Ariane. Un entretien avec M. Massenet
« Ariane »
UN ENTRETIEN AVEC M. MASSENET
Une grande première à l’opéra. – Comment fut conçue « Ariane ». – Le poème de M Catulle Mendès. – Un sujet de choix. – M. Massenet au piano. – Les interprètes et la mise en scène.
On a commencé, à l’Opéra, les répétitions d’ensemble de l’Ariane de MM. Massenet et Catulle Mendès, qui sera la grande nouveauté musicale de l’année. Un véritable enthousiasme règne, à l’Académie nationale, autour de l’œuvre nouvelle et chacun s’y donne de tout cœur, avec la foi et l’ardeur qu’inspirent toujours les productions du maître, à qui la scène française doit Manon et Werther.
J’ai demandé à M. Massenet la faveur d’entendre de sa bouche quelques détails sur son œuvre nouvelle et l’illustre musicien a bien voulu m’accorder un entretien. Dans le vaste cabinet que son éditeur lui réserve en permanence et où, en de longues séances de collaboration fébrile du compositeur et du poète, Ariane prit corps, j’ai trouvé M. Massenet plus jeune, plus vivant, plus vibrant que jamais, et cette conversation, dans laquelle je fus réduit au rôle d’auditeur et aux fonctions d’enregistreur, fut pour moi un délice véritable. Je ne puis malheureusement pas vous faire partager l’impression ressentie. Je me bornerai donc à transcrire, sous la dictée du maître, les renseignements concernant sa pièce.
— « J’ai mis, m’a dit M. Massenet, trois ans et huit mois à écrire ma partition, en travaillant d’arrache-pied, selon mon habitude. Quand je suis à ma campagne d’Egreville, dans le Loiret, je fournis jusqu’à quinze et seize heures de travail par jour. C’est donc vous dire que la partition d’Ariane est très importante — j’entends au point de vue du labeur matériel qu’elle représente.
« Vous connaissez le sujet d’Ariane. Il est classique : Ariane, enlevée par Thésée, qu’elle adore, voit peu à peu sa sœur Phèdre la supplanter dans le cœur du héros et, abandonnée dans l’île de Naxos, se jette dans la mer pour y trouver la mort. Ce sujet, à la fois poétique et philosophique, où pleurent toutes les affres de la passion sincère, déchirée par l’ingratitude humaine, me hantait depuis longtemps. Et il s’est trouvé qu’il séduisait également Catulle Mendès. Comment fûmes-nous amenés à en causer ensemble ? Lequel de nous deux en parla le premier ? Je serais bien embarrassé de vous le dire aujourd’hui. Toujours est-il que nous tombâmes d’accord tout de suite et que nos deux enthousiasmes se poussant l’un l’autre, nous décidâmes d’écrire Ariane pour l’Opéra.
« Catulle Mendès a écrit un poème admirable de clarté, de simplicité et de passion. Il n’a point cherché de complications ni de symboles. Il a traité le sujet classique de la passion et de l’abandon d’Ariane et il l’a traité avec maîtrise : un musicien est heureux de trouver, pour l’inspirer, un pareil collaborateur.
« L’ouvrage a cinq actes. Le premier se déroule devant l’antre du Minotaure. Le second, dans une galère en pleine mer, décor extrêmement curieux et original. Le troisième, au palais de Naxos. Et c’est là que le drame, jusque-là empli seulement par la passion amoureuse d’Ariane et de Thésée, prend toute son ampleur. Il y a là deux scènes qui, au point de vue théâtre, sont de toute beauté : celle où Phèdre, chargée par sa sœur de parler à Thésée pour essayer de le lui ramener, finit par avouer son amour au héros, et la scène admirable dans laquelle Ariane, se voyant trahie par sa sœur, exhale ses douleurs...
... Oh la cruelle ! Oh ! le cruel !
Ils se sont mis à deux pour déchirer mon cœur !
« Le quatrième acte se passe aux enfers, dans le Tartare, séjour des damnés. Le décor exprime «l’infini de la douleur sans espoir ». Proserpine, à qui nous avons conservé son nom grec de Perséphone, règne en ce séjour funèbre, longue, pâle, hiératique, tenant en main le lys noir. Dérobée à la terre, elle la regrette, et sa majesté terrible est compatissante aux malheureux.
« Dans ce sombre royaume, Ariane pénètre. Elle vient rechercher sa sœur Phèdre, frappée par Vénus insultée. Elle a vu Thésée en pleurs et le spectacle de la douleur de l’époux, qu’elle adore malgré tout, lui a été insupportable. Oubliant la trahison de sa sœur, elle vient pour l’emmener, pour la rendre à Thésée.
« — Hélas ! lui répond Perséphone, les âmes du Tartare ne remontent plus vers la lumière...
« Alors, Ariane use d’un stratagème charmant où se révèle une fois de plus la délicieuse imagination poétique de Catulle Mendès : « Je sais, dit-elle à Perséphone, que tu regrettes la terre ; je t’apporte des roses... » Et Perséphone, vaincue, de répondre : « Ah ! je respire la vie ! Fais ce que tu voudras ! » Puis la déesse infernale touche Ariane de ses mains... Elle la croyait une âme comme les autres... Et, au contact de la chair vivante, une émotion extraordinaire s’empare d’elle :
« — Vivante ! s’écrie-t-elle, vivante !...
« Et sa joie s’épanche en des vers d’un lyrisme passionné, déchaînés plutôt que chantés, et sur lesquels je n’ai mis qu’un simple petit accompagnement — le pouls qui bat. »
Et M. Massenet, enthousiaste, s’asseoit au piano et, tandis qu’il plaque son accompagnement symbolique, il déclame d’une voix vibrante les vers de son poète :
... Ô délices !
De pouvoir toucher la peau vive
De ses mains de chair !...
— « Ici, continue-t-il sans quitter son tabouret, se place le ballet, le duel des Grâces et des Furies... Je vais vous le jouer... »
Pendant cinq minutes, je suis sous le charme d’une mystique exquise, prenante et si délicatement nuancée... Le ballet d’Ariane sera un régal pour les dilettanti... Puis, sous les mains du compositeur, l’harmonie se fait large, sombre, tragique...
« C’est, m’explique-t-il, l’acte qui s’achève... Ariane est partie, emmenant Phèdre ; les Grâces, vaincues, se sont enfuies ; les roses disparaissent ; Perséphone reprend son attitude d’idole farouche et mélancolique, longue, pâle, hiératique, avec le lys noir... Cette fin d’acte doit, je crois, produire un grand effet dramatique, et nous y comptons beaucoup.
« Enfin, le cinquième acte est rempli tout entier par les lamentations d’Ariane, abandonnée au bord de la mer et que les sirènes, doucement, tout doucement, entraînent dans la mer, dans l’oubli de tous les chagrins...
« Voilà ce qu’est Ariane. Vous m’avouerez qu’il est difficile de trouver un sujet plus simple à la fois et plus poignant, se prêtant mieux que celui-là au lyrisme d’une partition musicale. Je dois ajouter que nous serons servis par une interprétation vraiment hors de pair. Deux personnages féminins dominent toute la pièce, Ariane et Phèdre. Dans Ariane, Mlle Bréval atteint aux plus hauts sommets du lyrisme ; elle sera de toute beauté au troisième et au cinquième acte. Mlle Grandjean incarnera Phèdre avec son tempérament dramatique et ses remarquables moyens vocaux ; je crois que le quatrième acte lui réserve un grand succès personnel. Mlle Lucy Arbell fera Perséphone et Mlle Demougeot Cypris. Comme interprètes masculins, j’aurai en Muratore un Thésée jeune, terrible et charmant, et le grand Delmas fera un magnifique Pirithoüs.
« Enfin, je dois ajouter que Gailhard monte notre œuvre avec amour, insufflant aux artistes son enthousiasme et sa foi, et trouvant, une fois de plus, l’occasion de déployer dans la mise en scène d’Ariane, son goût archéologique affiné et sûr, et que mon brave Vidal dirige à souhait les répétitions. Tout le monde, enfin, travaille de son mieux, avec toute son activité et toute son ardeur. Nous sommes. Mendès et moi, enchantés, ravis et reconnaissants... »
Ainsi parla M. Massenet, père d’Ariane. Et il ne me reste, en terminant, qu’à souhaiter, à ce dernier né de son génie fécond, la carrière brillante de ses aînés.
Léo Marchès.
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date de publication : 22/09/23