Lancelot de Joncières
Depuis 1885, M. Victorin Joncières n’avait rien donné à la scène. Son Chevalier Jean, pourtant fort bien accueilli du public et de la presse, ne lui ouvrit les portes d’aucun théâtre et il fallut la vieille amitié d’Eugène Bertrand pour apporter à notre éminent confrère, avec la réception de Lancelot, une consolation au cruel chagrin qu’il ressentit de la mort de sa femme ; c’est à la mémoire de celle-ci qu’il a dédié sa partition.
Peu de compositeurs eurent la vie plus amère que M. Victorin Joncières. Trahi trop souvent par de mauvais poèmes et celui de Lancelot continue la série – il connut des échecs immérités, tel celui de la Reine Berthe dont plusieurs morceaux sont fréquemment exécutés dans les concerts. M. Victorin Joncières eut cependant la primeur de très grandes artistes (Mme Nilsonn, par exemple, dans son premier ouvrage, Sardanapale, et Mlle Calvé dans le Chevalier Jean) dont il commença la renommée sans en profiter jamais. Vulgarisateur convaincu de l’œuvre wagnérienne, au moins dans ses premières manifestations, il eut à souffrir plus tard de critiques l’accusant d’avoir imité, même spolié le compositeur allemand, c’était à la fois faux et inique. Pour comble de malheur, son Lancelot, qui arrive aujourd’hui après de longues années de captivité en portefeuille et quelques rides, tombe précisément au moment où la jeune école française cherchant sa voie, en mépris des sentiers battus, livre de grandes batailles comme celle de Louise et bat en brèche les conventions du passé.
C’est surtout l’opéra de genre que M. Joncières a cultivé, plutôt que le grand opéra. L’action de Lancelot est trop étroite en ses développements pour l’immense scène de notre Académie nationale de musique ; elle eut mieux convenu à un théâtre lyrique de plus modestes proportions, n’était l’appoint considérable que lui ont apporté les magnifiques voix de Mmes Delma et Bosman, de MM. Vaguet et Renaud.
Lancelot est un chevalier de la Table ronde, chacun sait cela, modèle d’honneur et de vaillance qui se laisse prendre aux charmes de la reine Guinèvre. Le roi Arthus ignore tout. Un traître du nom de Markoël que Lancelot n’a pas voulu sacrer chevalier, se chargera de lui apprendre son malheur, la reine sera chassée du palais, elle ira finir ses jours dans un couvent ; quant à Lancelot, traîtreusement blessé par ledit Markoël, nous le retrouverons au second acte au château de Dinan où le comte Alain et sa fille Elaine l’arracheront à la mort. La jeune fille s’éprendra du beau chevalier dont elle ignore le nom, mais celui-ci apprenant que Guinèvre est prisonnière en un cloître veut partir pour la délivrer. Elaine voyant ses espérances d’amour brisées demande qu’on la mène au couvent. Le même asile réunit donc les deux femmes.
Nous revoyons Lancelot accablé de fatigue, assis sur une roche au bord du lac des fées. En rêve, son image lui apparaît quand il était adolescent, que les fées l’instruisaient dans le « gay sçavoir ». Galanterie et Courtoisie le dirigent. Puis le jour se lève, Lancelot s’éveille peu à peu et reprend sa route vers la demeure inconnue où pleure la reine Guinèvre.
Au lever du rideau du quatrième acte, Elaine et Guinèvre se font de mutuelles confidences sans que, cependant, soit prononcé le nom de Lancelot et qu’Elaine se croie en présence de la reine chassée du palais et dont elle sut l’histoire. Mais on vient prévenir Guinèvre que le roi va paraître en sa présence. Vient-il pour la châtier comme il l’a promis ? Non, il veut revoir encore une fois celle qu’il a tant aimée et quand, dans un mouvement de supplication les beaux cheveux de Guinèvre se dénouent inondant ses épaules, le roi Arthus ne peut se défendre d’un élan passionné qu’il réprime aussitôt, car il va partir pour de nouveaux combats dont il ne reviendra pas, dit-il, si sa prière est exaucée.
Au tour de Lancelot, que Guinèvre croyait mort, à paraître. Ah ! […] toi, toi vivant, s’écrie Guinèvre se jetant dans ses bras… mais le souvenir de la clémence royale la fait s’arracher brusquement à l’étreinte de son amant auquel elle signifie sa volonté de ne jamais sortir du couvent.
Elaine, de son côté, a tout entendu. Elle sait maintenant que celui qu’elle sauva de la mort c’est Lancelot, l’amant de la reine, « c’était lui que j’aimais », dit-elle, et la pauvre enfant n’a plus qu’à mourir.
Le dernier tableau fort lugubre en sa concision, nous montre le père d’Elaine, le comte Alain, attendant son enfant. L’esquif est drapé de blanc, sur un lit de fleurs Elaine morte est étendue, Guinèvre se tient à l’une des extrémités.
Ce poème est écrit en vers lamentables, les rimes les plus pauvres et les plus usées fraternisent une dernière fois, espérons-le, car cent fois mieux vaut un livret en prose ou en vers libres, que ces mirlitonnesques hémistiches. Je plains sincèrement le musicien condamné à réchauffer de sa musique semblables platitudes.
Au point de vue musical, le premier acte fait bonne impression à la scène. Les chœurs, marches et autres ingrédients qui le composent sonnent bien. Le duo de Lancelot et Guinèvre renferme une jolie phrase : « Aimez-vous, aimez-vous » que nous retrouverons au quatrième acte, quand Lancelot rappellera le passé à la reine. Il y a quelques gracieux détails dans le duo de Lancelot et d’Elaine, au second acte. Le ballet qui remplit tout le troisième acte ne diffère pas beaucoup de ceux qu’écrivit M. Joncières pour d’autres opéras.
En revanche, le premier tableau du quatrième acte est excellent, et, à ce propos, j’ai remarqué, il y a longtemps déjà, que M. Victorin Joncières réussit toujours mieux la fin de ses ouvrages que le début. Comme preuves à l’appui, je citerai le quatrième acte du Chevalier Jean, et le cinquième de Dimitri.
Les voix splendides de ces deux grands artistes qui ont nom : Delna et Renaud, se déploient à l’aise sur de chaleureuses mélodies. Nous songeons ici au duo d’Elaine et de Guinèvre et surtout à la belle scène du roi apportant le pardon. À noter principalement ce passage sur le rappel d’un mouvement à « trois quatre » du premier acte : « Dans mon palais désert, errant à l’aventure. » Les dernières scènes sont pathétiques, elles font l’honneur au musicien qui les a écrites ; il sera applaudi pour ce dernier acte de tous ceux que le parti pris n’aveugle pas au point de nier le talent qu’il appartienne au passé, au présent ou à l’avenir.
Celui de M. Victorin Joncières retarde un peu, sa musique manque évidemment de nouveauté, encore que certaines mélodies présentées avec plus de roublardises – que l’on me pardonne le mot – pourraient faire sans peine leur tour du monde musical, mais voilà le diable, M. Victorin Joncières est resté de l’école du bon sens, le symbole le touche peu, il demande aux voix ce que l’on en peut équitablement exiger et à l’orchestre d’accompagner le chanteur avec docilité sans l’embroussailler dans les chevaux de leit-motiv, c’est bien de l’audace ou plutôt c’est un manque d’audace qui lui coûtera cher auprès de la critique avancée dont jadis il fit partie lui-même. Faut-il lui rappeler qu’il s’arrêta seulement devant la Tétralogie qu’il traita – je ne crois pas faire erreur – de conte de la Mère l’Oie. En art comme en politique on est toujours le réactionnaire de quelqu’un et je crains bien qu’avec son Lancelot il n’en fasse l’expérience.
Après tout la critique est-elle toujours certaine de répondre aux desiderata du public, je me le demandais l’autre matin, non sans anxiété, en consultant du regard une colonne Morris. L’Opéra annonçait pour la semaine Faust, Aïda et Guillaume Tell ; l’Opéra-Comique proposait à sa clientèle Carmen, Manon et Mignon ; le lyrique de la Renaissance ne rougissait pas d’inscrire sur ses affiches Martha, Si j’étais roi et le Voyage en Chine, que complétait Iphigénie en Tauride.
Combien de ces œuvres auraient aujourd’hui l’agrément de la Critique si elles étaient représentées pour la première fois ? Mais alors si celle-ci a raison, les directeurs des théâtres musicaux sont bien malaisés dans leur choix, reste à savoir s’il ne leur est dicté par un personnage très réel, devenu symbolique en la circonstance, le caissier dont le plus cher désir et d’équilibrer en fin de mois recettes et dépenses.
Il faut bien que le public est loin, bien loin encore de gravir les sommets en croupe avec la critique ; il se trouvera peut-être dans ce public des éléments sympathiques à l’œuvre de M. Joncières, c’est la grâce que je lui souhaite ; et, s’il devait en être autrement, l’auteur de Dimitri et de Lancelot s’en consolerait en songeant qu’en ces dix dernières années, pas un compositeur français, même parmi les plus illustres, ne rencontra le succès sur la scène de l’Opéra. Est-ce au local qu’il faut s’en prendre ? J’inclinerais à le croire, et je douterais du succès de Faust si on l’entendait là pour la première fois. Wagner y a réussi surtout avec Lohengrin et Tannhauser qui, depuis des années, auraient dû être inscrits au répertoire comme les opéras de Meyerbeer.
La direction de l’Opéra a fait brosser pour Lancelot un magnifique décor, celui du Lac des Fées. Elle a donné au compositeur l’élite de sa troupe : son honneur est sauf.
M. Foureau (Dom Blasius)
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/Édouard BLAU Louis GALLET
Permalien
date de publication : 18/09/23