Aller au contenu principal

À l'Opéra. Ariane

Catégorie(s) :
Éditeur / Journal :
Date de publication :

À L’OPÉRA
ARIANE

Bien guidés par le fil d’Ariane, à travers le labyrinthe de leur œuvre, MM. Massenet et Mendès, pareils à Thésée, vainqueur du Minotaure, ont, à une minute décisive, triomphé de la Chimère.

En écrivant la pièce représentée hier à l’Opéra, l’artiste ardent et charmant qu’est M. Catulle Mendès a moins songé au théâtre qu’à la poésie. Sauf en un acte très beau, très humain, très vivant, où M. Massenet, du reste — je le dis sans tarder — a mis le meilleur de lui-même et où les deux fraternels collaborateurs ont rencontré un égal succès, le dramaturge semble s’être obstinément effacé devant le poète. Dans cette féerie violente et tendre d’Ariane, la poésie règne en maîtresse souveraine et despotique, poésie du verbe, poésie de l’idée, poésie du décor. Elle ambitionne de nous conduire vers des régions si lointaines, si difficiles à atteindre que certains pauvres cœurs simples s’en effraient et hésitent à la suivre. Il y a en elle quelque chose d’inaccessible et d’irréalisable qui ne s’accorde pas toujours avec les nécessités de la scène. On l’a bien vu à diverses reprises. Mais est-ce donc une raison de blâme rigoureux ? Je n’ose le penser et vous partagerez probablement mon avis. Au demeurant, ne pénètre pas qui veut, de la sorte, dans la cité fleurie du Rêve…

Au commencement, parmi le bruit du flot calme, passent et ondulent les sirènes tentatrices. Sur la grève, des matelots les regardent, troublés. Pirithoüs prêche le courage belliqueux. Thésée, pour sauver les garçons et les vierges offerts comme tribut au Minotaure ne va-t-il pas combattre l’horrible et subtile bête ? Ariane se lamente dans la crainte d’une telle lutte. Cependant, elle confie à Phèdre qu’elle a donné au jeune héros le fil qui doit le guider dans le labyrinthe et le protéger. Sa sœur s’en indigne et maudit Cypris par qui les plus fières âmes sont amollies. Une clameur, une allégresse. C’est la victoire de Thésée. Ariane se jette au cou du beau dompteur de monstres, lequel, pressé de rentrer à Athènes pour y reprendre ses travaux guerriers, l’emmène immédiatement sur sa galère où montent aussi Phèdre et Pirithoüs. En mer, tandis que les époux glorifient l’orgueilleux enivrement de la possession, un formidable et hurlant orage éclate qui pousse le bateau vers l’île de Naxos. Là, les jours s’écoulent doucement et le vieux compagnon d’armes de Thésée reproche à ce dernier sa paresse. Hélas ! ce n’est plus la reine qu’aime le roi, c’est Phèdre. Pirithoüs l’a deviné, mais Ariane, qui se sent délaissée, ignore la cruelle vérité. Elle sanglote dans les bras de sa sœur chérie et lui demande d’intercéder pour elle auprès de l’indifférent. Phèdre refuse d’abord, car elle aime Thésée, ne veut pas commettre le crime et ne sait encore quels sont les sentiments du roi à son égard. Elle accepte enfin, décidée à faire son devoir, en dépit de tout. Elle plaide la cause d’Ariane et un aveu brûlant lui répond. Elle y résiste longtemps, crie, se débat, jusqu’à ce que, succombant à ses effrénés désirs, elle consente à la complicité de l’adultère et de l’inceste.

Ariane apparaît. Folle de stupeur et de colère, elle tombe sur le sol, comme cataleptique. Quand elle se relève, une plainte la déchire et elle n’a que pitié, que pardon pour l’infidèle et la traîtresse. On lui apprend que Phèdre, désespérée, s’est tuée. Accompagnée de Cypris, elle ira donc la chercher dans les Enfers et lui rendra la vie. Cet acte, je le répète, est extrêmement émouvant et il a produit un effet considérable. Il est mieux que poétique. Un large souffle de douleur et de passion sincères l’anime d’un bout à l’autre. Aux suivants, nous voyons, après le ballet des Grâces et des Furies, Perséphone, impératrice de l’Ombre, échanger Phèdre contre une touffe de roses ensoleillées que lui tend Ariane suppliante, et nous assistons au retour des deux sœurs sur la terre. L’épouse offre à l’époux l’amante ressuscitée par elle. Les coupables, pleins d’étonnement et d’admiration, déclarent ne point vouloir ce sacrifice. Le roi repentant promet une éternité de vertu à la reine sublime. Mais, à peine celle-ci est-elle allée se parer pour l’adorable renouveau, que Phèdre et Thésée s’enlacent éperdument. Une nef est proche. Elle les emporte loin de la pleurante Ariane que les sirènes consolatrices appellent alors et entraînent dans les blanches et berçantes eaux.

La musique de Massenet se lie étroitement à ce livret. Elle en est le commentaire tantôt murmurant, tantôt tumultueux, l’illustration discrète ou ample, pâle ou colorée, selon le cas. Comme lui, elle s’élève au troisième acte et prend une réelle intensité d’accent. Si elle évoque, çà et là, le souvenir de quelques pages antérieures, la méditation de Thaïs, les menuets de Manon et certaines autres mélodies célèbres, elle n’en a pas moins, en cet acte heureux, une tenue remarquable. Expressive et pittoresque, délicate et rude, puis frémissante, râlante, haletante, elle atteint, dans la scène capitale de Thésée et de Phèdre, à une espèce de démence voluptueuse qui a provoqué d’enthousiastes et légitimes applaudissements. J’ajoute qu’elle est interprétée de manière parfaite. Mlle Bréval trouve en Ariane un de ses meilleurs rôles : elle le compose, le nuance, le chante et le joue à merveille. Dans celui de Phèdre, la belle voix généreuse et sûre de Mlle Grandjean sonne magnifiquement et délicieusement : elle escalade sans broncher de terribles cimes et prête un charme exquis à de caressantes strophes que le public a acclamées. M. Muratore possède les notes séduisantes et éclatantes qui justifient la fortune amoureuse de Thésée et M. Delmas profère magistralement les gronderies de Pirithoüs, si indulgentes au fond. Mlle Lucy Arbell a le grave et blafard contralto qui convient aux funèbres déplorations de Perséphone et Mlle Demougeot est une opulente Cypris. Mlles Zambelli et Sandrini figurent joliment les principaux personnages du ballet ; M. Paul Vidal dirige l’orchestre avec une souple autorité. La décoration est somptueuse. Si le vaisseau qui porte les destinées d’Ariane navigue sans plus d’inquiétante agitation que celui dont l’Opéra nous donne l’imposant spectacle, il abordera vite l’île de joie durable et de long triomphe.

Alfred Bruneau.

Personnes en lien

Compositeur, Journaliste

Alfred BRUNEAU

(1857 - 1934)

Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

Œuvres en lien

Ariane

Jules MASSENET

/

Catulle MENDÈS

Permalien

https://www.bruzanemediabase.com/node/18537

date de publication : 05/10/23