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Revue musicale. Carmen

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REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra-Comique : Carmen, opéra-comique en quatre actes, emprunté à la Nouvelle de Prosper Mérimée, paroles de MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Georges BIzet. MM. Lhérie, Bouhy, Potel, Barnolt, Duvernoy ; Mmes Galli-Marié, Ducasse, Chapuy et Chevalier.

L’auteur de la partition de Carmen est un des rares compositeurs qui aient débuté au théâtre par un grand ouvrage avant d’avoir atteint leur trentième année. C’est un phénomène qu’on ne peut plus voir aujourd’hui ; mais à l’époque où M. Bizet allait frapper à la porte du Théâtre-Lyrique, il y trouvait M. Carvalho, ce directeur audacieux qui avait découvert Gounod, en montant Faust, refusé jusqu’alors à l’Opéra.

M. Carvalho n’hésita pas à confier à M. Bizet le poème d’un opéra en trois actes, Les Pêcheurs de perles, qui révéla le tempérament et les aptitudes d’un véritable compositeur dramatique. Le second ouvrage de M. Bizet, La Jolie Fille de Perth, confirma les espérances qu’avait fait naître son remarquable début, et il se serait certainement maintenu au répertoire du Théâtre-Lyrique, sans la retraite de M. Carvalho.

Appelé plus tard à la direction du Vaudeville, M. Carvalho voulut encore, dans la mesure de ce qui lui était possible, aider à la carrière de son musicien favori, qu’il n’avait pas eu le temps de mener jusqu’à un grand succès d’argent au Théâtre-Lyrique ; il lui donna à illustrer musicalement le drame de L’Arlésienne, de M. Alphonse Daudet.

Soit que cette forme nouvelle de l’union du drame parlé avec la musique ne convienne pas au tempérament du public parisien, soit que la poésie, la grâce et le style de M. Daudet n’aient pas suffisamment racheté le défaut d’intérêt de l’action scénique, L’Arlésienne disparut de l’affiche après quelques représentations. La musique de M. Bizet survécut à cette fin prématurée. Elle était, d’ailleurs, digne d’être recueillie dans nos concerts, et, après avoir été applaudie aux séances de M. Pasdeloup et à celles de M. Colonne, elle vient de recevoir une solonnelle consécration au Conservatoire, où elle a été exécutée, dimanche dernier, avec un succès des plus honorables.

Djamileh, jouée il y a deux ans à l’Opéra-Comique, fut très discutée dans la presse. Les uns critiquaient vivement les tendances du jeune musicien et l’accusaient de wagnérisme ; les autres, au contraire, louaient ses efforts pour élargir le cadre de la musique dramatique et lui donner les développements réservés autrefois à la symphonie. Inutile de dire que nous étions des derniers. Le plus grave défaut de Djamileh, celui qui devait infailliblement rendre impossible son maintien au répertoire, était le manque d’intérêt du livret, sorte de tableau oriental d’une couleur poétique et harmonieuse, mais beaucoup trop vide d’action pour fixer l’attention du public.

En s’adressant à deux auteurs dramatiques, dont les succès ne se comptent plus, M. Georges Bizet a voulu cette fois mettre toutes les chances dans sa partie. De leur côté, MM. Meilhac et Halévy, effrayés de la responsabilité qu’ils assumaient sur eux en donnant un livret à un jeune musicien que la moindre erreur de leur part pouvait entraîner avec eux dans une chute imméritée, n’ont pas osé tirer leur sujet de leur propre fonds, et ont trouvé plus prudent de l’emprunter à une des nouvelles les plus dramatiques de Prosper Mérimée.

Malheureusement, ce qui est dramatique dans le roman ne l’est pas toujours au théâtre. Certains types très curieux à étudier dans le livre sont peu acceptables sur la scène, où ils prennent un caractère de réalité, qui choque les esprits les moins timorés.

Les deux héros du roman de Mérimée, une fille perdue et un soldat déserteur, ne peuvent être impunément transportés sur un théâtre. C’est là l’écueil que, malgré toute leur habileté, MM. Meilhac et Halévy n’ont pas su complètement éviter. Ils ont, il est vrai, senti le danger du sujet qu’ils avaient choisi, puisqu’ils ont introduit dans l’action un personnage de leur invention, Micaëla, dont la touchante figure vient, trop rarement peut-être, trancher avec les caractères antipathiques de Carmen et de Don José. Ce dernier aurait pu au moins être atténué ; il suffisait de lui faire sacrifier son devoir de soldat à un amour irrésistible, sans pour cela accumuler tous les traits qui le rendent odieux.

Pourquoi, lorsque dans son duel au couteau avec le torero, qui le terrasse et lui fait grâce de la vie, l’avoir fait se relever vivement, briser l’arme de son adversaire et se précipiter sur lui pour l’assassiner ? Pourquoi le rendre insensible aux supplications de Micaëla, qui vient lui apprendre que sa mère va mourir de chagrin s’il ne retourne auprès d’elle ?

L’amour de deux êtres aussi odieux était peu fait pour inspirer un musicien poétique comme M. Bizet. Aussi n’a-t-il trouvé des accents vraiment pathétiques que dans le premier duo, alors que le caractère de Don José ne s’est pas encore nettement dessiné.

Il y a, d’ailleurs, un énorme talent dans cette partition. La musique suit les différentes péripéties du drame avec une rare intelligence de la scène, les détails ingénieux d’harmonie et d’instrumentation abondent. Il y a peut-être une trop grande recherche de l’originalité, qui va quelquefois jusqu’à la bizarrerie. Les altérations sont trop fréquentes et déroutent l’oreille la plus familiarisée aux audaces de l’école moderne.

On a, au sujet du nouvel ouvrage de M. Bizet, prononcé le nom de Wagner. Pour notre part, nous ne voyons de rapport entre M. Bizet et le grand maître allemand, que dans l’intention bien arrêtée de traduire musicalement les situations, les caractères et les paroles du drame. Comme Wagner, l’auteur de Carmen assigne un rôle important à l’orchestre, qui commente avec une précision remarquable ce qui se passe sur la scène. Mais peut-on sérieusement reprocher à M. Bizet d’avoir adopté cette théorie, qui est l’essence même de la musique dramatique, et qui longtemps avant Wagner avait été proclamée par Gluck ? C’est, à notre avis, le seul point de contact qui puisse être signalé entre M. Bizet et Wagner. Pour nous, qui connaissons toute l’œuvre de Wagner, nous avouons n’avoir rencontré dans Carmen aucun des procédés, aucune des formules mélodiques, harmoniques ou instrumentales de l’auteur de Lohengrin.

On reproche également à M. Bizet l’absence de mélodie. C’est le dada favori des personnes qui ne comprennent que les mélodies leur rappelant desmotifs connus. M. Bizet évite, en effet, avec soin les réminiscences, les banalités, les terminaisons rebattues ; on sort de la représentation de Carmen sans retenir un de ces refrains d’un rhythme vulgaire qui s’impose à la mémoire du plus ignorant. C’est peut-être un tort à la salle Favart ; mais, à défaut d’un air qui reste dans le souvenir, on emporte une impression durable, ce qui vaut certainement mieux.

Le premier nous a semblé supérieur aux trois autres ; l’habañera, que chante Carmen à son entrée, est un vrai bijou ; la phrase où Micaëla parle à Don José de sa mère est pleine de sentiment ; il y a là comme un vague écho de Schumann, lorsqu’il est clair et mélodieux comme dans ses lieders. N’oublions pas le charmant duo de Carmen et de Don José, d’un caractère tendre et passionné, qui ne se retrouve pas au même degré dans le reste de l’ouvrage.

Le second acte contient également d’excellentes choses : le chœur d’introduction qui accompagne la danse, le duo si scénique pendant lequel passe la retraite. C’est dans cet acte que M. Bizet a fait la part du gros public en écrivant un de ces refrains vulgaires dont nous parlions tout à l’heure. Les couplets sans originalité du toréador ont d’ailleurs été bissés.

Au troisième acte, le chœur des contrebandiers a de la couleur ; le trio de la partie de cartes est bien venu, et nous aimons surtout la phrase sombre de Carmen faisant contraste avec le motif joyeux de ses camarades. Le finale qui termine cet acte est tout à fait remarquable au double point de vue de la scène et de la composition.

Sauf le chœur qui ouvre le quatrième acte, et qui nous a paru un peu incohérent, la conclusion de l’ouvrage est digne de ce qui la précède. Après une marche, dont le premier motif n’a peut-être pas assez de couleur locale, vient le grand duo final dans lequel, avec beaucoup d’habileté et une véritable intelligence du théâtre, M. Bizet a ramené les principaux motifs chantés dans le courant de la pièce par les deux personnages principaux. Ce morceau est vraiment émouvant ; il nous a paru cependant manquer de puissance vers la fin ; la rage de Don José, qui va jusqu’à poignarder celle qu’il aime, ne trouve pas un écho suffisant dans l’orchestre ; la musique n’a pas ici le caractère violent de la situation.

C’est peut-être aussi la faute de l’interprète, chez qui les moyens ne sont pas en rapport avec le rôle que lui ont confié les auteurs. M. Lhérie supplée autant qu’il peut, par la volonté et l’intelligence, à la faiblesse de ses ressources vocales.

On ne reprochera certes pas à Mme Galli-Marié de n’avoir pas suffisamment mis en relief le personnage de Carmen. Elle a peut-être trop complaisamment souligné ce qui ne devait être qu’indiqué. Toujours est-il qu’elle enlève hardiment ses refrains espagnols, qu’elle danse la cachucha et se déhanche avec la désinvolture provoquante d’une vraie manola.

Dans le rôle trop écourté de Micaëla, Mlle Chapuy a montré d’énormes progrès sur ses précédentes créations. Elle a de la sensibilité, du goût, du charme ; la voix est malheureusement un peu faible et ne porte pas beaucoup.

M. Bouhy a chanté le rôle du toréador avec sa belle voix au timbre sympathique et son excellente méthode.

Mlles Ducasse, Chevalier, MM. Potel, Duvernoy et Barnolt remplissent très consciencieusement les petits rôles épisodiques dont ils ont bien voulu se charger.

Les chœurs de l’Opéra-Comique – nous avons eu déjà occasion de le dire – sont tout bonnement exécrables. Il n’y a pas d’exécution possible avec un pareil personnel. Ajoutons toutefois que M. Bizet a le tort d’écrire pour les masses chorales des morceaux beaucoup trop difficiles.

L’orchestre s’est fort bien tiré du rôle important que M. Bizet lui a confié ; les différents soli d’instruments à vents ont été joués d’une façon tout à fait remarquable. Nous n’avons à signaler qu’un accroc dans toute la soirée ; malheureusement il n’a pu passer inaperçu : la grosse caisse qui avait mal compté ses pauses, a frappé un coup formidable une mesure trop tôt, tandis que Mme Galli-Marié chantait. M. Deloffre a foudroyé d’un regard indigné le malheureux musicien, bien excusable sans doute, qui passe la plus grande partie de sa soirée à compter des pauses, et que la plus petite distraction peut entraîner dans des erreurs impossibles à dissimuler.

La mise en scène est très soignée et fait honneur au goût de M. Du Locle. Les costumes de Mme Galli-Marié au second et au troisième actes sont très réussis. Les décors sont fort beaux, celui de la Posada en particulier est charmant. Nous ferons une restriction pour celui du quatrième acte, qui est absolument manqué. Rien n’est plus laid que ces personnages peints sur la toile, qui sont figés dans l’attitude de gens qui agitent leur mouchoir ou leur chapeau pour acclamer le toréador vainqueur.

Pour nous résumer en quelques mots, nous dirons que la musique a obtenu un grand succès. Le libretto a été accueilli avec quelque réserve ; non pas que la pièce ne soit faite avec talent, mais parce que la clientèle ordinaire de l’Opéra-Comique n’est pas encore habituée au spectacle risqué d’une scène aussi scabreuse que celle du second acte dans l’intérieur de la posada. C’est par ce mot espagnol que les auteurs ont désigné le lieu de l’action.

Victorin Joncières

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date de publication : 22/09/23