de M. Lalo soit dénuée d’intérêt ? Non certes, et l’on reconnaît en plus d’un passage la main d’un véritable musicien ; mais, dussions-nous être taxé de Béotien, nous ne croyons pas que le talent de M. Lalo le rende propre à écrire un ballet.

Nous donnons ici notre impression générale ; quant à une analyse détaillée de la partition, nous nous sentons aujourd’hui incapable de la faire. Absorbé par le splendide spectacle de Namouna, nous avouons avoir gardé un souvenir un peu confus de la musique. Nous nous rappelons cependant le gracieux motif qui accompagne la sortie de Namouna au premier tableau, la jolie sérénade qui ouvre le second, la poétique introduction du troisième, le ravissant pas des fleurs et le délicieux solo de flûte accompagné par un léger tintement des cymbales, que M. Taffanel a dit dans la perfection.

Il y a sans doute d’autres pages remarquables, dont le souvenir nous échappe, et que nous nous réservons d’apprécier lorsque la partition sera publiée.

Nous n’avons pas parlé du libretto de M. Nuitter. C’est un canevas assez simple, mais dont les éléments offraient de jolies situations au chorégraphe. Le premier tableau se passe dans un casino de Corfou. Deux seigneurs, Ottavio et Adriani jouent aux dés. Ottavio gagne à Adriani tout ce qu’il possède, y compris une jeune et jolie esclave, Namouna, à qui Ottavio offre la liberté et tout ce qu’il a gagné. Adriani vuet se venger et provoquer Ottavio en duel ; mais Namouna interrompt le combat en faisant des ronds de jambes entre les deux adversaires. Namouna conduit Ottavio dans un île de l’Archipel pour racheter ses compagnes qui gémissent dans l’esclavage. Adriani les suit dans leur voyage, amenant avec lui une bande de forbans, qui saisissent Ottavio et vont le poignarder, lorsque Namouna et ses amies viennent amadouer les assassins par leurs œillades provocatrices, et, leur offrant des coupes, finissent par les enivrer. Le procédé manque un peu de nouveauté ; il a été employé il n’y a pas longtemps dans Sylvia.

Profitant de l’ivresse d’Adriani et des forbans, Ottavio et Namouna partent sur une barque. Adriani, se soulevant avec peine, va leur tirer un coup de pistolet ; mais Andrikès, jeune esclave d’Ottavio, frappe d’un coup de poignard dans le dos le traitre qui expire en proférant – par geste – d’horribles menaces à l’adresse des deux amants.

Mlle Rita Sangalli a obtenu un très grand succès personnel. Sans renoncer à ces effets de force, qui étaient le caractère distinctif de son talent à ses débuts à l’Opéra, elle a aujourd’hui une grâce, une élégance qu’elle doit sans doute à l’influence de l’école chorégraphique française. Elle a dansé avec une légèreté exquise et un charme voluptueux les pas de la Bouquetière, de la Roumaine et de la Cigarette.

Mlle Subra, dans le rôle d’Iotis, une des esclaves du second tableau, a infiniment plu par la distinction de ses attitudes et la fermeté de ses pointes.

Très gentille, Mlle Biot, en petit esclave. Elle a mimé avec intelligence le rôle d’Andrikès. La jolie Mlle Invernizzi s’est montrée très gracieuse sous les traits de la courtisane Héléna.

Plus jeune que jamais, M. Mérante est un élégant Ottavio, et M. Pluque est plein de conviction dans le rôle farouche d’Adriani. Citons encore M. Vasquez, dont les bonds vertigineux rappellent ce fameux danseur gascon qui sautait si haut qu’il s’ennuyait en l’air ; Mlles Mercédès, Fatou, Piron, Bernay, Hirsch, Bussy, qui rivalisent de grâce et d’agilité.

Les décors sont admirables. MM. Rubé, Chaperon et Lavastre ont poussé l’art de la décoration jusqu’aux dernières limites de la perfection.

Les costumes dessinés par M. Eugène Lacoste ont du caractère.

Espérons que, comme le directeur de l’Odéon, dont il était question au commencement de cet article, M. Vaucorbeil, lorsqu’il aura cessé de diriger l’Opéra, voudra bien recommander le Roi d’Ys à son successeur.

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date de publication : 22/09/23